CHAPITRE I
CONTEXTE,
PROBLÉMATIQUE ET RECENSION DES ÉCRITS
Ce premier chapitre
évoque d'abord le contexte historique et les conditions sociales qui ont
inspiré notre recherche. Il montre comment et pourquoi la notion de
«devoir de mémoire» a fait irruption dans les champs de
recherches en sociologie. Il sera ensuite question de présenter la
problématique du «devoir de mémoire», les liens qui
relient les différentes questions suscitées par l'usage politique
de la mémoire collective. Enfin, ce chapitre propose une recension des
écrits publiés comme appels de mémoire, d'une part pour
les différents crimes collectifs commis à travers le monde, et
d'autre part pour la trajectoire historique propre aux Africains
déportés ou émigrés dans les Amériques. Il
n'aborde pas les écrits théoriques sur la mémoire
collective ; cette catégorie sera abordée dans le cadre
d'analyse, au second chapitre.
1.1. Contexte historique et social.
Un vaste débat s'est amorcé à
l'échelle internationale depuis la «Conférence mondiale des
Nations unies contre le racisme, la discrimination raciale, la
xénophobie et l'intolérance qui y est associée»,
conférence tenue à Durban, en Afrique du Sud, du 31 août au
8 septembre 2001. La singularité de cet événement est que,
pour la première fois, et en l'espace d'une semaine, les opinions
publiques à l'échelle mondiale ont eu la sensation d'une soudaine
résurgence en chasse-croisée, de plusieurs mémoires
collectives sur la scène politique internationale. La
Conférence de Durban apparut comme un «concert» mondial et
médiatisé des «revendications de mémoire» qui,
au fond, avaient cours depuis la fin de la seconde Guerre. En particulier, la
dernière décennie du XXe siècle fut féconde en
écrits, sur la mémoire collective, sur son processus de
reproduction, et surtout sur sa sollicitation dans les constructions
identitaires, les revendications sociales et politiques qui en
découlent.
En effet, la fin du siècle et du millénaire
passé avait suscité un foisonnement d'interrogations et
d'analyses rétrospectives dans toutes les disciplines, une mobilisation
intellectuelle probablement due au besoin partout ressenti de «faire le
point». Or, si le siècle et le millénaire sont
passés, les «passés», eux, n'ont fait que ressurgir.
C'est que, le bilan du XXe siècle montre qu'il fut
particulièrement marqué par des horreurs : deux guerres
mondiales, Hiroshima, la Shoah, Staline, le Vietnam, les génocides
arménien, cambodgien, et rwandais, pour ne citer que les mieux connues.
Le besoin de penser un nouvel ordre dans l'après guerre froide et la
«fin des idéologies», et cependant celui de bâtir une
éthique durable dans les relations internationales ou
inter-identitaires, celui de faire une histoire nouvelle sur les leçons
des horreurs passées... vont donner lieu à des débats
où s'affrontent des principes philosophiques et éthiques
apparemment inconciliables. D'aucuns parlent de «Globalisation de la
mémoire», et les demandes de mémoires vont même
déborder le cadre du XXe siècle, pour toucher désormais
des crimes plus anciens comme l'esclavage des populations africaines,
l'extermination des Amérindiens et bien d'autres. Huglo et
Méchoulan (2000) ont fait de ce phénomène la critique
suivante :
On protège la mémoire comme une
espèce en voie de disparition, alors même que, aujourd'hui, ce que
l'on se plaît à nommer « devoir de mémoire »
sonne parfois comme une publicité pour brocanteurs. L'État trouve
son compte à investir dans les commémorations et le patrimoine au
moment où les plans quinquennaux et les projets de société
font faillite. Avec le passage d'un siècle à l'autre,
l'appétit pour le passé rassure plus qu'il n'inquiète. On
a de temps en temps l'impression que l'on veut se souvenir du passé pour
mieux oublier l'avenir. Pourtant, le devoir de mémoire signale aussi
l'enjeu profondément éthique de notre relation au temps, par
delà les événements de notre siècle que nul ne
saurait oublier. En un sens, cet enjeu éthique métamorphose le
temps en mémoire - c'est à dire en mémoire collective
(p. 8).
