La problématique de la rénovation des sciences sociales africaines;lecture et reprise de la théorie searlienne de la construction de la réalité sociale( Télécharger le fichier original )par Barnabé Milala Lungala Katshiela Université de Kinshasa et université catholique de Louvain - Thèse de doctorat 2009 |
1.2.5. L'Habitus et la logique pratique de Pierre BourdieuPierre Bourdieu a reformulé l'énoncé constituant le point de départ de ces réflexions. Pour Bourdieu, de cette reformulation de l'énoncé de base, il faut tirer une conséquence importante : si l'énoncé «les Bororo sont des Araras » posait problème à Lucien Lévy-Bruhl, mais aussi à Quine et à Davidson, c'est parce que ceux -ci restaient soumis à la logique prédicative selon laquelle un énoncé doit prendre la forme « S est P », et par laquelle un prédicat est attribué à un sujet -ou, en termes aristotéliciens, un accident est attribué à une substance. Or ces énoncés ne forment qu'une partie de la vie mentale des sociétés humaines. (...) Il y a donc dans la vie sociale un ensemble de jugements qui ne suivent pas la logique prédicative, c'est-à-dire qui n'ont pas besoin qu'un sujet ne soit que ce qu'il peut être : les jugements sociaux posent le plus souvent qu'un sujet peut être autre que ce qu'il est ».150(*) D'où, en bon langage communicationnel : « Il faut donc montrer comment fonctionne cette logique qui tolère la contradiction : c'est ce que Bourdieu appelle « la logique de la pratique ». Bourdieu tente de montrer que, de façon paradoxale pour la philosophie, nous n'avons pas une logique mais deux, la logique théorique et la logique pratique, et que c'est cette dualité qui fait que nous sommes toujours en décalage par rapport à nous -mêmes et que nous tombons dans des problèmes insolubles sur notre pratique, que nous ne pouvons résoudre qu'en passant par l'autre, c'est-à-dire le « primitif »».151(*) Le principe logique de la construction de la réalité (sociale) de Pierre Bourdieu s'oppose directement à celui d'Emmanuel Kant dans la Critique de la raison pure ; il s'agit non d'« un système de formes et de catégories universelles mais (d') un système de schèmes incorporés qui, constitués au cours de l'histoire collective, sont acquis au cours de l'histoire individuelle et fonctionnent à l'état pratique et pour la pratique (et non à des fins de pure connaissance) ».152(*) Les schèmes incorporés qui ne sont rien d'autre que l'habitus ne sont pas justement anhistoriques comme des formes a priori de la sensibilité et les catégories de l'entendement chez Kant ; ce qui emmène Bourdieu à mettre en question l'universalité de ces dispositions dites rationnelles. Ces notions dites « universaux » anhistoriques ne sont pour ce dernier que celles des actions rationnelles ou des préférences déterminées et façonnées socialement. Ceci appelle naturellement des discussions à nouveau frais des études anthropologiques d'un Lévy-Bruhl sur la théorie de la mentalité pré -logique ou de l'universalité de la logique à la suite d'Emile Durkheim. Lévy-Bruhl (1949) par son attribution des comportements irrationnels à autrui, a élaboré la théorie de la mentalité prélogique. Contre ce dernier nous dirons à la suite de la naturalisation de l'interprétation, que si un agent fait quelque chose c'est qu'il a une bonne raison de le faire, même si elle nous paraît bizarre. Amartia Sen stigmatise la différence entre la conception du comportement rationnel qui a cours en sciences économiques et le comportement réel : « on suppose que les êtres humains se comportent rationnellement ».153(*) Dans la philosophie des sciences sociales, le principe de charité interprétative n'est rien d'autre qu'une sorte de justification théorique de la tendance à trouver des raisons à des comportements apparemment irrationnels. Cela veut dire qu'il faut toujours supposer que votre interlocuteur comprend ce qu'il dit, il respecte le principe de contradiction. L'hypothèse de la stupidité de toute une classe des interlocuteurs doit être exclue. W.V.Quine nous demande de ne pas attribuer à notre interlocuteur des énoncés illogiques et Donald Davidson nous demande de ne pas attribuer à notre interlocuteur trop de croyances irrationnelles, contradictoires, allant à l'encontre des évidences. 1.3. Conclusion partielle Nous pouvons nous rendre compte que les sciences sociales qui ont fait l'objet de notre examen l'ont été du point de vue esclavagiste, colonial et néo-colonial. Nous les avions abordées au sens où elles partagent les mêmes approches, spécialement celles structuro-fonctionnaliste ou systémique, avec des résultats différents selon qu'il s'agit des sciences sociales pour l'Europe ou pour l'Afrique. Leurs concepts relèvent d'un paradigme substantialiste ou essentialiste. Cette pratique scientifique est gérée par la présupposition philosophique fondamentale de la modernité/colonialité, en dévoilant l'hétéro-structure de la modernité. La question fondamentale est posée au niveau des approches de base en ethnologie, en Histoire africaine, en Sociologie, en Droit ; mais un tel examen peut s'étendre à d'autres sciences sociales telles que l'économie normative, la Théologie, etc. Une étude peut aussi être menée pour examiner le rôle des sciences sociales nouvelles : les sciences informatiques, les sciences de la décision, les sciences de l'information et de la communication, etc. Nous allons maintenant examiner l'apport de l'approche dite constructiviste pour affronter avec plus de bonheur ce genre de problèmes ontologiques et épistémologiques. * 150 Ibidem. * 151 Ibidem. * 152 Pierre POURDIEU, La distinction, critique sociale du jugement, les éditions de Minuit, Paris, 1979, p.545. * 153 Amartya SEN, Ethique et économie, 2 ème édition, « Quadrige », Puf, Paris, 2002, p.14. |
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