Section I : Les caractéristiques du
micro-crédit
18. - Contenu de la section. Toutes
les caractéristiques du micro-crédit permettent d'expliquer les
raisons pour lesquelles les banques classiques ne s'intéressaient pas au
marché du micro-crédit. Une question essentielle qui se pose est
de savoir comment le micro-crédit peut surmonter les obstacles à
la distribution du crédit aux personnes à qui les banques
classiques n'avaient pas fait confiance. Ainsi, une étude
préliminaire sur les motifs qui conduisent à une réticence
des banques dans le marché du micro-crédit (§1)
est indispensable afin mieux comprendre les caractéristiques du
micro-crédit (§2)
§ 1. - La réticence bancaire en
matière de micro-crédit
19. - La terminologie. Bien que la France
soit un pays dont le niveau de bancarisation des populations est très
fort, un nombre important de ces populations, cinq à six millions de
personnes, soit 10% de la population, reste à l'écart du
système bancaire. Elles sont exclues de la sphère bancaire.
L'appellation d'exclusion bancaire du crédit est sujette à
caution puisqu'il n'existe pas de « droit au crédit ». Il vaut
mieux parler de l'absence ou de difficulté d'accès au
crédit bancaire32. La lutte contre cette exclusion s'inscrit
depuis des années dans la politique du gouvernement français.
Plusieurs mesures ont été adoptées notamment le droit pour
chaque individu de posséder un compte bancaire créé par la
loi Aubry de 1998 et l'instauration en 1999 d'un service bancaire de base pour
les plus démunis. Malgré ces efforts, l'accès au
crédit des ces populations n'est pas reconnu. Un doute sur la
reconnaissance du droit au crédit pourrait être émis
à la lecture de l'article L. 511-10 du Code monétaire et
financier qui fait référence au droit au crédit.
Toutefois, la formule légale n'a vocation qu'à encourager la
création des établissements de crédit à vocation
sociale. Le droit au crédit n'a pas encore et ne doit pas avoir son
existence juridique. Ainsi, les banques peuvent parfaitement refuser d'accorder
le crédit demandé par des personnes qui ne répondent pas
à leurs exigences. L'accès au crédit bancaire pour les
plus démunis demeure touj ours un obstacle essentiel.
20. - Les facteurs de la réticence
bancaire du micro-crédit. Comme les banques
perçoivent souvent le micro-crédit comme une activité
comportant un risque élevé et un faible rendement en raison de la
probabilité importante de défaillance et du coût de
traitement élevé des petits prêts, il existe une carence du
marché. Cette carence démontre que l'accès au financement
est perçu par les petites entreprises comme une contrainte majeure pour
leur création et développement. Plusieurs facteurs expliquent la
réticence des banques. Les obstacles qui caractérisent
l'imperfection du marché sont dus à l'asymétrie
d'information qui constitue une difficulté réelle pour les
banques dans la sélection de leurs clients, au coût
d'opération, au manque de garanties saisissables et à l'existence
d'un aléa moral.
32 . Emmanuel CONSTANS, « L'exclusion bancaire et
financière : outils de mesure et actions nouvelles », in Le rapport
moral sur l'argent dans le monde, éd. Association d'économie
financière, 2006, p. 364.
21. - La sélection de la
clientèle33. Le crédit fait intervenir un
facteur de temps, le décalage entre l'octroi de crédit et son
remboursement. Or, ce décalage temporel est une source
d'insécurité, de toutes les difficultés pour les
établissements de crédit. Pendant ce laps de temps, un certain
nombre d'événements peut survenir. Des risques peuvent
résulter de ce rapport de temps. En matière de crédit, il
s'agit du risque d'insolvabilité de l'emprunteur et d'immobilisation de
crédit auxquels les banques doivent faire face quotidiennement. Ainsi,
évaluer la dignité de crédit34 d'une personne
est une nécessité pour un banquier35. Cette notion
désigne la confiance qui peut être accordée à un
individu emprunteur ou demandeur de crédit. Il faut rappeler que
l'activité de distribution du crédit est une activité
commerciale. Le corollaire d'un tel trait caractéristique est la
réalisation de bénéfices. Pour pouvoir faire des
bénéfices au moyen de crédit, le banquier doit
procéder à une analyse de la dignité de crédit
avant de prendre une décision d'octroi ou de refus de crédit.
