1.1.1 La jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l'homme
La Commission européenne n'a pas véritablement
développé la portée du droit du récepteur
d'être à l'abri de certaines formes de prosélytisme. Tant
pour l'affaire H. W. que pour l'affaire Van Den Dungen -
autrement dit les deux affaires où une ingérence à
l'article 9, respectivement 10, s'est vue justifiée par le but de
protéger les droits d'autrui - la Commission s'est contentée de
faire le
122 GARAY, « Liberté Religieuse et
Prosélytisme. L'Expérience Européenne », op. cit., p.
8
constat que ladite mesure était la moins attentatoire.
Elle a estimé par deux fois qu'il n'était pas interdit aux
requérants de mener leur activité de propagation par d'autres
moyens. Pour H. W., il s'agissait simplement de proclamer ses convictions sans
troubler l'ordre public, tandis que Van Den Dungen n'était soumis
à une injonction que « pour une durée limitée et une
zone bien précise ».123 Dans aucun cas la Commission
n'explique dans quelle mesure cette forme de propagation porte atteinte aux
droits d'autrui, et pourquoi il peut donc être considéré
comme nécessaire que l'Etat s'ingère dans l'exercice du droit de
la source.
Kokkikanis c. Grèce
La Cour en revanche s'est prononcée, dans les affaires
grecques, sur les droits de l'individu récepteur. Dans l'affaire
Kokkinakis tout d'abord, la Cour, après avoir constaté
que la mesure incriminée poursuivait un but légitime, à
savoir la protection des droits et libertés d'autrui,124
« met en balance cette protection légitime avec le comportement
reproché au requérant »125 afin de
déterminer si cette ingérence était bel et bien
nécessaire dans une société démocratique. A cet
égard elle affirme « qu' [i] l échet d'abord de distinguer
le témoignage chrétien du prosélytisme abusif: le premier
correspond à la vraie évangélisation qu'un rapport
élaboré en 1956, dans le cadre du Conseil oecuménique des
Eglises, qualifie de « mission essentielle » et de «
responsabilité de chaque chrétien et de chaque église
». Le second en représente la corruption ou la déformation.
Il peut revêtir la forme d'« activités [offrant] des
avantages matériels ou sociaux en vue d'obtenir des rattachements
à [une] église ou [exerçant] une pression abusive sur des
personnes en situation de détresse ou de besoin », selon le
même rapport, voire impliquer le recours à la violence ou au
« lavage de cerveau »; plus généralement il ne
s'accorde pas avec le respect dû à la liberté de
pensée, de conscience et de religion d'autrui ».126
123 Van Den Dungen c. Pays-Bas, n° 22838/93,
décision du 22 février 1995, D. R. 80, §2
124 Kokkinakis c. Grèce, n° 14307/88,
arrêt du 25 mai 1993, série A n° 260-A, §44. On
relève encore une fois le choix de la Cour de faire usage de termes se
référant explicitement au christianisme en citant un rapport du
Conseil oecuménique des églises, plutôt que d'opter pour
des termes neutres et généraux. Est-ce vraiment à la Cour
de distinguer le témoignage chrétien, la « vraie
évangélisation », du « prosélytisme abusif
»? Il nous semble que la Cour n'a pas à se préoccuper de
savoir ce qui est une pratique légitime ou non au sein d'une religion,
mais plutôt d'établir une définition et des critères
juridiques permettant de déterminer objectivement la limite entre une
propagation respectueuse des droits d'autrui et le « prosélytisme
abusif ». Or la Cour refuse explicitement de donner une définition.
Rigaux critique durement cette attitude de la Cour: « Quel est ce langage
dans le chef d'une juridiction qui devrait, plus qu'aucune autre, respecter la
règle du pluralisme idéologique et de l'égalité de
toute forme de croyance ou d'incroyance? » RIGAUX François, «
L'Incrimination du Prosélytisme Face à la Liberté
d'Expression », Revue Trimestrielle des Droits de l'Homme, vol.
17, 1994, pp. 146
125 Kokkinakis c. Grèce, n° 14307/88,
arrêt du 25 mai 1993, série A n° 260-A, §47
126 Ibidem, §48
D'après la Cour, certaines formes de propagation des
croyances mettent donc en danger la liberté de pensée, de
conscience et de religion du récepteur. Toutefois, la Cour estime que le
gouvernement grec n'a pas démontré suffisamment en quoi le
requérant « aurait essayé de convaincre son prochain par des
moyens abusifs ».127
On peut regretter l'absence d'argumentation de la part de la
Cour, permettant de mieux saisir à partir de quel seuil la
liberté de religion du récepteur est menacée. La
définition qu'elle reprend du Conseil oecuménique des
églises doit-elle être considérée comme pouvant
avoir une portée générale, valable pour l'ensemble des cas
de limitations à la propagation des croyances? Quoiqu'il en soit, cette
définition est bien peu précise à des fins juridiques. En
effet, le fait de promettre des « avantages matériels ou sociaux
» aux nouveaux convertis doit-il réellement être un
critère d'identification du « prosélytisme abusif »?
