INTRODUCTION
Si l'année 2004 fut déclarée par l'UNESCO
«Année internationale de commémoration de la lutte contre
l'esclavage et de son abolition», c'est qu'elle revêt une
signification particulière pour tous les chercheurs et acteurs
sociaux de tous les continents. C'est aussi le bicentenaire de la
Révolution haïtienne de 1804, qui fut, par sa
portée historique, un tournant décisif dans l'histoire de
l'humanité en général, et de celle des Droits de l'Homme
en particulier. En effet, dans toutes les sociétés et à
travers les millénaires, le souvenir des malheurs et des exploits
passés a souvent donné lieu à des formes diverses de
rituels, de célébrations et de commémorations. De nombreux
chercheurs s'intéressent aussi au rôle joué par ces
souvenirs et ces commémorations dans les consciences collectives. Mais
dans le cas particulier de l'esclavage et de son abolition,
l'intérêt de leur commémoration pour les sciences humaines
réside dans le fait qu'elle est la conjonction de plusieurs
phénomènes distincts et aussi vieux les uns que les autres :
les mécanismes de domination entre les peuples, les migrations et
brassages volontaires ou forcés entre les peuples, la mémoire des
violences passées et la gestion politique de ces mémoires
traumatiques... Tous ces phénomènes impliquent des champs de
recherches aussi variés que l'histoire, l'économie, la
sociologie, la psychosociologie et les sciences politiques ou juridiques. En ce
qui concerne les sociologues, et hormis les débats
généraux sur l'immigration et les brassages culturels, la
question posée est de savoir comment mettre la mémoire d'un
«crime contre l'humanité» tel que l'esclavage, au service de
l'humanité, de l'intelligence et de la justice sociale?
Pour ancrer ce débat dans des espaces
géographiques concrets, l'Amérique du Nord et le Québec
constituent un terrain particulièrement favorable à l'observation
des «mémoires collectives» comme phénomène
sociologique. D'un côté, l'espace politique au Québec est
marqué depuis plusieurs décennies par la question
nationale, qui a aussi sur certains aspects des allures de revendications
mémorielles ou historiques, comme l'ont clairement montré Jacques
Beauchemin et Jocelyn Létourneau : colonisation anglaise,
mépris de la culture Canadienne-française, long contrôle
des anglophones sur l'économie franco-canadienne, «minorisation
politique» du Québec dans l'espace canadien... D'un autre
côté, depuis plusieurs décennies, voire même des
siècles, la question noire a dominé les débats
sociaux politiques en Amérique du Nord, en raison de l'intime collusion
entre l'esclavage et l'histoire nord-américaine, et ces débats
ont même pris une nouvelle dimension depuis «La conférence
mondiale des Nations unies contre le racisme, la discrimination raciale, la
xénophobie et l'intolérance qui y est associée»
(CMRC) ou Sommet de Durban, qui eu lieu en 2001. Alors, si l'on ajoute
à cette problématique celle de l'immigration contemporaine qui a
accru considérablement la présence afro-descendante au
Québec, on peut se demander comment l'on réussit, comme immigrant
africain ou afro-descendant, à articuler une revendication
mémorielle dans les conditions politiques qui sont celles du
Québec contemporain?
Plusieurs pistes de recherche s'offrent pour répondre
à cette question : les revendications de mémoire peuvent
être d'ordre politique ou juridique, social ou économique,
culturel ou symbolique. Mais si l'on considère que l'objectif ultime des
immigrants africains et afro-descendants au Québec est de réussir
leur insertion socioprofessionnelle dans la société
québécoise, l'on assistera nécessairement au
déploiement de plusieurs stratégies, soutenues et observables,
pour atteindre cet objectif. Parmi ces stratégies, et comme nous le
verrons à travers notre cadre d'analyse, les appels au «devoir de
mémoire» pour l'esclavage, la colonisation et pour les injustices
qui les ont suivies, peuvent devenir opérants dans la perspective de
cette insertion socioprofessionnelle. Le contexte international de
globalisation des droits humains s'y prête bien et ne fera
qu'accroître cette tendance. Comprendre les représentations du
«devoir de mémoire» parmi ce groupe d'immigrants, c'est donc
anticiper sur l'un des débats politiques importants du Québec.