Cette analyse du risque de crédit conduit la banque à ne pas
contracter avec un emprunteur qui n'assumerait pas ses obligations de
remboursement et donc à exclure certaines catégories de personnes
jugées insolvables et trop risquées de sa sphère
commerciale. Le banquier est obligé d'être rationnel en
matière de distribution de crédit. En plus, face à une
forte concurrence, les établissements de crédit s'efforcent de
trouver des techniques qui viennent renforcer, à moindre coût,
rigoureusement la sélection des candidats à l'emprunt. Depuis
plus de 20 ans, en France comme dans le monde, est apparue une méthode
statistique qui, à partir des caractéristiques de chaque client,
établit la probabilité de sa défaillance. C'est une
méthode dite « de score ou scoring ». Le
crédit scoring est une méthode automatisée de
sélection de la clientèle généralement
fondée sur l'analyse statistique. Ce procédé permet
d'informatiser l'étude des demandes de crédit, ce qui en diminue
le coût36. Par sa forte capacité de traitement
d'informations objectives, via l'outil informatique, il permet une
sélection fine du risque de crédit. Dès lors la population
qui ne satisfait pas à cette forme de sélection se verra
automatiquement exclue du crédit. Cette technique est donc un facteur
aggravant l'exclusion financière du micro-crédit.
Il est essentiel de préciser que la méthode de
scoring est une méthode statistique qui se base sur le
traitement des informations. Elle permet une appréciation objective. Le
facteur d'appréciation humain a assez largement disparu. La prise en
compte de l'individu
33. Nicola EBER, Sélection de clientèle et
exclusion bancaire, Rev. Eco. Fin, 2000, p. 79-96.
34. Notion d'origine allemande, kredit würdugkeit.
35. A. SALGUEIRO, Les modes d 'évaluation de la
dignité de crédit d 'un emprunteur, thèse
Université d 'Auvergne, Clermont-Ferrand I, 2004.
36. Dominique MONERA, « le crédit scoring et le
risque client », Banque, 1991, p. 801.
lui-même s'efface derrière les critères
retenus. L'indisponibilité des informations est donc incompatible avec
cette méthode. Le manque d'information peut conduire facilement les
établissements de crédit à écarter un client
potentiel ou non.
22. - 1. L 'asymétrie d'informations.
Le scoring ne peut pas être effectué en
l'absence d'informations sur le client. Avant d'accorder le crédit, le
banquier a besoin de s'informer sur un client potentiel et sur son projet
d'investissement afin d'éviter d'accorder son capital à des
personnes peu sérieuses ou aux projets peu rentables. Les informations
sont disponibles sans trop de coûts pour des clients avec des
activités formelles et organisées, inscrites au registre du
commerce et des sociétés ou payant régulièrement
des impôts. En revanche, la plupart des entrepreneurs du secteur informel
ainsi que de nombreux agriculteurs dans les pays en voie de
développement ne se trouvent pas dans cette situation, et il est presque
impossible pour le banquier de s'informer sans beaucoup de frais. Cela exclut
d'office certaines catégories de population d'un accès au
crédit.
