C'est donc parce qu'«il faut qu'ils aient des
arguments» pour survivre à ce conflit entre un passé
infériorisant et un avenir discriminant, que la mobilisation pour la
mémoire s'est avérée nécessaire. Et pour leur
fournir ces arguments et susciter l'intérêt, les leaders vont
penser à plusieurs options. D'abord, l'option institutionnelle permet de
forger la légitimité de l'histoire afro-descendante en la sortant
de la marginalité, en la faisant partager par l'ensemble la
société :
One of the biggest obstacles is that it doesn't exist
in the educational system. And so sometimes, if it doesn't exist within the
establishment, people don't see it as being as relevant, or as important.
Because if the mainstream doesn't talk about it, it couldn't be significant. We
challenge that. We say it is significant. That is why it's not being
transmitted. And that is the controversy that we have, and one of the issues
that we've always had, that the absence of Black history does not benefit
society. It's a hindrance (ANG03).
Dans cet effort de participation au «mainstream»
québécois, une deuxième option est celle des
médias, où est forgée l'opinion de la majorité
canadienne et québécoise, où se joue l'image des
communautés :
Le premier de ces obstacles, c'est que nous n'avons pas
accès aux grands médias, écrits et audio-visuels qui
touchent la majorité de la population canadienne et
québécoise, la majorité que nous sommes venus trouver, ou
bien dans laquelle se trouvaient déjà certains des nôtres
en tant que minorité depuis longtemps. N'ayant pas la possibilité
d'accéder à ces médias - et je suis bien placé
pour le savoir - [...] chaque fois que nous répondons, nous n'avons
jamais, jamais gain de cause (AFR02).
Dans la même logique, un leader haïtien a
directement pointé les médias comme une des causes de cette
mauvaise image forgée en société et
intériorisée par les jeunes de la seconde
génération :
Les obstacles [à la transmission de la
mémoire] pour moi, c'est surtout ce que les médias peuvent
faire de l'information qu'on donne à nos jeunes ; c'est sûr qu'on
peut outiller nos jeunes à un niveau de la documentation, au niveau
d'échanges avec les enfants, mais il demeure vrai que, quand les
médias relatent les faits qui se passent en Haïti et en Afrique,
c'est jamais les succès qu'on relate ; c'est surtout : «ça
va mal dans ce pays là». Peut-être même aussi que,
quand les médias relatent un incident, les gangs de rue par exemple, on
va mettre le focus: c'est un jeune Haïtien (HTI04).
Les leaders ont insisté sur le fait que la
volonté de soigner l'image de leurs communautés dans les
médias et de diffuser d'autres versions de l'histoire africaine et
afro-descendante, est pour la cohésion sociale et donc, est dans
l'intérêt de la société québécoise en
général. Dans ce cadre l'option prônée consiste
à rechercher l'accès aux médias :
... il s'agit là d'un problème vital, pour
nous, d'un problème vital, à la fois pour nos communautés
et encore une fois pour la communauté majoritaire. Mais pour que la
communauté majoritaire puisse être touchée, il faut que
nous nous battions pour avoir accès aux grands médias, pour qu'on
arrête de mentir sur notre compte (AFR02).
Mais il existe aussi ce que nous pourrions appeler ici
l'«option communautaire», où les communautés
s'organisent, à travers lieux de cultes et groupes culturels, pour
transmettre l'histoire par discussions et célébrations diverses
:
...we make sure that, every year...we have a Heritage
Committee that is part of our structure, and that Heritage Committee has a
responsibility of making sure that during our Black History Month celebration,
that we make sure that we continue to share the history, and that we pass the
history on to our children.[...] Because our history is not being told by
mainstream society. It's not being told by the educational systems of this
province. So it has to be told by the community (ANG03).
Tout le long de ce chapitre, ce qui s'est
révélé est la facette régressive de la
mémoire collective, c'est-à-dire sa décomposition
à l'infini, défiant toute tentative de délimitation ;
à l'ère du sujet, où l'accent est mis sur
l'individu et ses droits, sur le soi plutôt que sur le groupe,
sur la pensée personnelle plutôt que sur la conscience
collective... toute rhétorique holiste, toute essentialisation de
mémoire collective devient insoutenable. L'histoire revendiquée,
longue de 400 ans, trop éclatée et trop diversifiée,
devient difficile à articuler. Nous dirons avec Candau que « le
degré de pertinence des rhétoriques holistes supposées
décrire le partage des représentations sera toujours impossible
à évaluer» (1998, p. 32). C'est pourquoi, chez les
Africains et Afro-descendants de Montréal,
l'altéro-définition devient le repère essentiel : les
faits reliés à l'histoire générale de l'esclavage,
puis à l'histoire des «Noirs» à Montréal, au
Québec et au Canada, deviennent plus essentiels dans la revendication de
mémoire. Ils sont plus légitimes dans le discours du devoir
de mémoire au Québec, tandis que les histoires nationales,
celles des pays d'origine entrent dans le champ du culturel ou du folklorique.
Là encore, dans les discours des leaders interrogés, on observe
un certain flou au niveau de la nature et de l'étendue du degré
de partage de la représentation de cette réalité
sociologique, qu'est la définition de soi par l'histoire négative
et les préjugés qui en émergent. Il est impossible
d'élucider totalement cette réalité dans le cadre d'un
mémoire de maîtrise en sociologie, compte tenu de sa portée
psychosociologique. Mais on peut progresser en faisant une distinction entre
représentations factuelles (relatives à l'existence de
certains faits, comme la présence de Mathieu da Costa et l'histoire de
Marie-Angélique) et représentations sémantiques,
(qui sont relatives au sens attribué à ces mêmes faits,
notamment dans les compensations morales espérées). À ce
sujet, Candau dira que
Lorsqu'une rhétorique holiste renvoie à des
représentations factuelles supposées être partagées
par un groupe d'individus, il y a une forte probabilité que son
degré de pertinence soit élevé. Lorsqu'une
rhétorique holiste renvoie à des représentations
sémantiques supposées être partagées par un groupe
d'individus (...) il y a une forte probabilité pour que son degré
de pertinence soit faible, voire nul (1998, p. 34).
Nous comprenons donc, selon cette logique, pourquoi les
leaders africains et afro-descendants s'entendent facilement sur les faits
relatifs à l'histoire des peuples africains à travers l'esclavage
et la colonisation, du moins chaque fois qu'ils seront datés et
vérifiés. Mais le grand défi, c'est le sens qu'il
faut donner à cette histoire et par là même, l'action
sociale ou politique qu'elle doit entraîner. Ce débat fera l'objet
de notre prochain chapitre.
|