... le jeune Haïtien qui est né au
Québec, maintenant il n'est plus Haïtien. Il est
d'«origine» haïtienne. Il est Québécois. Parce que
la crise identitaire maintenant est présente. Pour transmettre
maintenant la mémoire à un jeune Haïtien, est-ce qu'ils
veulent accepter ou ils n'acceptent pas? Parce que qu'est-ce qui l'oblige
à accepter ce que je lui dis? Qu'est-ce qui l'oblige aussi à
aller faire une recherche, quand il est adolescent, est-ce que c'est important
pour lui de savoir ça? Voyez? Le blanc lui dit qu'il n'est pas
Québécois; sa mère à la maison lui dit qu'il est
Haïtien, dans la rue on lui dit qu'il est Noir, qu'il n'est pas
Québécois qu'il n'est pas Canadien (HTI01).
L'immigration est un facteur de rupture mémorielle
entre première et seconde générations des Africains et
Afro-descendants, et la rupture introduit nécessairement une distance
temporelle et spatiale. Ces distances associées à
l'expérience québécoise vécue comme étant
plus réelle et plus proche, par les Afro-descendants de seconde
génération, tend inévitablement à éloigner
ces derniers d'une histoire trop vague, souvent douloureuse, et parfois peu
utile à l'insertion sociale, du moins selon un des leaders ; et
dans cette logique, au sujet de la distance spatiale ressentie
vis-à-vis de cette histoire, un autre leader dira aussi :
First of all, geographically, you're not in the same place
where. I'm trying to teach you your history. You're not physically there,
you're not in the surroundings there, you don't feel it. So, there would be
some hindrance, yes. And it's difficult for somebody who was born in Quebec,
knows Quebec, this that, this is your home, and then you're telling them,
you're part of Jamaica, like, where? So yes, I would say, geographically, yes,
it's a hindrance (ANG04).
Après l'éloignement et la méconnaissance,
l'insensibilité est l'autre obstacle à la transmission de la
mémoire des Afro-descendants. Un autre leader, qui a essayé sans
grand succès d'intéresser la seconde génération
d'Afro-descendants à leur histoire à travers des
conférences dans des écoles secondaires du Québec, a pu
faire le constat de cette insensibilité :
Nous ne sommes pas sensibles à notre histoire...;
c'est la réalité parce que notre histoire, ce n'est pas quelque
chose qui est très riche, comme telle. Comme je l'ai dis, il y a
beaucoup de vides ; il y a une grande majorité de nous autres, nous
avons même honte de notre histoire. OK ? On ne peut pas avoir une
histoire, si nous avons honte pour faire cette histoire riche comme telle
(ANG01).
Ce leader a témoigné que dans certaines
écoles où est enseignée l'histoire des communautés
noires, dans beaucoup de cas, «les Noirs, les gens de notre
communauté », ne sont pas intéressés ; les plus
intéressés et les plus curieux au sujet de cette histoire, «
c'est des gens de la communauté blanche dit-il, parce que,
dans notre façon de penser, c'est que notre histoire, ça ne vaut
pas grand-chose.» Selon ce leader, les jeunes ont
intériorisé ce jugement d'infériorité et aspirent
naturellement à s'identifier à une histoire différente,
plus facile à assumer. Ce «conditionnement» amène les
jeunes générations d'Africains et d'Afro-descendants à
percevoir leur histoire comme un accident de parcours. Au total, voici le
portrait psychosociologique qu'a esquissé ce leader :
...nous avons toujours eu envie d'être quelqu'un
d'autre que d'être Noirs, au sein la communauté noire. Parce que,
pour être membre de la communauté noire, quand nous vivons dans
des sociétés semblables, on a beaucoup de désavantages. Et
ensuite il n'y pas des gens qui vont être très favorables à
s'associer avec des choses qui ne sont pas avantageuses pour eux. C'est pour
cette raison que nous avons été conditionnés dans cette
situation : quand nous regardons l'esclavage, les conditions qui ont suivi
l'esclavage et jusqu'à présent les discriminations, les
profilages raciaux, et tout ça, ça impose certaines conditions
sur notre façon de voir les choses (ANG01).
Effectivement, il semble que cette observation ne concerne pas
seulement les plus jeunes : les parents aussi, pour diverses raisons -
notamment, la lutte pour la survie au quotidien, pour l'emploi et le logement,
selon certains leaders - ne semblent pas non plus trop préoccupés
par l'enjeu historique. C'est ainsi, qu'un autre leader oeuvrant dans le
secteur de l'intervention en milieu communautaire, fera la même
remarque au niveau des parents :
L'affaire, c'est que les demandes ne viennent même
pas des Africains comme tels. C'est qu'on a eu des demandes des femmes
blanches, qui ont épousé des Africains, et elles aimeraient que
nous, on instaure des séances comme les samedis, où on parle de
la culture africaine, ou même des langues africaines pour leurs enfants,
pour qu'ils connaissent d'où viennent leurs pères, la culture de
leurs pères. Tu vois, ça c'est une demande qui est venue :
il y a des femmes d'origine européenne, des Québécoises...
C'est comme elles ont formé un groupe là, puis elles aimeraient
ça, pour leurs enfants (AFR04).
Face à cette réalité, les leaders, par
leurs caractères de militants - tel que nous l'avons montré dans
le profil des leaders - ne se contentent pas de ce constat d'apathie ;
ils vont plutôt déployer des stratégies à
différents niveaux (social, culturel et politique) pour essayer de
surmonter ces obstacles par des efforts de sensibilisation et de mobilisation,
dans une ligne d'action qui ressemble à cette déclaration d'un
leader haïtien :
[l'histoire haïtienne] est une source que
fierté pour les jeunes Haïtiens. Les jeunes Haïtiens sont
très fiers de leur origine. Donc, il va falloir les alimenter, les
outiller, les informer mieux, sur la réalité de leur pays, de
leurs ancêtres tout en leur rappelant qu'ils sont d'ici, et qu'ils ont
une place à occuper ici, et que ce n'est pas des cadeaux qu'on leur
fait, c'est des droits. Parce que c'est important qu'ils sachent d'où
ils viennent (HTI04).
4.3.2. Les obstacles externes : la mémoire
comme objet de lutte sociale
Ces obstacles émergent dans différentes
structures de la société d'accueil et sous différentes
formes : les manipulations des médias, l'apathie ou
l'indifférence institutionnelle et politique, etc. Mais comme pour
l'identité, les raisons évoquées pour ce refus de la
fatalité, pour cette option de promotion de la mémoire
sont : la crise d'identité prégnante parmi les jeunes de la
seconde génération et, cependant, le racisme et la discrimination
qui les assignent à une identité socialement construite :
Mais oui... Il faut qu'ils aient des repères. [...]
Et je me dis, l'assimilation, si nous étions Blancs, on pourrait parler
d'assimilation d'ici quelques années. Mais le Noir ne sera jamais
assimilé. Parce que ça là (montrant sa peau),
c'est toujours là pour te rappeler que tu es «vu» Noir, tu
viens d'ailleurs. Et nos enfants vont vivre ça. Mais comment
récupérer? Ils ne peuvent plus aller en Afrique pour revivre,
parler avec la grand-mère, parler avec le grand-père,
connaître les histoires. Mais c'est un point de repère: il faut
qu'ils s'approprient cet espace. Car la discrimination, ils vont la vivre,
comme Noirs. Mais il faut qu'ils aient des arguments, que non, nous sommes
aussi de ce pays. Parce qu'ils vont se reconnaître à travers les
aïeux des Québécois, mais eux aussi ont leurs aïeux qui
étaient ici (AFR04).
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