CHAPITRE II : LES TEMPÉRAMENTS
APPORTÉS AU PRINCIPE DU DESSAISISSEMENT DES TRIBUNAUX JUDICIAIRES
Le dessaisissement de la juridiction étatique de sa
compétence créée par la convention arbitrale est, bien
entendu, limitée par celle- ci (Section I).
En effet il existe une hypothèse où la
compétence des tribunaux officiels demeure parce qu'elle
n'empiète pas sur celle des arbitres habilités à
connaître le fond du litige en raison de l'urgence (Section
II).
Il reste qu'il s'agit ici d'une des rares entorses au principe
qui reconnaît l'incompétence des tribunaux ordinaires qu'a pour
but la bonne administration de la justice c'est l'indivisibilité des
litiges (Section III).
Section I : Les
tempéraments au principe du dessaisissement en raison de la convention
elle-même
Le principe émis ci- avant doit normalement aboutir
à une exclusion absolue de la compétence judiciaire. Toutefois la
pratique conduit à une approche plus nuancée. Les tribunaux
redeviennent compétents dans deux hypothèses bien conscrites,
celle de la nullité « manifeste » de la convention
d'arbitrage (Paragraphe I). L'autre, s'agissant de l'arbitrage
international la solution est différente, l'article 52 du code de
l'arbitrage annonce que l'incompétence du juge la tempère une
convention d'arbitrage « nulle, inopérante ou non susceptible
d'être exécutée » (Paragraphe
II).
Paragraphe I: Caractère
manifeste de la nullité de la convention d'arbitrage
L'alinéa 2 de l'article 19 du code de l'arbitrage
dispose que « si le tribunal arbitral n'est pas encore
saisi du litige, la juridiction doit aussi se déclarer
incompétente à moins que la convention d'arbitrage ne soit
manifestement nulle ». On dégagera, en premier lieu, la
définition du caractère manifeste de la nullité
(A) puis on indiquera la mise en oeuvre de la notion
(B) enfin seront analysées le pouvoir du juge de
soulever d'office la nullité manifeste (C).
A) Définition
du caractère manifeste de la nullité :
L'article 19 dudit code fait une distinction entre deux
hypothèses où le tribunal arbitral est déjà saisi
et l'hypothèse où le tribunal arbitral n'est pas encore saisi.
Dans cette dernière hypothèse (19 al. 2), la juridiction
étatique peut se reconnaître compétente en cas de
nullité manifeste de la convention d'arbitrage, la notion de
nullité manifeste en droit d'arbitrage tunisien est nouvelle. L'article
19 al. 2 (86(*))
ne fait que reprendre l'indication de l'article 1458 du nouveau
code de procédure civile Français qui énonce
« Si le tribunal arbitral n'est pas encore saisi, la juridiction doit
également se déclarer incompétente [Sauf si] la convention
d'arbitrage ne soit manifestement nulle »(87(*)). Seule la
nullité manifeste de la convention d'arbitrage permet à la
juridiction étatique de se déclarer
compétente (88(*)).
L'obligation de se dessaisir de sa compétence est
soumise à une importance restriction. La juridiction étatique ne
doit pas se déclarer incompétente si la convention d'arbitrage
est manifestement nulle. On n'a pas rencontré cette expression dans le
code de l'arbitrage Tunisien avant l'article 19 alinéa 2. Tandis que
l'expression « manifestement nulle » ainsi employée
à l'article 1458 N.C.P.C. Français apparaît
déjà avec l'article 1444 alinéa 3 à propos des
difficultés surgissant lors de la constitution du tribunal arbitral.
La notion de nullité manifeste doit être
précisée. Tous les commentateurs s'accordent sur la
nécessité d'interpréter strictement cette notion
(89(*)).
En fait, quant à la compétence de la juridiction du droit commun
tel que le lui confère l'article 19 al. 2 dans le cas particulier
où le tribunal arbitral n'est pas encore saisi, le terme
« manifestement » oblige à l'interpréter
restrictivement pour le limiter à la constatation d'une nullité
proprement dite telle que le ferait apparaître un examen
extrinsèque de la convention. Ce ne serait pas le cas d'une
caducité, dont l'appréciation obligerait, à l'inverse,
à un examen intrinsèque de la même convention.