Imaginons par exemple un individu qui se convertit à une croyance
particulière, interpellé par les gestes de
générosité de la personne source. Y a t-il eu pour autant
prosélytisme « abusif »? Il peut arriver que la distribution
d'une aide ou d'un service soit conditionnée à l'adhésion
à une certaine croyance / communauté, et que l'individu
récepteur, pour bénéficier de cette aide, rejoigne ce
mouvement religieux, de manière superficielle et temporaire, le temps de
profiter de ce service. Si de telles pratiques sont manifestement contraires
à l'éthique, fautil pour autant les considérer comme des
violations de la liberté de pensée, de conscience et de religion
d'autrui? Et si la personne se convertit authentiquement malgré une
méthode douteuse du point de vue éthique, peut-on aller à
l'encontre de la volonté du nouveau sympathisant en lui disant que son
consentement a en réalité été vicié et que
sa liberté de religion a en fait été bafouée?
Quant à la notion de « pression abusive »,
elle est un peu vague et offre bien peu d'indications pour distinguer la
propagation légitime de celle qui porte att einte à la
liberté de religion ou de conviction du récepteur. Se pose
également la question des bénéfices intangibles promis aux
nouveaux croyants. Le fait d'annoncer au récepteur que sa conversion lui
apporterait certains bénéfices spirituels, émotionnels,
psychologiques ou voire même des bénédictions
matérielles (divines) serait-il de la manipulation
d'autrui?128
Derrière ce refus de la Cour de définir la
prosélytisme abusif in abstracto, il faut sans doute
127 Ibidem, §49
128 STAHNKE, « Proselytism and the Freedom to Change
Religion in International Human Rights Law », op. cit., pp. 340-341
voir le malaise d'une chambre divisée sur cette question.
129
Alors qu'elle explique pourtant qu'il va falloir mettre en
balance le comportement du requérant avec la liberté religieuse
de la personne réceptrice,130 la Cour ne s'attache pas
à analyser les faits du cas d'espèce au regard de cet
énoncé et ne tente pas d'appliquer cette distinction qu'elle
énonce pourtant, entre « vraie évangélisation »
et « prosélytisme abusif ».131 Le gouvernement grec
avait pourtant estimé que l'insistance de Kokkinakis et sa façon
d'aborder Mme Kyriakaki132 constituaient une attitude
délictueuse. La Cour n'a pas jugé nécessaire d'expliquer
en quoi ceci n'était pas du prosélytisme abusif, ni en quoi cette
ingérence n'était pas proportionnelle au but poursuivi.
La Commission a été un peu plus loquace sur ce
point. Elle estime d'une part que les propos et l'expression d'opinions
attribués au requérant étaient manifestement inoffensifs
et ajoute qu'elle voyait mal par conséquent en quoi ils auraient pu
porter atteinte à la liberté de conscience religieuse de Mme
Kyriakaki.133 De plus, la Commission remarque que sa soi-disante
inexpérience, sa faiblesse intellectuelle et sa naïveté
n'avaient pas été démontrées.134
Deux critères émergent donc dans ce raisonnement
de la Cour visant à déterminer si l'activité de Kokkinakis
constituait ou non une forme de prosélytisme « abusif ». Il y
a d'une part la nature de l'acte lui-même, jugé inoffensif; et il
y a d'autre part la situation de la réceptrice, dont les soi-disantes
fragilité et vulnérabilité sont remises en question par la
Commission. On peut regretter que la Cour n'ait pas davantage
élaboré son argumentation sur la base de ces critères
utilisés par la Commission.
129 La doctrine a souvent reproché à la Cour de
ne pas avoir motivé davantage son arrêt sur ce point. Voir par
exemple SURREL Hélène, « La Liberté Religieuse Devant
la Cour Européenne des Droits de l'Homme », Revue Fran
çaise de Droit Administratif, 1 1ème
année, vol. 3, 1995, p. 579
130 Kokkinakis c. Grèce, n° 14307/88,
arrêt du 25 mai 1993, série A n° 260-A, §47
131 La Cour se contente de relever que les juridictions
grecques n'ont fait que reproduire les termes de la loi dans leur jugement,
« sans préciser suffisamment en quoi le prévenu aurait
essayé de convaincre son prochain par des moyens abusifs. » Ibidem,
§49
132 La Grèce mentionnait l'inexpérience, la
naïveté et la faiblesse intellectuelle de cette dernière
(Ibidem, §9-10) et dénonçait « [l'] analyse «
habile » des Saintes Ecritures [de la part du requérant], propre
à « leurrer » la plaignante » (Ibidem, §46).
133 Kokkinakis c. Grèce, n° 14307/88,
rapport du 3 décembre 1991, HUDOC, §72
134 Ibidem, §73
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