CHAPITRE V
POLITISATION DE LA
MÉMOIRE COLLECTIVE
Un mouvement social existe parce
que certaines idées ne sont pas reconnues, ou parce que des
intérêts particuliers sont brimés. Il lutte toujours contre
une pression, un blocage ou une force d'inertie ; il cherche à briser
une opposition, une apathie, ou une indifférence ; il a
nécessairement des adversaires. Sans opposition, il cesse d'exister en
tant que mouvement social, c'est-à-dire que sa nature est
changée : il devient un parti, une institution établie ; il
n'est plus un mouvement social, car il a perdu l'élément
essentiel qui le caractérise, c'est-à-dire son
prosélytisme. Prosélytisme ici signifie l'effort d'un ou de
plusieurs leaders pour susciter l'adhésion d'une catégorie
d'individus sensés d'être visés ou concernés par une
problématique sociale précise. Dans la revendication politique de
la mémoire, Touraine, et à sa suite Michel Wieviorka montrent que
l'acceptation de l'autre comme sujet au même titre que
soi-même, la revendication au nom de valeurs plutôt universelles
que «communautaristes», sont des conditions déterminantes pour
le «vivre ensemble» et pour la reconnaissance du mouvement social. Ce
cinquième chapitre portera donc sur les conditions
d'opérationnalisation du «devoir de mémoire» dans le
contexte québécois de démocratie plurielle.
Le discours de légitimation
Dans le champ politique, le propre de toute action en
générale, et de toute action collective en particulier, c'est de
rechercher la reconnaissance et l'acceptation publique, c'est-à-dire la
légitimité capable de susciter l'adhésion ou la faveur des
différents leviers politiques.
5.1.1. Les arguments
Nous avions établi que les Africains et
Afro-descendants du Québec se représentent comme un
«groupe», qui est exprimé au plan discursif par le
«nous» (les Noirs) et au plan symbolique par l'identification
à Mathieu Da Costa, Marie Angélique, ou aux nombreux inventeurs
«Noirs» de l'histoire canadienne. Sur cette base, le devoir de
mémoire comme revendication politique de faits et de symboles
historiques, ira solliciter plusieurs arguments pour être légitime
:
- l'ancienneté ou même
l'antériorité du groupe revendicateur par rapport au groupe
dominant,
- la gravité ou l'unicité du dommage
causé et subi dans l'histoire,
- la nécessité de la reconnaissance officielle
et publique des dommages, au nom de la justice sociale pour l'histoire d'abord,
mais a posteriori pour le présent et le futur,
- la référence à des cas similaires
où la gestion politique de la revendication était plus
avantageuse.
Un leader haïtien, «souverainiste»
déclaré, affirmait que «Oui, le peuple
québécois a un devoir de mémoire ; l'histoire du
Québec ne commence pas avec la Révolution tranquille, ça
il faut le leur rappeler tout le temps.» (HTI04) En effet, le premier
argument, celui de l'ancienneté vise à contester la
marginalité supposée ou la secondarité de l'histoire des
Noirs dans l'histoire générale du Québec, car cette vision
de l'histoire confinerait le groupe dans un statut d'éternels
«étrangers» :
Yes, because there was a lot of Blacks here in Canada, in
Quebec too, you know. But it was as if we were never here. It almost seems
like, it was just White men who came here, and then we came afterwards, and
that's just not true, you know. In the 1800s, we were right here, but it's not
seen, it's not seen in the history books at all (ANG04).
Allant plus loin, un autre leader va même
suggérer que les «Noirs» furent participants de la
conquête du Canada, sinon même qu'ils lui sont
antérieurs :
Exactly, before the French explorers, because [Mathieu da
Costa] was an interpreter for the French explorers, so he had to be here before
the French explorers in order to interpret the language of the Natives. So who
came first, was it the interpreter, or was it the explorer? It was the
interpreter? Yeah, right. Common sense (ANG03).
Le deuxième argument évoqué pour
justifier la revendication de la mémoire des peuples «noirs»,
c'est l'unicité du crime d'esclavage, la gravité des excès
de la colonisation, de l'exploitation de la main d'oeuvre africaine et
afro-descendante partout sur la planète.
Pour nous, je pense que c'est un peu comme l'Holocauste.