Par ailleurs, malgré la démarche
pédagogique du législateur Tunisien (90(*)) aucune
définition n'est prévue dans le code même dans les
délibérations parlementaires ce qu'est remarquable que le
législateur tunisien s'est contenté de reprendre les dispositions
de l'article 1458N.C.P.C. Français sans indication. L'absence d'une
définition législative peut être rattrapé par le
recours à la doctrine qui les font habituellement. Pour eux, il s'agit
« d'une nullité évidente et incontestable qu'aucune
argumentation sérieuse n'est en mesure de mettre en
doute »(91(*)). La jurisprudence confirme cette
interprétation (92(*)). Elle se présente comme ce qui
ressort de l'évidence et ce qui peut être constaté prima
facie sans autre examen (93(*)). Comme le relève M. De
Boisséson (94(*)) « manifeste » signifie
à la fois « évident » (95(*)) et
en un sens secondaire « grave ». Par analogie, la notion de
nullité manifeste évoque la procédure de
référé lorsque le juge des référés
doit faire cesser « un trouble manifestement
illicite ».
En outre, la notion de nullité manifeste implique une
référence par analogie aux règles classiques
d'interprétation que la cour de cassation a mises en oeuvres à
l'occasion de son contrôle de la dénaturation des conventions et
qu'ils relèvent de la théorie de « l'acte
clair ». Il demeure que cette notion n'est en odeur de
sainteté auprès de tous les praticiens et qu'elle ouvre une marge
d'incertitude qui peut autoriser bien des manoeuvres.
Le législateur Tunisien ainsi son homologue
Français n'ont autorisé les tribunaux de l'ordre judiciaire
à se reconnaître compétents que dans une hypothèse
particulière celle de la « nullité
manifeste » de la convention d'arbitrage. C'est une garantie
supplémentaire pour les parties contre les procédures dilatoires,
que les juges ne puissent ainsi se déclarer compétents que
lorsqu'ils sont amenés à « constater » la
nullité manifeste de la convention d'arbitrage. Ils sont invités
en effet, avant de se prononcer sur leur compétence, à
procéder à un examen de l'apparence de la clause et non à
une herméneutique de son contenu.
En effet, la compétence donnée au juge
étatique en la matière n'a pour finalité que de
neutraliser les manoeuvres dilatoires de l'une des parties qui engagerait un
arbitrage, dont on est sûr qu'il conduira à une impasse. Cette
compétence permet aussi aux parties de faire l'économie d'une
procédure longue et coûteuse, qui n'aurait aucun résultat
si la clause compromissoire ou le compromis étaient entachés de
nullité.
Au fil des idées, la notion de nullité
manifeste appelle l'utilisation de la notion d'apparence. La clause d'arbitrage
dont la validité est apparente, ne sera jamais considérée
comme manifestement nulle. Cette théorie de l'apparence devrait
présider également, en matière d'arbitrage, à la
constatation par les juges de la nullité manifeste de la clause
compromissoire. C'est le sens, notamment de la réponse de M. Drai
(96(*))
à M. Delvolvé qui s'inquiétait des manoeuvres auxquelles
pourrait donner lui cette possibilité de contrôle de la
validité de la clause compromissoire.
Pour cette raison, ce n'est pas non plus à une simple
constatation mécanique de la nullité qui invite le texte de
l'article 19 alinéa 2 puisque toute constatation est déjà,
en un sens, une interprétation, ne serait- ce qu'à travers le
recours aux textes législatifs dont les juges n'autoriserait pour
déclarer, dans des cas d'espèces, la nullité de la
convention mais leur méthode consistera à réduire le plus
possible leur raisonnement pour dégager la nullité apparente ou
formelle de l'acte litigieux, ou, au contraire à se reconnaître
incompétents s'il s'avère nécessaire de procéder
à une analyse par induction, comparaison ou interprétation
complexe de cet acte. Dans cette perspective, les juges sont volontairement
prisonniers d'une apparence qu'ils sont habilités à qualifier
(97(*)).