Ainsi, la notion de «devoir de mémoire»,
originellement évoquée pour désigner la prescription
morale de se souvenir des préjudices subis par certains groupes dans le
passé, va entraîner des significations politiques et sociales qui
sont encore objets de débats dans plusieurs disciplines dont notamment
la sociologie, les sciences historiques, et les sciences politiques. Par
exemple, en sociologie, de nombreux chercheurs s'interrogent maintenant sur la
mémoire collective, son processus de reproduction, et surtout
sa sollicitation dans les constructions identitaires ainsi que dans les
revendications sociales et politiques qui en découlent.
Parlant de «mémoire collective», celle de la
société canadienne, comme celle des États-Unis, est
directement issue de la conquête des Amériques par les colons
français et anglais, conquête menée avec ses effets de
violences, de déportation, d'esclavage et d'extermination. Or l'histoire
du Canada se démarque de celle de son voisin du sud à maints
égards : la loyauté à la couronne britannique, la
moindre envergure de son système esclavagiste, le refuge accordé
aux esclaves fugitifs, mais aussi la domination politique de sa minorité
francophone...
Aujourd'hui au Canada, et comme l'a constaté Foster
(1996), on croit communément qu'«on ne claque pas la porte au nez
de personne pour sa couleur de peau», car le Canada est potentiellement la
plus grande terre de prospérité pour tous les peuples à
l'intérieur de ses frontières. On précise que le Canada
n'a jamais pratiqué un racisme battant et ouvert comme aux
États-Unis, en Europe et même dans certaines parties de l'Afrique
ou des Caraïbes. Le Canada est perçu comme une douce et tendre
terre d'accueil pour les minorités, un pays où les droits humains
ont eu le dessus par la persuasion plutôt que la confrontation. Mais en
réalité ...
« Unfortunately, the prevailing view provides no real
answers to the questions associated with what it is really like to be black in
Canada, to be a young boy or girl walking in the streets of major Canadian
city, who live by the credo that despite their place of birth, they are really
transplanted Africans first and Canadians second. Sometimes even Blacks
unwittingly buy into this perception and can be shocked by the truth. We tend
to forget how Canadian we have become, but that, alas, we might never be
considered as fully Canadian » (Foster, 1996, p. 32).
Ce constat s'est avéré exact selon le rapport de
l'enquête de la Commission ontarienne des droits de la personne
(2003) qui établit qu'il existe encore dans plusieurs institutions
ontariennes, y compris le système judiciaire, la pratique de
profilage racial, qui est «une forme de
stéréotypage sous l'angle de la race» (p. 11), avec son
effet débilitant et traumatisant pour les victimes, appartenant souvent
à la communauté des minorités dites «visibles».
En conséquence,
L'enquête de la Commission sur le profilage racial
révèle que les membres de ces communautés ne se sentent
pas citoyens à part entière de notre société. Et ce
sentiment existe non seulement chez des immigrants de fraîche date, mais
encore chez des personnes dont la famille est établie ici depuis de
nombreuses générations. Une foule de participants ont
déclaré se sentir inférieurs ou dévalorisés
sur le plan de l'appartenance à la société depuis qu'ils
ont été victimes de profilage. C'est un sentiment humiliant,
déshumanisant (p. 36).
Cette conclusion de la Commission crée le contexte
social de notre recherche. Celle-ci est initiée dans un contexte
historique où, la vague de revendications de mémoires
déclenchée depuis la Shoah, et qui a connu son paroxysme à
Durban en 2001, va soulever chez les Africains et Afro-descendants du monde
entier, tantôt le problème du racisme qui persiste, tantôt
le problème de la pauvreté et de l'endettement de l'Afrique, avec
autant de représentations du « devoir de mémoire».
Les lignes qui suivent présentent le débat sur
le « devoir de mémoire », à travers les
réflexions et les études qui y sont menées. Nous y
proposons d'abord un tour d'horizon des principaux appels de mémoire
menés à travers des écrits scientifiques dans le monde.
Ensuite, nous déboucherons sur le cadre précis du Québec
où est menée cette recherche.
|
|