La mission dévolue au TPIR à travers son statut
est de «poursuivre et de juger toutes les personnes
présumées responsables des crimes contre l'humanité et
autres violations du droit international humanitaire commis au Rwanda entre le
1er janvier et le 31 décembre 1994 ». L'article du
statut est suffisamment clair sur les personnes justiciables devant le
Tribunal. Aucun groupe ethnique n'est personnellement visé, et ceci est
rappelé dans la lettre du 1er octobre 1994, adressée
par le secrétaire général de l'ONU au Conseil de
Sécurité en s'appuyant sur les conclusions du Rapporteur
Spécial de la Commission des Droits de l'homme pour le Rwanda. Il est
explicitement indiqué que les personnes appartenant «à l'une
ou l'autre partie» du conflit armé ont perpétré des
crimes contre l'humanité.50De même que dans le rapport
du Secrétaire général de l'ONU servant de base à la
création du TPIR, il est précisé que l'institution aura
pour mission de juger avec impartialité et objectivité les
responsables des crimes commis par «les deux côtés en conflit
». En effet, de nombreux rapports accusent l'armée patriotique
Rwandaise (APR) de crimes de guerre, de crimes contre la paix et
l'humanité lors des évènements de 1994 au
Rwanda.51 Ainsi il était logique de s'attendre à ce
que le TPIR traduise en justice tous les présumés responsables
d'actes de génocide, de crimes contre l'humanité et des crimes de
guerre perpétrés par les deux parties en conflit au Rwanda,
durant la période couverte par la mandat du TPIR.
M ais alors, pourquoi pour certains le TPIR apparaît
comme un tribunal au service du régime du FPR installé au pouvoir
par la force des armes en 1994? S'agit -il là de remarques acerbes sans
fondement objectif, nourries de frustration à l'encontre de
5 0 Rapport préliminaire S/1994/1125 et S/1994/1405,
Commission Impartiale des Experts des Nations Unies sur le génocide
Rwandais de 1994; Boutros Boutros--Ghali et al., The United Nations and Rwanda,
1933--1996, New--york, July 1996
5 1 Rapports Human Right Watch, Amnesty international, le centre
International des Droits de la personne et du Développement
démocratique.
cette institution internationale, ou d'une
réalité bien connue? Pour tenter d'y apporter un
éclaircissement, il suffit de regarder les jugements rendus par le TPIR
lui--même, et de constater que chaque procureur du TPIR depuis sa
création, s'est contenté uniquement de poursuivre une seule
partie au conflit, à savoir les Hutus. Ainsi à première
vue, on peut penser qu'il n'y a eu des violations du droit international
humanitaire avérées que par les Hutus à l'encontre des
Tutsis. Malheureusement c'est occulter une partie de l'histoire, qui a toute
son importance, dans cette oeuvre de réconciliation des peuples.
En effet, il résulte de l'étude de l'ensemble
de l'action du TPIR, qu'aucun acte d'accusation n'a été
dressé à l'encontre de certains membres du FPR, et pourtant des
enquêtes, des rapports d'experts ont mis à jour depuis 16 ans,
l'existence de violations graves du FPR à l'encontre de Hutus lors des
événements de 1994. Il ne s'agit pas ici de tomber dans le
piège d'une discussion délicate concernant l'existence ou non
«d'un double génocide », mais de s'arrêter à des
faits concrets qui sans forcément atteindre la qualification de
génocide, constituent juridiquement des violations graves du droit
international humanitaire, tombant sous la compétence du mandat du TPIR.
Autrement dit la mission du TPIR se doit de se maintenir au service d'une
volonté non pas «de banalis er ou de neutraliser un crime par un
autre, mais d'affirmer une exigence de justice ». 52
Le FPR tuera des milliers de civils pendant les combats et
leur progression à travers la plupart des régions du Rwanda, mais
également durant l'établissement de leur contrôle sur
l'ensemble du pays. Au cours des affrontements, des personnes qui ne
participaient pas aux combats furent tuées ou blessées par le FPR
ou par les forces gouvernementales rwandaises, dans des attaques à
l'arme lourde ou lors d'échanges de tirs légers.
53Ainsi de nombreux civils furent tués par balles dans la
capitale, ainsi qu'à Byumbe et à Gitarama.54Bien
entendu, s'intéresser à l'existence de possibles exactions de la
part du FPR est une tâche ardue s'agissant d'un contexte de guerre civile
et de
5 2 « Cette interprétation de double
génocide n'est pas issue d'une volonté de banaliser ou de
neutraliser un crime par un autre, mais d'affirmer une exigence de justice
», Romy Brauman.
5 3 Filip Reyntjens et Serge Desouter, Rwanda. Les
violations des droits de l'homme par le FPR/APR. Plaidoyer pour une
enquête approfondie, Working papers Anvers, 1995.
5 4 Lettre de Joseph Matata au procureur général de
la Cour Pénal International, Bruxelles, 23 Février 2009.
conflit armé interne. Ce contexte permettait aux
dirigeants du FPR de déclarer que les miliciens seraient traités
comme des combattants, position conforme aux conventions internationales.