Il faut constater que la nullité manifeste de la
convention d'arbitrage ne peut jouer pleinement qu'en cas où le tribunal
arbitral n'est pas encore saisi. En revanche le législateur a
limité le domaine d'application de l'article 19 al. 2. Il importe alors
à cet égard de déterminer la condition requise pour
autoriser le juge étatique à reconnaître un litige
visé par l'arbitrage. Le juge étatique n'est autorisé
à être compétent que dans le seul cas où le tribunal
arbitral « n'est pas encore saisi ». La date de la saisine
des arbitres sera donc le moment ultime à partir de la date de signature
du compromis, ou au jour de la requête de la partie la plus diligente.
Avant, cette date, au contraire l'article 19 al. 2 doit trouver application. On
peut cependant, se demander si le tribunal arbitral n'est pas
véritablement saisi qu'au seul jour de l'acceptation par les arbitres
de leur mission.
Aux termes de l'article 11 al. 1, la constitution du
tribunal arbitral n'est parfaite que si l'arbitre accepte la mission qui lui
est confiée. « L'acceptation de la mission par l'arbitre est
établie par écrit, par la signature du compromis ou par
l'accomplissement d'un acte qui indique le commencement de sa
mission ».
En conséquence, jusqu'à cette acceptation le
tribunal arbitral n'est pas encore constitué. Il n'est donc pas encore
juge de l'action et donc de l'exception. Comme l'écrit très
justement M. De Boisséson « à la différence des
juges qui sont automatiquement saisis dès l'accomplissement par les
parties d'une demande formelle, les arbitres doivent accepter leur
mission »(98(*)). La désignation des arbitres n'est
donc pas exactement une saisine puisqu'elle prend la forme d'une sollicitation,
laquelle suppose une acceptation ou un refus.
Dans ce sens, comme le droit Tunisien de l'arbitrage, la loi
anglaise(99(*)) permet au juge saisi de
se déclarer compétent quant au fond malgré l'existence
de la clause arbitrage s'il existe une raison suffisante. On pense à
des motifs tel que la nullité manifeste. La question la plus
délicate à résoudre est celle concernant la mise en oeuvre
de la notion de nullité manifeste.
* 86 La loi libanaise de
1983 ne comporte pas de texte similaire à l'article 19 alinéa 2
code de l'arbitrage Tunisien.
* 87 V.C. Cass.
Française, 2e civ., 27 juin 2002 : juris-Data n°
2002- 14970. JCP G 2002. IV, n° 2424.
* 88 Cour de Cass.
Française, 1er civ. , 1er déc. 1999, Rev.
arb. 2000, p. 96, note Ph. Fouchard ; C. Cass. 2e civ.,31
mai 2001 : juris-Data n°2002- 014970
* 89ROBERT (J.) et MOREAU
(B.), « L'arbitrage droit interne, droit
international privé »,
5e éd., Dalloz 1983,p.106
* 90 AMMAR (M.), art.
précité, p. 246 et ss.
* 91 FOUCHARD (PH.),
« La coopération du président du tribunal de grande
instance à l'arbitrage », Rev. arb.1985, p. 275
* 92 En prenant l'exemple
de l'arrêt Jaguar, Sociéte v2000 c/société project
x J 220 ITD et autre, Paris 7 décembre 1994, Rev. arb.1996, p. 240, note
Ch. Jarrosson.
* 93 C.A Paris, 14
déc. 1987, Rev. arb. 1989, p. 240, note Vasseur.
* 94 DE BOISSÉSON
(M.), « Le droit Français de l'arbitrage interne et
internationale », 2e éd., GLN- JOLY, Paris,
1990, n°93.
* 95 Dans ce sens
1er civ., 26 juin 2001, RTD com.2002, p. 49, obs. E. Loquin.
Cet auteur relevant le caractère très hypothétique d'une
« nullité manifeste » c'est à dire
« évidente » de la convention d'arbitrage,
dans l'arbitrage international.
* 96 Drai : qui
était vice- président du tribunal de grande instance de Paris,
discours prononcé à Strasbourg le 21/04/1992, cité par G.
DELEVAL, « Le juge et l'arbitre », R.D.I.D.C 1993,
p.27
* 97 DE BOISSÉSON
(M.), op.cit. , n° 96.
* 98 DE BOISSÉSON
(M.), op.cit., p.178
* 99 art.4, §
1er et § 2
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