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La problématique de la rénovation des sciences sociales africaines;lecture et reprise de la théorie searlienne de la construction de la réalité sociale

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par Barnabé Milala Lungala Katshiela
Université de Kinshasa et université catholique de Louvain - Thèse de doctorat 2009
  

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3.7.2. La théorie de la réalité sociale et le social chez John Searle 

John Searle pense qu'en cas de précarité sociale la « situation s'améliorera s'il existe un système de droits faisant l'objet d'une reconnaissance collective, de responsabilités, de devoirs, d'obligations, et de pouvoirs qui viennent s'ajouter à la cohabitation et à la possession physique brute- et qui soit en définitive susceptible de se substituer à elles ».616(*) Autrement, il faut un système des valeurs faisant l'objet de reconnaissance collective qui appelle des vertus et des moyens moraux de responsabilité, de devoirs et d'obligations pour les réaliser.

Le changement social est donc chez Searle une affaire de la reconnaissance collective des droits, de cohabitation et de possession physique brute. Or, ces conditions sont loin d'être acceptées, que « les dispositifs logiquement plus primitifs (évoluent) jusqu'à devenir des structures institutionnelles dotées de fonctions -statuts collectivement reconnues ».617(*)

3.8. Conclusion partielle

L'oeuvre constructiviste de John Searle est particulière par l'approche analytique et son retour critique sur une approche plutôt `mentaliste'. Ce retour mentaliste lui donne l'occasion de trouver des points d'encrages avec le causalisme et l'essentialisme d'Emile Durkheim en tant que fondateur des sciences sociales. A partir de ce moment, il renouvelle dans la mouvance constructiviste, en vogue, le débat sur la « réalité sociale », objet premier des sciences sociales au moyen d'une question pérenne en philosophie, celle de l'Etre et du Devenir. Il découvre par la voie analytique le concept de back- ground pour dépasser l'intentionnalité qu'il restaure dans sa critique à l'approche structuro-fonctionnaliste. Il situe la discussion sur plusieurs plans : naturaliste, analytique, intentionnalite, logique, causaliste, etc. Bref, il procède non de façon oratoire, mais reconstructiviment, en considérant les acquis de l'Histoire des sciences sociales. Une oeuvre aussi grandiose ne manque pas de faiblesses ; c'est ce que nous allons tenter de dénicher dans le chapitre qui suit.

Chapitre  IV:

Portée, limites et dépassement de l'oeuvre constructiviste de John Searle au moyen du concept de Kheper

4.0. Sommaire du chapitre

Le chapitre III a essayé de présenter l'oeuvre constructiviste de John Searle. Dans le présent chapitre, nous tenterons d'étudier en profondeur les arguments de John Searle afin non seulement de décrypter ses mérites mais, aussi, de surprendre ses faiblesses en même temps qu'il nous sert de tremplin pour son propre dépassement. Nous allons ensuite tenter un dépassement du constructivisme searlien par la clarification qu'apporte la notion de kheper. A Ce niveau la réflexion a deux grandes parties : dans la première nous entreprenons de situer le constructivisme searlien dans le paradigme onto-théologique au moyen du concept de kheper issu de traditions africaines. Ce concept est justement reconstruit dans l'approche structuro-fonctionnaliste, d'une part, et d'autre part, dans l'approche pragmatique et cognitiviste de John Searle. Dans la deuxième partie, nous initions dans le contexte de l'Afrique une auto- critique de l'ordre institutionnel de la doctrine de Kheper. Ce chapitre IV se veut ici résolument dialectique entre la théorie et la pratique. Sur le plan pratique et institutionnel, il s'agit de parer au mépris que représentent les vues ethnologiques de John Searle d'une science sociale qui s'élabore dans les arcanes de visées de domination qui continue par ailleurs, pour la restauration de la justice et des normes communes de vie. Ces analyses supposent donc une indispensable auto - critique nécessaire et la stigmatisation des limites institutionnelles de l'Afrique traditionnelle et moderne.

Nous voulons donc tant soit peu contribuer à l'effort de saisie plus critique et davantage constructive de la « réalité sociale » qui débouchera sans doute à l'exigence de la justice, d'auto -critique et des normes de rationalité pour éviter son effondrement que nous vivons aujourd'hui.