D'où les propos du commandant Wilson Rutayisire, porte--parole du FPR :
« Nous tuons les Interhamwes que nous rencontrons et nous allons
continuer à le faire ». Ce comportement sera d'ailleurs
cautionné par Paul Kagame en mai 1994: « les m iliciens
armés sur la ligne de front sont une cible légitime
».
Dans un certain nombre d'endroits, les soldats du FPR n'ont
pas pris la peine de faire la distinction entre les miliciens armés
potentiellement dangereux et les civils. Alison Des Forges s'attache à
relever cette violation du jus in bello, dans le chapitre 17 de son livre
«Aucun témoin ne doit survivre ». 55Ainsi, il est
indiqué:
· à Rutongo, au nord de Kigali, des soldats du FPR
auraient fait le tour des maisons pour assassiner des habitants qui
n'étaient pas armés.
· À Murambi dans la préfecture de Byumba, ils
tuèrent 78 personnes, dont 46 enfants entre le 13 et le 15 avril
1994.
· Lors de la prise par le FPR du complexe de
l'église de Kabgayi, où des milliers de Tutsi étaient
rassemblés dans des camps, des soldats du FPR tuèrent des civils
hutus et abandonnèrent certains des corps, les bras attachés,
dans les bois attenants à l'église.
L'ens emble des constatations du travail d'Alison Des Forges
repose sur des témoignages, des rapports d'Human Rights Watch/ FIDH. Ils
méritent d'être étudiés et mis en confrontation au
sein du TPIR, avec la même considération que celle accordée
aux témoignages et rapports faisant état du génocide des
Tutsis et de violations graves perpétrées à l'encontre de
la population tutsi.
En effet, il s'agit bien de violations au sens entendu par
l'article 5à/51 des conventions de Genève. De même, une
annexe à la lettre du 1er octobre 1994 de l'ancien
Secrétaire général de l'ONU, Boutros B. Ghali,
adressée au conseil de sécurité, détaille les faits
reprochés aux Hutus, mais également les paragraphes 79 à
83 détaillent les faits reprochés au FPR. Pareillement le rapport
de Robert Gersony, expert de nationalité
5 5 Des Forges Alison, pour Human Rights Watch,
Fédération Internationale des ligues des droits de
l'Homme,Aucun témoin ne doit survivre, Op.cit., p 817--840
américaine mandaté par le Haut Commissariat des
Nations Unies pour les Réfugiés, estime que le FPR avait
tué 25 000 à 45 000 personnes. D'autres rapports d'Amnesty
International sur les crimes contre l'humanité commis par l'APR en
avril--juillet 199456confirment ces diverses données.
C es exactions dans leur ensemble constituent
indéniablement des massacres systématiques et
généralisés perpétrés par l'APR
57. Ils peuvent être connus facilement du parquet du TPIR,
puisque les actes retenus dans la courte énumération ci--dessus
rentrent dans son mandat. C'est pourquoi la réflexion de Charles
Nderyehe est juste : « L'égalité devant la loi, soit
qu'elle protège, soit qu'elle punisse, est le fondement même d'une
saine justice. Or force est de constater malheureusement que ce principe
essentiel a été superbement ignoré par le TPIR
».58 Cette impasse ne peut contribuer à faire
éclore la vérité sur le drame rwandais ni à
favoriser une base de réconciliation entre les Rwandais.
Alors que le Tribunal Pénal International pour
l'ex--Yougoslavie (TPIY) essaie de juger les deux parties au conflit, le TPIR
assure l'impunité aux membres du régime FPR malgré les
crimes avérés dont ils se sont rendus coupables depuis 1990 sur
le territoire rwandais. Ce constat illustre une différence d'approche
entre les deux Tribunaux Pénaux Internationaux face aux
événements pour lesquels ils sont mandatés.
La réalité d'une justice à deux vitesses
est révélée par une action du TPIR souvent divergente par
rapport à l'action et aux jugements du TPY. Or ce sont deux institutions
également créées pour promouvoir et harmoniser le droit
international pénal. Il est donc attendu qu'il y est une similitude dans
les lignes directrices. Or l'inégalité d'action apparaît au
vu du taux de condamnations à l'emprisonnement à vie, beaucoup
plus
5 6 Amnesty International, Rwanda, Reports of Killings and
abductions, by the Rwandese patriotic Army, April -August 1994, octobre
1994.
5 7 L'Armée Patriotique Rwandaise (APR): faction
armée et clandestine du Front patriotique Rwandais (FPR) de juillet 1994
à juin 2002. Depuis juin 2002 ce sont les Forces rwandaises de
défense (FRD).
5 8 Les raisons objectives de la faillite du TPIR dans la
réconciliation des Rwandais », Conférence
internationale sur le TPIR, la Haye du 14 au 15 Novembre 2009.