Selon la théorie de l'asymétrie d'informations,
le rationnement du crédit est forcément lié au
problème d'accès inégal à l'information tant par le
créditeur que par le débiteur. Au Cambodge où le secteur
agricole est dominant, les risques auxquels les agriculteurs doivent faire face
sont souvent très importants. Il est assez coûteux pour les
banquiers de trouver des informations qu'il lui faut pour consentir un
prêt à l'agriculteur. Le coût élevé de
l'opération est un deuxième obstacle qui est étroitement
lié au problème d'asymétrie d'informations. En effet, les
frais fixés sont les mêmes pour la banque, quel que soit le
montant du prêt demandé. Les petits prêts
représentent donc des projets peu rentables pour la banque.
23. - L'atout principal du secteur informel.
D'ailleurs, il est intéressant ici d'observer que les
opérateurs de crédits informels arrivent mieux à
contourner le problème d'informations et de risques que les acteurs
formels. L'activité des usuriers se trouve souvent dans les zones
géographiquement bien localisées où l'information sur le
client potentiel est facile à obtenir grâce à la
proximité. Il ne s'agit pas d'un banquier éloigné du
terrain, mais plutôt de quelqu'un qui vit dans le milieu, connaissant
parfaitement les clients, et devant lequel il est difficile de cacher des
informations. Ils peuvent donc évaluer les risques et fixer le taux
d'intérêt en fonction de ces risques.
On peut dire finalement que l'asymétrie d'informations
conduit souvent les
banquiers à surestimer le risque lié au
crédit. Par conséquent, les banquiers sont souvent amenés
à exiger une garantie. L'accès au financement devient alors plus
compliqué pour les créateurs n'ayant pas de garanties à
fournir.
24. - 2. L 'absence de garanties.
Les méthodes utilisées par les banquiers sont
nécessaires, mais elles demeurent insuffisantes. Sachant que le
crédit est un acte de confiance et fait intervenir un rapport de temps,
un certain nombre d'événements peuvent se produire et venir
fausser l'analyse au départ. Ainsi, les banquiers exigent souvent les
garanties de l'emprunteur, garanties qui peuvent prendre plusieurs formes. Il
est évident qu'il peut y avoir des crédits en blanc à
condition que la proximité existant entre le banquier et son client soit
déterminante pour construire la confiance. À défaut d'une
telle relation de proximité relationnelle s'alimentant de la
proximité géographique, sociale et mentale, le banquier doit
être rationnel en exigeant des garanties afin d'éviter que la
confiance ne dégénère en confiance aveugle, ne bascule
vers la crédulité. Le crédit est donc inégalitaire
puisqu'il met en balance le risque et la garantie. Plus le risque est grand,
plus les garanties doivent être importantes. Les personnes modestes
auxquelles l'octroi d'un crédit est considéré comme
risqué ne peuvent pas, par définition, offrir de garantie et se
trouvent donc exclues de l'accès au crédit. Ainsi, les
entrepreneurs informels sont défavorisés puisqu'ils n'ont souvent
pas de local fixe ou des équipements de valeurs importantes saisissables
en cas de défaillance. Sur ce point, l'usurier peut parfaitement assurer
le recouvrement de ses créances en liant le prêt à des
paiements en nature, telle que la culture de rente. Le secteur bancaire formel
aurait du mal à avoir recours à cette technique de garantie.
L'absence de garantie saisissable est donc une cause d'exclusion du
crédit. Elle peut, en plus, aggraver l'aléa moral que les
banquiers ont sur les demandeurs de crédit.
25. - L'aléa moral37. Le
problème de fond se trouve dans les conditions de l'aléa moral
qui caractérise les rapports économiques entre les agents
économiques. Les intérêts des agents économiques
pourraient ne pas être dans le même sens. Le prêteur a
intérêt à ce que le prêt soit remboursé, alors
qu'il est de l'intérêt de l'emprunteur de ne pas rembourser le
crédit dans certains cas. Cette tentation, appelée l'aléa
moral, explique la réticence du banquier à prêter de
l'argent à un entrepreneur sans garanties saisissables ou à
quelqu'un qui habite loin de la banque. L'implantation des banques peut
également constituer une
37. David LEEGE, Dans quelle mesure la microfinance et la
formation agricole peuvent-elles contribuer à la réduction de la
pauvreté dans une région défavorisée du Cambodge,
thèse université de Montpellier I, 2003.
cause d'exclusion indirecte. Il s'agit d'une sélection
indirecte, ce qui défavorise encore les populations qui habitent dans le
milieu rural.