Notre présente recherche s'inscrit dans ce courant de
préoccupations : les représentations, qu'ont les
leaders africains et afro-descendants de Montréal, de leur trajectoire
historique, de la nécessité ou non, d'entretenir et de
pérenniser une mémoire collective - et laquelle? -,
à l'intérieur de leurs communautés, de même que le
procès de cette mémoire collective dans l'arène politique.
En bref, quelle image les leaders africains et afro-descendants de
Montréal se sont-ils faite, dans le contexte québécois, au
sujet de ce nouveau problème historique international qu'on
désigne communément par «devoir de mémoire»?
Il semble que la mémoire ne peut être maintenue
et promue sans une certaine définition identitaire de celui ou
de ceux qui se souviennent. Nous allons donc analyser en un premier
temps, les fondements et structures de cette identité dans le
discours des leaders, puis en un second, l'articulation entre cette
identité et sa «mémoire collective», soit la
représentation qu'ont les leaders de la mémoire collective dans
l'espace intérieur du groupe identitaire «racisé». La
troisième étape portera sur les représentations du
«devoir de mémoire» dans les rapports entre ce groupe et le
reste de la société québécoise, surtout avec les
pouvoirs dirigeants du Québec.
Pour y parvenir, nous avons d'abord exploré les
nombreux écrits scientifiques portant sur le devoir de
mémoire dans le but de mieux problématiser le sujet. Le
premier chapitre de ce mémoire concerne donc la problématique et
la recension des écrits. Le second, dans l'optique de saisir
scientifiquement les enjeux de revendication de mémoire, sera
constitué du «cadre d'analyse» de notre matériel,
c'est-à-dire une sélection d'outils théoriques permettant
de comprendre à la fois la mémoire collective comme
objet sociologique et la revendication comme processus et
comme phénomène social. Toujours dans le cadre des exigences de
la recherche scientifique, ce chapitre élucide notre méthode de
recherche ainsi que la démarche ayant abouti à la constitution de
notre corpus. Dans son aspect général, ce mémoire est une
recherche sur la production (création, construction identitaire) et la
reproduction (continuité) de la mémoire collective dans ou, au
sein de «groupes racisés» en 2004. L'espace sociopolitique se
limite au Québec, et la population d'enquête est strictement
composée des leaders africains et afro-descendants menant des
actions sociales en faveur de leurs communautés, nationales ou
«racisées». Il faut donc remarquer que le corpus sera
constitué des discours des leaders de certaines organisations
«noires» de Montréal et non pas du discours social de
tous les membres de leurs communautés à Montréal.
Tout au long de cette recherche, le qualificatif
«noir» sera entre guillemets pour marquer notre neutralité
axiologique lorsqu'il évoque l'appropriation subjective par des
acteurs sociaux de cette identité «racisée», mais nous
le remplacerons par le terme «Africains et Afro-descendants» chaque
fois qu'il désignera l'ensemble objectif que forment les
populations issues des émigrations africaines forcées (esclavage)
ou volontaires (immigration contemporaine), sans distinction des trajectoires
historiques ou nationales particulières. Nous rejoignons ainsi l'analyse
de Mensah lorsqu'il écrit :
« ... the term «Blacks»
will be used to denote people of African descent in Canada. This category is
made up of three sub-groups: Canadian-born descendants of Blacks who came from
Africa during the trade; the descendants of Black Loyalists, refugees,
fugitives, and settlers who immigrated during the American Civil War; and those
who immigrated mostly from the Caribbeans and Africa after the Second World War
in search of a better socio-economic and political environment. »
(MENSAH, 2002, p.20-21)
Les termes et les expressions empruntés à tiers
ou employés dans des sens autres que ceux de la langue officielle seront
signalés en italique.
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