élevé au TPIR qu'au TPY.59
L'emprisonnement à vie semble être la règle au TPIR alors
qu'elle demeure l'exception au sein du TPIY. Une étude comparative
menée par les détenus du TPIR appuie ce constat.60
Les modifications régulières et intempestives
d'actes d'accusations incomplets, violent l'article 47 (c) du règlement
de procédure et de preuve,61 et conduit de ce fait à
des retards excessifs dans la conduite des procès contrariant ainsi
l'effectivité de l'article 20 4.(c) du statut du TPIR62. Or
devant le TPIY les actes d'accusation sont généralement conformes
à l'article 47 (c), et les retards excessifs dans les jugements y sont
pratiquement rares. En effet devant le TPIY, sur 60 cas examinés, 4
accusés seulement ont attendu plus de 5 ans avant d'être
jugés. En revanche devant le TPIR, sur 25 cas examinés, 12
accusés ont attendu plus de 5 ans.63
D e même alors que le principe du double degré
de juridiction semble prendre corps et sens au sein du TPIY, il n'en est pas de
même au sein du TPIR. Contrairement au TPIY, la chambre d'appel du TPIR
ne fait que confirmer les jugements rendus par les Chambres de première
instance. Les rares cas de modifications par la Chambre d'Appel des peines
infligées par les Chambres de première instance du TPIR se sont
toujours faits en défaveur des accusés.64 Par contre
au TPIY, la Chambre d'Appel a souvent modifié les peines en faveur des
accusés jusqu'à prononcer des acquittements contre des personnes
condamnées en première instance. La liberté
d'appréciation des juges semble être plus aisée au sein du
TPIY.
Enfin sur le plan de la libération anticipée,
des condamnés du TPIY ont bénéficié de cette mesure
alors qu'au TPIR cela n'est jamais arrivé. Un exemple peut être
cité : une
5 9 Sur 22 sentences prononcées au TPIR jusqu'en 2005,
12 sont des emprisonnements à vie(soit 54, 5 % des cas), tandis que sur
58 sentences prononcées jusqu'en 2005 au TPIY, 1 peine d'emprisonnement
à vie (soit 1, 7% )
6 0 «Mémorandum, une justice international
discriminatoire et à deux vitesses », Les Détenus du
Tribunal Pénal International pour le Rwanda, 31 octobre 2005.
6 1 Annexe 4, Règlement de Procédure et de
Preuve.
6 2 Annexe 3, Statut du Tribunal Pénal International pour
le Rwanda.
6 3 «Mémorandum, une justice international
discriminatoire et à deux vitesses », Les D étenus du
Tribunal Pénal International pour le Rwanda, 31 octobre 2005.
64 N°ICTR--97--20--A, Le procureur contre Laurent
Semanza, 20 mai 2005 : peine porté de 25 ans à 35 ans; et
N°ICTR--98--44A--T, le procureur contre Juvénal Kajelijeli, 1
Décembre 2003
requête introduite par le pasteur Elizaphan
Ntakirutimana, condamné à 10 ans d'emprisonnement ,alors
âgé de 80 ans et ayant effectué 9 ans en prison. Aucune
suite favorable n'a été donnée. Sur quels fondements
juridiques peut--on expliquer cette différenciation d'action entre le
TPIR et le TPIY? Il n'y en a aucune de tenable. Cette discrimination entre
détenus du TPIY et du TPIR est encore plus frappante quand on sait que
les rares personnes acquittées par le TPIR sont maintenues en prison
bien des anné es après leur acquittement, comme ce fut le cas
pour André NTAGERURA, et Emmanuel BAGAMBIKI. 65
En mettant en place ces deux tribunaux ad hoc dotés
d'instruments juridiques quasi identiques et d'une Chambre d'Appel unique, le
législateur avait entre autres l'intenti on d'assurer l'harmonisation et
l'équilibre entre les deux tribunaux et de promouvoir le droit
international. Or dans ce contexte de fin de mandat du TPIR, le constat est
amer. La pleine réalisation de sa mission de juger les
présumés responsables du génocide et des violations graves
du droit international humanitaire est en demi teinte, devant son refus de
poursuivre les membres du FPR ayant commis des exactions à l'encontre de
la population Hutu. De plus la discrimination existante entre le traitement des
accusés du TPIR et du TPIY, quand bien même ce sont deux instances
judiciaires créées par une résolution du Conseil de
Sécurité de l'ONU et ayant la même mission, renforce cette
méfiance envers l'institution du TPIR. Comment le TPIR peut--il
véhiculer un message de réconciliation des peuples au travers de
son action, si l'essence même de sa création est bafouée,
à savoir l'égalité. Cependant, le Tribunal Pénal
International pour le Rwanda est une institution judiciaire devant rendre
justice avant tout. L'étude de cette institution fait rapidement
comprendre que malgré une volonté de rendre une justice juste et
équitable de par les membres qui la composent, cette tâche
s'avère d'une extrême complexité dès lors que des
intérêts politiques viennent peser dangereusement sur la balance,
symbole de justice.
6 5 N° ICTR--99--46--T, Le procureur contre André
NTAGERURA, Emmanuel BAGAMBIKI, et Samuel IMANISHIMWE, 25 Février 2004