4.3. Problèmes de la transmission de la
mémoire.
Le sentiment de marginalité de «l'histoire des
Noirs» au Québec a été partout vivement
exprimé dans les discours, et l'appel de reconnaissance de la
participation à l'histoire du Québec était manifeste. Mais
en même temps, comme le démontrent les nombreuses identifications
à Mathieu Da Costa, la reconnaissance de cette contribution requiert
comme préalable, l'affirmation d'un statut de «groupe»
historiquement distinct au sein de la société. Ceci donne lieu
à un conflit de mémoires, induit par la rupture provoquée
par l'immigration, donc à une crise de sens dans l'histoire
vécue au Québec ; d'où le besoin ressenti de
«colmater la brèche» historique, dont la seconde
génération d'Africains et Afro-descendants est le symbole. Ce
besoin est évoqué en ces termes :
C'est la mémoire ; un peuple qui n'a pas de
mémoire, ce n'est pas un peuple. Il faut qu'on se rappelle. Et notre
rôle, c'est de dire à nos enfants: il y a eu ça! [...]
ils sont entre la culture d'ici et la culture de là-bas. C'est pour
cela qu'il y a beaucoup de problèmes. Il y a une tendance à la
drogue. Alors, il faut expliquer à ces gens-là l'origine.
L'histoire c'est très important! Ça. Ça ne doit pas
disparaître comme ça. C'est notre rôle à tous de le
faire (AFR01).
Dans tous les discours en effet, les troubles identitaires
sont directement inférés au déficit de mémoire. Il
existe donc un réel problème de transmission de la mémoire
dans ces communautés. Selon nos analyses, ces obstacles à la
transmission de la mémoire au sein des groupes africains et
afro-descendants sont de deux ordres : les obstacles internes et les
obstacles externes. Les obstacles internes sont essentiellement liés
à la connaissance de l'histoire au sein du groupe en soi, mais aussi
à la sensibilité vis-à-vis de cette histoire, et les
obstacles externes touchent au cadre institutionnel ou éducationnel du
pays d'accueil, et aux médias comme lieu d'éducation
populaire.
4.3.1. Les obstacles internes : méconnaissance
et insensibilité
La maxime la plus répandue chez les leaders africains
et afro-descendants, chaque fois qu'il est question de la seconde
génération, c'est qu'il faut savoir d'où l'on vient pour
savoir où l'on va.
They should inherit, in a way that they should know where
their ancestors came from. It's important for them to know where my mother, my
grandmother and everything came from. It's important to know it, to internalize
it, to know where you're going (ANG04).
Seulement, dans cet effort de transmission de la
mémoire, un défi de taille se dresse : les
aînés sont supposés connaître cette
«histoire» avant de pouvoir la communiquer, et c'est loin
d'être le cas.
Le problème, c'est que dans le passé, et
même encore maintenant, [notre histoire] n'était pas bien
écrite, comme telle. Parce que c'est un peu vague..., il y a de grands
vides; il y a des choses qui ne sont pas écrites et nous avons des
difficultés à rétablir notre histoire comme telle. C'est
différent avec l'Afrique, mais nous dans ce domaine-là, les
Antilles, l'Amérique... toute cette région, nous avons cette
difficulté-là (ANG01).
Même chez certains leaders africains, on avoue ne pas
être assez outillé pour assumer cette
responsabilité :
Parce que à chaque fois qu'on fait des colloques ou
des conférences ici, je me rends compte que même nous-mêmes
Africains, nous ne connaissons pas notre histoire en Afrique, et nous ne
connaissons pas notre histoire ici au Québec, à travers ces
Noirs-là qui sont venus, qui sont des Africains...(AFR04).
Mais d'autres l'ont déjà assumé de
diverses manières, notamment à travers des conférences
dans des écoles. Allant plus loin, d'autres leaders encore ont
carrément blâmé leurs «frères» africains
ou afro-descendants de ne pas s'intéresser à leur propre
histoire.
L'enjeu de la survie de la mémoire devient alors objet
de militantisme, lorsque les obstacles à sa construction et à sa
promotion se multiplient ; «militantisme» parce l'action ici vise,
dans la ligne des nouveaux mouvements sociaux, à sensibiliser les
groupes sur leurs propres intérêts (mobiliser) et à tenter
de susciter une réaction précise. Le défi peut se
résumer dans cette réflexion d'un des leaders haïtiens sur
les difficultés de la transmission de l'histoire (haïtienne) dans
une situation d'indécision et de crise identitaire :
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