26. - L'environnement juridique. Enfin, la
réticence bancaire du micro-crédit peut trouver également
sa cause dans l'environnement juridique existant. Pour les banquiers, un
certain nombre d'obligations leur est imposé notamment l'obligation de
respecter le ratio de solvabilité de 8%. Cette obligation est
indiscutable mais elle conduit à décourager les banquiers de
s'impliquer dans le domaine du micro-crédit. Ainsi, l'évaluation
du risque de crédit a une incidence directe sur le ratio bancaire. Plus
le risque est élevé, plus ils doivent veiller à augmenter
les fonds propres afin de respecter le ratio de solvabilité, ce qui
n'est pas sans incidence sur la rentabilité des établissements de
crédit. En plus, il faut noter que les procédures de
rétablissement personnel qui viennent d'être récemment
définies, peuvent aussi amener les banques à se montrer plus
restrictives dans la distribution de crédit en renforçant leurs
critères de sélection. On y gagnera dans la prévention et
le traitement du surendettement, mais l'accès au crédit pour les
populations à risque élevé sera encore plus difficile,
même pour celles d'entre elles qui peuvent faire preuve d'une certaine
solvabilité. En effet, l'inscription au fichier des incidents de
remboursements des crédits aux particuliers (FICP) en est
également une source. En principe, les personnes inscrites au FICP ne
sont exclues du crédit que de facto car, juridiquement, cette
inscription ne vaut pas interdiction de leur prêter et les
établissements de crédit n'ont, par ailleurs, pas d'obligation de
consulter le FICP avant d'accorder un crédit38. La
réticence de la banque en matière d'accès au crédit
tient donc aussi au risque de surendettement qui tend souvent à
être surestimé39.
27. - L'enjeu du micro-crédit.
Ces observations permettent de mieux appréhender la
situation des populations les plus défavorisées face au
crédit et à comprendre leur exclusion de tout recours à
des financements formels. Une telle exclusion liée à
l'impossibilité de satisfaire les critères de stabilité et
d'ancienneté requis de plus en plus dans le système de
sélection. Il faut noter qu'actuellement en France, moins du quart des
créateurs d'entreprise bénéficient d'un concours bancaire.
Toutefois, les populations écartées expriment les besoins qu'il
n'est pas illégitime de financer des projets valorisant la personne
humaine, favorisant le confort familial ou améliorant la vie quotidienne
et qui
38. Emmanuel CONSTAN, préc., p. 364.
39. Emanuel CONSTAN, préc., p. 370.
méritent d'être anticipés. En outre, cette
situation d'exclusion n'est pas acceptable en terme d'équité
sociale40. L'accès au crédit est une source de
production, de consommation, voire de constitution de patrimoine. A ce titre,
le problème n'est pas seulement humain, il y a aussi un enjeu
économique. Ainsi, trouver des solutions de financement pour tous ceux
qui n'y ont pas accès, et en même temps les adapter pour tenir
compte de la spécificité de leur situation doit s'inscrire
désormais comme un objectif prioritaire. Pour faire face à ce
problème et débloquer la situation d'exclusion de l'accès
au crédit, un nouveau concept de crédit - le micro-crédit
- a été créé. Il s'agit donc de comprendre les
caractéristiques de cette nouvelle conception de la distribution de
crédit. Celles-ci permettent de comprendre pourquoi le
micro-crédit peut lever les obstacles relatifs à l'accès
au crédit des personnes défavorisées, obstacles sur
lesquels les banques traditionnelles se fondent pour justifier le rejet du
crédit demandé.
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