Larissis et autres c. Grèce
Dans la perspective de l'identification des droits du
récepteur, l'arrêt Larissis et autres c. Grèce du
24 février 1998 est particulièrement pertinent. En effet,
après avoir constaté que la limitation à la liberté
des officiers, de propager leurs croyances était prévue par la
loi,135 et poursuivait un but légitime - la protection des
droits et libertés d'autrui -,136 la Cour examine la
nécessité de cette ingérence. Elle établit alors
une distinction entre la propagation exercée à l'égard des
soldats et le prosélytisme envers les civils.137
La propagation au sein de l'unité de l'armée de
l'air grecque prenait la forme de discussions répétées,
généralement engagées par les officiers, avec politesse,
incitant les soldats à lire la Bible et à rejoindre leur
église, leur promettant parfois qu'ils verraient des miracles s'ils se
convertissaient. A cet égard, « [l]a Cour relève (...) que
la structure hiérarchique qui constitue une caractéristique de la
condition militaire peut donner une certaine coloration à tout aspect
des relations entre membres des forces armées, de sorte qu'un
subordonné a du mal à repousser un supérieur qui l'aborde
ou à se soustraire à une conversation engagée par
celui-ci. Ce qui, en milieu civil, pourrait passer pour un échange
inoffensif d'idées que le destinataire est libre d'accepter ou de
refuser peut, dans le cadre de la vie militaire, être perçu comme
une forme de harcèlement ou comme l'exercice de pressions de mauvais
aloi par un abus de pouvoir ».138 Par conséquent la
Grèce était fondée à prendre des mesures pour
protéger les droits des subordonnés au sein des forces
armées.
Dans le cas d'espèce, c'est donc la nature
(hiérarchique) de la relation existant entre la source et le
récepteur qui représente le critère déterminant
permettant d'établir si la liberté de religion et de conviction
du récepteur était menacée.
En ce qui concerne le prosélytisme entre civils, la
Cour conclut en revanche à une violation de la liberté de
religion ou de conviction des requérants. Elle estime en effet qu'il n'y
avait pas de pression ni de contrainte du même ordre que celle
exercée sur les soldats. En effet, les civils ne se sont pas sentis
obligés d'écouter les requérants, et dans les deux cas, ce
sont les civils qui ont fait
135 Larissis et autres c. Grèce, n°
23372/94, n° 26377/94, n° 26378/94, arrêt du 25 février
1998, Recueil des arrêts et décisions, 1998-I,
§§39-42
136 Ibidem, §44
137 La Cour suit en fait le raisonnement développé
par la Commission dans la même affaire. Larissis, Mandalaridis and
Sarandis v. Greece, n° 23372/94, n° 26377/94, n° 26378/94,
report, 12 september 1996, HUDOC, §§72-82
138 Larissis et autres c. Grèce, n°
23372/94, n° 26377/94, n° 26378/94, arrêt du 25 février
1998, Recueil des arrêts et décisions, 1998-I, §51
appel aux requérants. La Cour relève, en ce qui
concerne Mme Zounara, qu'elle se trouvait dans un « état de
désarroi », sans estimer toutefois qu'il était établi
qu'elle fût « dans un état mental commandant une protection
particulière contre les activités évangélisatrices
des requérants, comme en témoigne le fait qu'elle a pu finalement
prendre la décision de briser tout lien avec l'église
pentecôtiste ».139
Comme la Commission dans l'affaire Kokkinakis, la Cour admet
ainsi implicitement que l'état de vulnérabilité du
récepteur pourrait entrer en compte dans la détermination du
prosélytisme de « mauvais aloi ». De plus elle utilise le fait
qu'elle ait manifestement conservée la liberté de quitter ce
mouvement comme un indicateur prouvant qu'elle n'était pas forcée
de se convertir.
Si l'on peut se réjouir de ce que la Cour ait
été plus précise dans la détermination du seuil
où la liberté de la source de propager ses croyances devient du
prosélytisme abusif, cet arrêt comporte toutefois une faille
majeure, mise en évidence en particulier par le juge Van Dijk dans son
opinion partiellement dissidente.
En effet, la façon dont la Cour, et avant elle la
Commission, traite du cas du soldat Kafkas nous semble poser un
véritable problème. Car ce soldat, qui a finalement rejoint
lui-même l'église pentecôtiste suite à ses
discussions avec les requérants, affirme qu'il n'a pas subi de pression
en ce sens et qu'il a librement consenti aux échanges qu'il a eu avec
les requérants. Or la Cour va à l'encontre de cette
appréciation des faits, en estimant que « M. Kafkas, comme les deux
autres soldats, a dû se sentir dans une certaine mesure contraint, voire
obligé de participer à des discussions religieuses avec les
requérants et peut-être même de se convertir à la foi
pentecôtiste. »140 Le juge Van Dijk s'étonne
à juste titre que la Cour n'ait pas davantage examiné les
circonstances permettant d'estimer que le témoignage du soldat Kafkas
n'était pas crédible. « [L]a Cour n'aurait pas dû s'en
remettre aux juridictions internes pour ce qui est des dépositions du
soldat
139 Ibidem, §59
140 La Cour, étonnamment, s'appuie sur le simple fait
que les juridictions internes, « mieux placées qu'elle pour
établir les faits de la cause », ont eu « l'occasion
d'apprécier les preuves, y compris le comportement et la
crédibilité de M. Kafkas » (§53). Or le jugement en
première instance a eu lieu en l'absence du prévenu, et s'est
donc appuyé principalement sur le témoignage de son père,
selon lequel il aurait été manipulé par les officiers pour
quitter l'église orthodoxe. Le juge Van Dijk regrette la position
adoptée par la Cour, et affirme qu'elle « avait (...) la
compétence de se prononcer sur le fait que la Cour d'appel, bien qu'elle
eût entendu la déposition de M. Kafkas lui-même, ait
souscrit au raisonnement du tribunal en première instance sur la
question, lequel n'avait pas entendu comme témoin le soldat Kafkas, mais
uniquement son père. (...) Je vois mal pourquoi la Cour accepte sans
examen ni contrôle les constats des juridictions internes quant au
prosélytisme à l'égard de soldats alors qu'elle adopte un
point de vue critique pour ces constats concernant le prosélytisme
vis-à-vis de civils. ». Ibidem, opinion partiellement dissidente du
juge Van Dijk.
Kafkas et de son père, et aurait dû, faute
d'indications contraires, accorder plus de poids au témoignage de la
prétendue victime de prosélytisme qu'à celui d'un
témoin dont la déposition s'appuyait sur une connaissance par
ouï-dire. »
La légèreté avec laquelle la Cour traite
cet aspect de l'affaire est d'autant plus gênante qu'elle y pose un
principe controversé, à savoir qu'une conversion, bien que
jugée authentique par le converti lui-même, pourrait être en
réalité viciée, et représenter une violation du
droit à la liberté de pensée de conscience et de religion
de l'individu récepteur. Nous verrons plus loin qu'un tel principe
repose sur une certaine conception de l'être humain et de sa
capacité à choisir son orientation religieuse, qui divise tout
autant la doctrine que les juges. Mais avant cela, il nous paraît
essentiel d'identifier plus explicitement certains critères dont la Cour
pourrait se servir de manière plus systématique lorsqu'elle
détermine le prosélytisme, afin de faire gagner en
légitimité et en force son raisonnement qui a eu tendance
à rester un peu rapide et superficiel en la matière.
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