Dans la première partie, l'étude tente de montrer que le concept de Kheper (la loi de la transformation du Devenir) donne des variantes tels l'apeiron d'Anaximandre ou le Devenir infini, et l'hylémorphisme de Stagirite, et bien d'autres. Ce kheper pourrait aider à remettre à l'endroit spécialement l'approche fonctionnaliste d'Emile Durkheim et le structuralisme de Claude Lévi-Strauss. Car le concept de Kheper peut être aussi pensé pour construire un ordre institutionnel à la hauteur de la complexité des sociétés contemporaines. Disons que les institutions sociales mondiales actuelles, mutatis mutandis, se trouvent dans l'urgence de se redéfinir face au processus complexe que nous appelons la mondialisation. A ce propos, les questions de la philosophie du droit occupent dans notre analyse une place centrale.

Nous commençons par établir un modèle de tradition africaine qui donne tout son sens aux présupposés de la théorie des actes de langage et des attitudes propositionnelles chez Searle. Par la suite, nous introduisons les notions de faillite institutionnelle telle qu'elle est vécue en Afrique et dans le monde ,dans une discussion depuis le principe de l'émergence de la modernité économique et juridique jusqu'au phénomène de la mondialisation. Ceci nous donne l'étendue d'un essai de dépassement de notre monde commun. Ainsi cette discussion culmine-t-elle dans la recherche commune de la justice et de l'égalité.

Cependant, pour rester cohérent avec nous -mêmes, la philosophie du droit ici est présentée d'un point de vue à dominance historique qui suppose la philosophie du droit de l'Afrique antique, en tant qu'elle croise le point de vue à dominance conceptuelle.

Notre objectif de recherche est justement celui de tenter de voir clair en disposant des repères et des points de départs d'une discussion fort tentaculaire qui doit être bien plus ratissée, c'est-à-dire, dans le cas d'espèces de resituer dès le point de départ dans la question de  la construction de la réalité sociale  en philosophie.

4.1. La portée de l'oeuvre constructiviste de John Searle

4.1.1. Apports positifs

La pensée de John Searle est fondamentale, et de grande portée théorique en sciences sociales et humaines. En fait, la reconstruction théorique de Searle s'efforce de traverser plusieurs tendances, théories, courants et écoles, (évolutionniste, fonctionnaliste, structuraliste, cognitiviste, philosophico- analytique, logique, etc.), rejoignant certains et s'opposant de plusieurs côtés à d'autres courants tels que le  structuro- fonctionnalisme d'Emile Durkheim, le structuralisme de Claude Lévi-Strauss, le behaviorisme de Willard Van Orman Quine, etc. A propos, pour Fabrice Clément et Laurence Kaufmann, « Searle (...) se rapproche d'une perspective fonctionnaliste ».618(*)

John Searle que nous avons pris comme réflecteur rejoint la mouvance actuelle en épistémologie des sciences sociales, d'autant plus que, la connaissance de l'environnement social a été diversement thématisé au cours de l'histoire des disciplines. Elle a oscillé entre trois statuts :

- Celui de l'obstacle épistémologique : ce que nous croyons savoir du social n'est qu'un ensemble des préjugés ou des « prénotions » ;

- Celui de l'objet d'étude : ce que les individus pensent de leur monde, à une époque donnée, dans une culture donnée, doit être étudié avec autant de minutie que les diverses traces objectives disponibles ;

- Celui du fondement : la connaissance « ordinaire » est ce sur quoi s'enracine toute possibilité de compréhension du social. C'est cette dernière voie qui aujourd'hui semble bien l'emporter. 619(*)

Le programme de John Searle endosse l'unité des sciences comme « hypothèse de travail » : les sciences sociales se situent au sommet d'un édifice dont la base est la physique et les étages immédiatement inférieurs, la psychologie et la biologie. Ces différents programmes dits de « naturalisation » des sciences humaines et sociales adoptent implicitement ou explicitement l'unité des sciences comme « hypothèse de travail ».620(*) Une telle démarche exige de déterminer les relations entre les philosophies et les sciences sociales et humaines.

Quelle utilité pour ces efforts d'intégration épistémologique ? Tous ces efforts apparaissent à la suite du constructivisme social comme une remise à plat pour comprendre en profondeur la réalité sociale qui se dérobe à nos grilles de lecture traditionnelles. Notre lecture de Searle tente de mettre ce programme en exergue.

Le projet de John Searle est en effet programmatique, il comprend « les multiples dimensions de la réalité psychologique et sociale sans imposer une rupture, aussi bien horizontale - entre l'arrière-plan pré-intentionnel (les règles ou l'arrière-plan) et les états intentionnels -que verticales- entre les individus et les structures collectives. »621(*) Connexionnisme oblige, le programme est similaire à la grammaire élaborée par les sociologues qui décrit la manière dont les individus parviennent à gérer leur insertion dans le social.

