1.2. Le « devoir de
mémoire » : quelques études de cas.
Les recherches majeures sur le devoir de
mémoire se sont plutôt intéressées soit
à son aspect phénoménologique (philosophique) soit
à son aspect sociologique et politique. En conséquence, les
écrits portant sur le devoir de mémoire ont rarement
été ancrés dans des espaces historiques ou
géographiques particuliers. Cependant, la dimension planétaire
des revendications de mémoire est remarquable quand on considère
la variété des écrits et des opinions émises sur
l'histoire et les préjudices subis par certains peuples. Nous proposons
dans cette partie une revue de la littérature à l'échelle
internationale, à l'échelle africaine et afro-américaine
et à l'échelle québécoise. À chacun de ces
niveaux, les modes d'analyse des revendications de mémoire sont
infiniment différents d'un auteur à l'autre, selon que ceux-ci
privilégient l'aspect philosophique ou sociologique, l'aspect historique
ou historiographique ou simplement l'aspect politique des cas abordés.
Mais nous réserverons pour le cadre d'analyse les écrits
théoriques et généraux où, très souvent, le
souci d'efficacité analytique donne lieu à des analyses
pluridisciplinaires très complexes, empruntant à la fois à
la philosophie, à l'histoire, ou aux sciences politiques.
1.2.1. Au plan international.
Dans la catégorie des écrits thématiques,
l'un des plus récents et des plus complets des ouvrages manifestant le
« devoir de mémoire » fut publié en 2003. Sous la
direction de Marc Ferro, plusieurs auteurs ont travaillé à la
réalisation du Livre noir du colonialisme, ouvrage de
référence sur les pages sanglantes, les excès, les
exterminations, mais aussi les discours de légitimation de ces
conquêtes coloniales. Ils y proposent une analyse des étapes et
mécanismes du colonialisme dans toutes les régions du monde
où il s'est imposé, de l'esclave et du colonialisme qui n'ont pas
seulement laissé des blessures encore ouvertes, mais qui se
perpétuent encore aujourd'hui sous de nouvelles formes.
L'ouvrage part d'un postulat formulé par Hannah Arendt
( selon lequel nazisme, communisme et colonialisme seraient également
parties prenantes au totalitarisme, quelle que soit l'antériorité
du dernier par rapport aux deux premiers), et réunit une vingtaine de
spécialistes, historiens pour la plupart, qui ont analysé ces
questions sous l'angle géographique (Amériques, Afrique, Asie...)
et thématique (le sort des femmes, l'anticolonialisme, le colonialisme
à travers la chanson française...). L'ouvrage est ainsi
divisé en 5 parties : 1. l'extermination des Indiens des
Caraïbes et des Aborigènes d'Australie, 2. la traite et l'esclavage
des Africains, 3. une analyse des convergences et spécificités
locales des différents systèmes de colonisation, 4. le sort des
femmes colonisées encore plus humiliées que leurs hommes, et
enfin 5. « Représentations et discours », démontrant
les représentations de l'autre dans la littérature, les
discours politiques, le cinéma, les chansons... qui sont autant de
façons de déshumaniser les colonisés pour mieux les
exploiter. Dans l'épilogue "Qui demande des réparations et
pour quels crimes ?" Nadja Vuckovic résume les actuelles demandes
de réparations venant aussi bien de l'Amérique «noire»
que des Indiens d'Amérique ou des Polynésiens.
Au total, cet ouvrage très documenté sur
certaines réalités coloniales lointaines, (hollandaises,
japonaises ou russes), se penche aussi sur le massacre des Aborigènes
d'Australie, sur la violence des politiques coloniales, anglaise en Inde, belge
au Congo, française en Indochine... ou encore sur le traitement
infligé par les nazis aux métis noirs, ces Allemands nés
de la présence militaire française en Rhénanie au
début des années vingt. Les chapitres relatifs à la traite
et à l'esclavage avec et sur le continent américain sont encore
plus approfondis. Mais on y découvre aussi que les excès de la
colonisation n'émanent pas seulement de l'Occident et qu'ils
existèrent chez les Arabes, à Zanzibar notamment ; que
l'idéologie raciste qui a servi à légitimer l'entreprise
coloniale a inspiré après coup un racisme des « Noirs »
à l'égard des Arabes, en Mauritanie par exemple, qui a conduit
à des violences comparables à celles perpétrées
ailleurs par des colons blancs.