C'est-à-dire c'est un des plus gros crimes commis par l'Occident, cette
traite négrière, la traite atlantique, c'est-à-dire la
déportation de millions d'hommes et de femmes vers l'Amérique
pour être soumis et putes, et assimilés à des biens et
meubles. Donc il y a eu une volonté délibérée de
destruction de ce qui formait leur identité ; et c'est pourquoi le
devoir de mémoire est important (HTI03).
Le devoir de mémoire est aussi important parce que la
violence du crime fut à nulle autre pareille. Ainsi, dans un contexte
social marqué par la pluralité, légitimité
rime avec singularité :
...l'autre chose qui me dérange
énormément, c'est quand les gens parlent de «l'esclavage des
temps modernes» ; c'est une tendance qui risque de minimiser le vrai
esclavage que nos ancêtres ont connu. C'est sûr je ne dis pas qu'il
n'y a pas d'esclavage, mais quand on parle d'esclavage de personnes... comme on
dit l'esclavage sexuel, l'esclavage de ceci, etc., etc., moi je dis cette
chose-là embête : c'est minimiser le vrai esclavage
(HTI04).
L'objectif est donc de rendre justice à un fait
historique singulier et qui, par le fait de la banalisation et souvent
même de la négation, a laissé une impression d'injustice.
Mais le lien avec les injustices du présent est formellement
établi : les leaders ont tous souligné, chacun selon sa
trajectoire historique et selon les références dont il dispose,
l'importance de reconnaître la contribution des «Noirs»
à l'histoire du Québec, pour rétablir une fierté et
une estime de soi sapées par l'esclavage et l'exploitation. Ainsi, les
Africains avancent que :
... il y a un problème d'éducation, pour que
les gens, aient les bases minimales pour pouvoir avoir une conscience claire de
ce qu'ils sont, une conscience claire de ce que les autres sont, une conscience
claire de ce que les autres ont apporté pour la construction de
l'humanité, et une conscience claire de ce que les leurs ont
apporté à la construction de l'histoire de l'humanité. Il
s'agit, pour être plus clair, en 2004 quand on parle à Radio
Canada du 400ème anniversaire de l'arrivée de Champlain ici au
Québec, il s'agit d'ajouter que 2004 est le 400ème anniversaire
de l'arrivée de Mathieu Da Costa au Québec...(AFR02).
Les Haïtiens renchérissent en disant :
... absolument oui, ils devaient tenir compte de
l'histoire de ces peuples parce que nous avons apporté beaucoup à
la société québécoise. Si je regarde la
communauté haïtienne par exemple, dans les années 60, quand
les premiers Haïtiens arrivaient ici, c'était la Révolution
tranquille au Québec. Donc, les professionnels haïtiens ont
beaucoup contribué à la Révolution tranquille ; ils ont
aidé le Québec à former leurs cadres. Donc c'est quelque
chose qu'il faut reconnaître envers, je dirai les Noirs (HTI02).
Et un répondant anglophone appuie :
Sure : Quebec was built also with slave labour, and also
the labour of free Blacks as well. Black people have been a part of Quebec
society since the beginning of Quebec society (ANG03).
La reconnaissance demandée n'est cependant pas celle
d'un droit exclusif. Elle est inclusive, au contraire, et la
légitimité se fonde sur l'intérêt de l'ensemble de
la société. L'insistance sur cet aspect a été
remarquée chez plusieurs leaders, pointant l'absence de l'«histoire
des Noirs» dans les manuels scolaires comme une situation qui ne profite
ni aux «Noirs», ni au reste de la société.
Because, «A» it does not give, promote
self-esteem among Black people, but «B», it does not allow for good
race relations and cross-cultural understanding for the majority community. And
so the majority community does not have any information in which to identify
with people of African descent, so it's a hindrance. So, if they don't have the
adequate and accurate history, then what they use to interact is stereotypes,
and myths, and misconceptions, and generalizing, and ... misinformation
(ANG03).
La notion d'égalité aussi est
évoquée pour justifier la revendication de mémoire, et
elle se réfère au traitement politique des problèmes
liés aux groupes socioculturels. Ce débat fut incontournable, vu
l'histoire du Québec comme peuple francophone dominé par un
peuple anglophone, vu la question autochtone qui est commune à ces deux
«peuples fondateurs» et enfin, vu la diversité culturelle - et
historique - qui caractérise le Québec contemporain. Ici, dans le
contexte de la pluralité, la légitimité du devoir
de mémoire « Noire» adopte une rhétorique
marquée par l'égalité.
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