En effet, John Searle a ceci d'intéressant qu'il combine la révolution linguistique et pragmatique en philosophie et le cognitivisme. Pour nous, tel que Searle présente le cognitivisme, il poursuit la critique du mentalisme et donc n'incarne peut être pas une révolution à proprement parler. La pragmatique de l'esprit est justement la théorie qui illustre l'effort de John Searle de transformer le statut des états Intentionnels pour les rendre conformes à celui des actes du langage. Cette transformation devait s'avérer importante pour les sciences sociales.

L'ambition de John Searle est bien plus grande ; il écrit en effet : « comme ces questions touchent, pourrait-on penser, à des problèmes de fondements pour les sciences sociales, on pourrait supposer qu'elles ont déjà été abordées et résolues par ces diverses sciences, et en particulier par les grands fondateurs des sciences sociales du XIX e siècle et du début du XXe siècle. Je ne suis certes pas expert en la matière, mais pour autant que je puisse en juger les questions que j'aborde dans ce livre n'ont pas reçu de réponse satisfaisante dans les sciences sociales. Nous devons beaucoup aux grands philosophes -sociologues des XIX e siècle et XXe siècle - songeons notamment à Weber, Simmel et Durkheim-, mais d'après l'impression que je retire de ma fréquentation de leurs travaux, ils n'étaient pas, me semble-t-il, en position de répondre aux questions qui me préoccupent, parce qu'ils ne disposaient pas pour cela des instruments nécessaires. En d'autres termes, et pour des raisons qui ne leur sont pas imputables, il leur manquait une théorie adéquate des actes de langage, des performatifs, de l'intentionnalité, de l'intentionnalité collective, du comportement régi par des règles, etc. ».622(*)

Searle maintient la structure des questions de nature englobante : « la théorie des actes de langage se présente en partie, dit-il, comme une tentative de réponse à la question suivante : comment passons-nous, dit-il, de la physique des énonciations à des actes de langage doués de signification, effectués par des sujets parlant et écrivant ? ».623(*)

Nous pouvons dire, à propos de la méthode que John Searle opère une double reconstruction, celle qui est historique, entendue comme une étape méthodologique qui « replace » des concepts ou une thèse ou encore leur restitution dans des traditions philosophiques ou scientifiques antérieures pour voir en quoi ils innovent. Nous pouvons dans le cas d'espèce parler des concepts ou des théories des actes de langage, de l'Intentionnalité, de l'Intentionnalité collective, des comportements réglés par des normes, de background, etc., dans la tradition scientifique des philosophes -sociologues fondateurs des sciences sociales tels que Emile Durkheim, Max Weber ou George Simmel. Ainsi, nous sommes- nous appesantis sur le fonctionnalisme d'Emile Durkheim et le structuralisme de Claude Lévi-Strauss, etc.

Nous pouvons voir comment Searle intègre le point de vue internaliste dans sa philosophie. John Searle n'hésite pas à revenir à la « philosophie de la conscience » longtemps transformée par sa révolution pragmatique dans la philosophie du langage. Toutefois, nous pouvons percevoir le fait avéré que ce n'est pas un courant homogène, il n'est pas un programme de recherche univoque.  Cette reconstruction se voulait analytique - au sens de la philosophie du langage dans sa phase pragmatique- et cognitive. C'est l'arrière-plan théorique. La construction de la réalité sociale analytique se démarque de la construction de la réalité sociale non analytique. Les deux approches partagent cependant, un point de départ commun : les sciences sociales et humaines réagissent aujourd'hui dans une mouvance théorique entendue comme remise à plat des théories sociales traditionnelles face à la profondeur de la réalité sociale souvent tronquée, toujours changeante et dynamique : la crise récurrente des gestions publiques, les mutations sociales et culturelles, etc.

Ainsi, sous le label de « constructivisme social » cette mouvance scientifico- philosophique renvoie ultimement au besoin de révisitation des grilles d'analyse et de lecture de la réalité sociale forgées en sciences sociales. Cette reconstruction englobe l'élaboration d'une ontologie sociale entendue comme une nouvelle réflexion sur le sens des concepts fondamentaux en sciences sociales et humaines et la relation qu'ils entretiennent entre eux et une construction d'un noyau conceptuel servant de fondement théorique général.