Ainsi, conquêtes, puis luttes pour l'indépendance
ont été à l'origine de graves crimes contre
l'humanité : aux Caraïbes, en Australie, en Amérique du
Nord, les conquérants ont perpétré de véritables
exterminations ; en Algérie, au Vietnam, entre autres, les luttes de
libération sont devenues des guerres destructrices. Pis encore, du XVe
au XXe siècle, les nations conquérantes produisirent un discours
qui, loin de cacher les crimes commis, viserait à les justifier. En
Australie, la prise de conscience du massacre des Aborigènes a eu lieu,
mais sans bénéficier d'aucune suite officielle.
Mais ces revendications sont, semble-t-il, inspirées
par la forte mobilisation politique et médiatique, et même de la
compensation dont auraient bénéficié les Juifs au
lendemain de l'Holocauste nazi.
En effet, l'«Holocauste» des Juifs, aussi
appelé la Shoah, est incontestablement le «devoir de
mémoire» le plus revendiqué de l'histoire humaine
contemporaine. Il a connu des écrits célèbres avec Isabel
Wollatson (1996), Élie Wiesel (1993), Rachel Baum (1997), pour l'analyse
sociopolitique, avec Yehuda Bauer (1978) et Primo Levi (1995) un survivant
d'Auschwitz, qui ont essayé de retracer les perspectives historiques de
l'Holocauste ; avec Marc H. Ellis (1990), très critique sur
l'holocauste et la politique actuelle de l'État d'Israël, et Allan.
S. Rosenbaum (1996) pour ne citer que quelques-uns, le débat portera
plutôt sur l'unicité de l'Holocauste. Jean-Michel Chaumont (1997)
montrera à ce propos, comment l'Holocauste juif aura-même
réussi pour la première fois à sortir la victimité
de la honte pour lui conférer un genre de mérite : auparavant,
les victimes niaient une partie d'eux-mêmes pour être «bien
reçus» dans la société globale ; mais en
découvrant qu'il ne pouvait jouer le même rôle que le
dominant ou le bourreau, la quête nouvelle de l'identité adopte la
revendication de son statut de victime.
C'est là précisément le renversement
opéré en 1967: la honte d'être victime est retournée
contre le monde qui l'inflige, et la tare de jadis est activement
transformée en un emblème fièrement arboré. Du
coup, le souci de s'identifier au modèle dominant disparaît et
fait place à la revendication de la singularité...
(p.95).
Chaumont a démontré dans ce livre comment le
débat sur l'unicité ou non de la Shoah, mais aussi la
«querelle de victimité» entre les Afro-américains et
les Juifs d'Amérique, révèlent cette logique victimisante,
logique de ce qu'il appelle «la concurrence des victimes». Ainsi,
après la Shoah, le traitement qu'on en a fait en Europe et dans les
Amériques va devenir la boîte de Pandore des revendications de
mémoire. Par exemple, Paloma Aguilar (1997) a publié plusieurs
articles sur la mémoire du franquisme, de la guerre civile espagnole et
des Basques ; l'histoire des crimes politiques en Pologne communiste est
rappelée et analysée par Leszek Koczanowicz (1997), les formes de
la mémoire collective chez les Irlandais par Joep Leersen (1997),
etc.
Ailleurs, au Moyen Orient, Richard G. Hovannisan (1999) s'est
fait l'apôtre du «devoir de mémoire» pour le
génocide arménien. Dans un article publié au Critical
Asian Studies en 2002, Ben Kiernan est revenu sur le «déni du
génocide» des Aborigènes d'Australie. Kiernan est aussi
auteur de plusieurs livres sur le génocide cambodgien (1998).
Chez les Japonais, même si ce peuple n'a jamais été
agressé de toute son histoire, Lane Ryo Hirabayashi et Richard S.
Nishimoto (1995) se sont intéressés à la question des
Japonais - Américains internés pendant la seconde Guerre aux
États-unis. Dans ce même pays, et plus récemment, Ward
Churchill (1997) s'est fait très critique envers les discours de
dénégation de l'extermination des Amérindiens en
Amérique. Enfin, dans le Maghreb, il faut mentionner les écrits
de Benjamin Stora (2003) sur la guerre d'Algérie contre les
Français.
Tous ces auteurs ont en commun le désir de fixer dans
les mémoires, les crimes collectifs du passé et leurs
traumatismes. Mais ceux qui évoquent l'histoire de l'esclavage des
peuples africains peuvent être étudiés de façon
arborescente : cette trajectoire historique s'étend sur plusieurs
siècles ; elle a ouvert la voie à la colonisation de l'Afrique, a
donné lieu à une afro-descendance plus ou moins
éparpillée dans les Amériques et a créé
ainsi de nouveaux peuples avec toutes sortes de structures anthropologiques et
politiques (États-nations, nations métissées, hybridation
culturelle, etc.). Les appels de mémoires dans ces espaces
géographiques suivent les mêmes logiques.
|
|