Un tel programme épistémologique tente de décongestionner l'affrontement des grands paradigmes à visée totalisante, la profusion des hybrides théoriques et l'hermétisme des écoles rivales, en remettant en cause les sciences sociales et humaines qui, faute d'un minimum de consensus conceptuel, multiplient les terminologies et les niveaux de description. L'abondance conceptuelle va à l'encontre du principe analytique de parcimonie, le fameux « rasoir d'Occam » selon lequel il ne faut pas élaborer inutilement de nouveaux concepts pour expliquer des phénomènes si ceux -ci peuvent être ramenés à des entités dont l'existence est avérée. Une telle « économie » conceptuelle a l'avantage de permettre le rapprochement de phénomènes apparemment incommensurables au sein d'une même armature logique et de discriminer précisément les entités qui sont susceptibles d'avoir une portée explicative.

4.1.2. Les difficultés d'analyse de John Searle

4.1.2.A. Flottement des concepts centraux

En épistémologie des sciences sociales et dans les disciplines qui se préoccupent sérieusement de savoir ce qu'est la réalité sociale, le phénomène social, le fait social, les objets sociaux, et autres concepts semblables, il n'existe pas d'unanimité, mais plutôt des points de focalisation différents. Nous retrouvons dans la théorisation de John Searle plusieurs focalisations :

- Les faits institutionnels tels que les normes (ce qui est prescrit, permis, recommandé, etc.), l'argent, la propriété, et autres phénomènes collectifs du genre ou la valeur qui leur sont liée (impartialité, fidélité, honneur, etc.).

- Les faits structurels (le pouvoir et sa distribution, le pouvoir et son prestige, le statut économique ou légal, etc.).

- Les fonctions d'activités sociales et les impératifs fonctionnels des groupes ou des sociétés (c'est-à-dire ce qui est nécessaire au maintien ou à la survie des groupes ou des sociétés).

- Les actions individuelles et collectives en tant qu'elles sont orientées significativement vers autrui.

- Le rôle des croyances collectives et individuelles.

- Les phénomènes collectifs en tant qu'ils sont les effets voulus ou non voulus d'actions intentionnelles individuelles.

John Searle laisse de côté d'autres phénomènes tels que les données agrégés, par exemple, le taux de chômage, de suicide, les changements de structure familiale ou de pratiques religieuses, la socialisation, etc., utiles dans la compréhension et la résolution des problèmes sociaux.

A propos, la reconstruction de John Searle au sujet de la définition des concepts de la réalité sociale, de phénomène social, de fait social, des objets sociaux, et autres concepts ,est de nature globalement conceptuelle ou synchronique : « la philosophie des sciences « analytique »issue de la philosophie du langage est, dans ses tendances dominantes, conceptuelle plutôt qu'historique ».624(*)

Pris positivement :

1/ Ces travaux « se livrent par la discussion rationnelle et la synthèse(...), à un effort d'intégration souvent décisif, rendant possible une vision simultanément globale et analytique de la réalité sociale. Ils sélectionnent et articulent les niveaux pertinents et construisent un indispensable « tableau d'ensemble »,

2/ ils proposent (...) des révisions conceptuelles, des ajustements théoriques, des formes d'articulations des programmes participant de l'indispensable travail d'autoréflexion des disciplines sur elles-mêmes »,625(*)

3/ ils permettent ainsi aux chercheurs, suivant leur sensibilité, de substituer à leur vulgate de référence une base raisonnée et épurée de travail, susceptible de susciter de nouvelles interrogations, d'ouvrir de nouveaux champs d'investigation ou de renouveler la lecture de phénomènes connus.

Pris négativement, à la suite de Jean-Michel Berthelot, nous pouvons dire qu'il y a « deux limites fondamentales qui, sans invalider ni dans leur fond ni dans leur visée, marquent au fer rouge la spécificité - de fait, sinon de droit- de l'espace de connaissance où ils s'élaborent. Ces théories, systématiquement bâties sur un modèle conceptuel et non propositionnel, laissent dans l'indétermination les modalités de leur mise en oeuvre. (...) ».626(*)

* 616 Ibidem.

* 617 Ibidem.

* 618 Fabrice CLEMENT et Laurence KAUFFMAN, Le monde selon Searle, Cerf, 2005, Paris, p.90.

* 619 Jean-Michel BERTHELOT, «  Programmes, paradigmes, disciplines », p.13.

* 620Voir Ruwen OGIEN, « Philosophie des sciences sociales », p.525.

* 621 Fabrice CLEMENT et Laurence KAUFMANN, « Esquisse d'une ontologie des faits sociaux, la posologie proposée par John Searle », p.158.

* 622 John Rogers SEARLE, La construction de la réalité sociale, p.10.

* 623 Ibidem, p.9.

* 624 Ibidem, p.522.

* 625 Jean-Michel BERTHELOT, «  Programmes, paradigmes, disciplines », p.55.

* 626 Ibidem, p.514.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon