1.1.2 Quelques critères pour une
détermination objective du prosélytisme « abusif »
Déterminer dans quelles conditions la propagation de
croyance porte atteinte à la liberté de pensée de
conscience et de religion d'autrui n'est assurément pas une tâche
facile. On l'a vu, la Cour a eu bien du mal à s'en acquitter de
façon convaincante. Nous nous proposons donc de passer en revue cinq
indicateurs qui pourraient guider la Cour à cet effet, à savoir
d'une part la nature de l'acte de propagation lui-même, le lieu de son
déroulement, la nature de la relation entre la source et le
récepteur, la situation personnelle du récepteur, ainsi que la
possibilité pour le récepteur, de quitter le mouvement duquel il
se serait rapproché.141 En dehors du lieu de l'action, les
quatre autres critères ont déjà été
utilisés implicitement par la Cour ou la Commission, comme nous l'avons
relevé précédemment. C'est en illustrant et en appliquant
ces critères aux faits des cas traités par la Cour que nous
tenterons d'en démontrer la pertinence.
141 STAHNKE, « The Right to Engage in Religious
Persuasion », op. cit., pp. 642-648, qui propose « quatre variables
» » pour identifier la ligne de démarcation entre
prosélytisme légitime et abusif. Ces quatre variables sont: les
caractéristiques de la source, les caractéristiques de la cible,
le lieu où le prosélytisme s'est déroulé, et la
nature de l'acte lui-même. Plutôt que d'aborder les
caractéristiques de la source, nous avons préféré
un indicateur qui tienne compte de la relativité de la position de la
source en fonction de celle du récepteur (relation source -
récepteur), et qui a été le critère
déterminant dans l'argumentation de la Cour et de la Commission en
l'affaire Larissis.
1.1.2.1 La nature de l'acte de propagation des
croyances
C'est par la nature de l'acte de propagation en tant que tel
qu'il faut sans doute commencer pour déterminer si ce comportement tend
à menacer la liberté d'autrui en matière de religion ou de
conviction. A cet égard, la distribution de tracts comme c'est le cas
dans l'affaire Arrowsmith, la discussion - ou plutôt le
monologue - de Kokkinakis, les déclarations tonitruantes de H. W. et
même la distribution de photos et les interpellations de Van Den Dungen
sont des actes relativement « inoffensifs », dont le degré de
contrainte est par nature très faible, et qui ne représentent pas
à priori un danger pour la liberté religieuse d'autrui.
Il en va déjà autrement dans l'affaire
Larissis, eu égard à l'insistance et la
répétition des discussions qui auraient été
engagées par les requérants à l'égard de certains
soldats,142 et qui s'apparenteraient à du harcèlement.
Ni la Cour ni la Commission n'ont donné d'importance particulière
à ces circonstances.
Le type de communication émis par le pasteur Murphy se
trouve sans doute en bas de l'échelle mesurant le degré de
contrainte en ce qui concerne son contenu (un appel à
réfléchir à l'identité du Christ et une invitation
à assister à la projection d'un film). En revanche, le moyen de
communication de l'annonce - la radiodiffusion - porte une dimension
contraignante plus forte: en effet, comme le relève la High Court
irlandaise, « l'auditeur d'une station de radio privée est en
pratique obligé d'écouter la publicité ».143
Autrement dit, l'auditeur peut se trouver confronté à un
message qu'il ne souhaitait pas forcément entendre. Dans ce genre de cas
il faut donc tenir compte non seulement du contenu, mais aussi du contenant,
pour déterminer le degré de contrainte d'une telle annonce.
Nous avons mentionné déjà l'affaire
Pitkevitch, affaire pour laquelle la Cour a malencontreusement
écarté une analyse substantielle sous l'angle de l'article 9. Les
faits reprochés à la requérante atteignent un degré
de contrainte sérieux, puisqu'elle aurait proposé un chantage
à certains prévenus, leur promettant une issue plus favorable
s'ils se convertissaient.144 La Cour n'a pas analysé ces
faits dans sa décision.
142 L'un des soldats aurait été abordé
une trentaine de fois par l'un des requérants et une cinquantaine par un
autre des requérants. Larissis et autres c. Grèce,
n° 23372/94, n° 26377/94, n° 26378/94, arrêt du 25
février 1998, Recueil des arrêts et décisions, 1998-I,
§9
143 Murphy c. Irlande, n° 44179/98, arrêt du
10 juillet 2003, CEDH 2003-IX (extraits), § 12
144 Pitkevitch v. Russia, n° 4793 6/99, decision, 8
February 2001, HUDOC, facts
Il est à la fois symptomatique et regrettable que la
Cour, lorsque confrontée au cas de contrainte le plus grave, ait
refusé d'entrer en matière sur cette question. L'affaire en
question concernait sept personnes qui contestaient le traitement dont elles
ont été l'objet du fait de leur appartenance à une «
secte » dangereuse.145 Suite à la plainte
déposée par leurs familles, ces membres de ladite secte ont en
effet été mis en détention alors que la secte était
investiguée, avant que la police ne les remette aux mains de leurs
familles et de l'association Pro Juventud. L'association, en collaboration avec
les familles, et avec le consentement de la police, a détenu les
requérants dans un hôtel pendant neuf jours afin de les soumettre
à un processus de « déprogrammation ».146
Lorsqu'ils portèrent plainte pour détention
illégale, les juridictions espagnoles relaxèrent les
accusés, du fait que leur mobile était légitime,
philanthropique et bien intentionné de sorte que le délit de
détention illégale n'était pas
constitué.147
Lors de l'examen de l'affaire, la Cour conclut à juste
titre que l'article 5§1 de la Convention (droit à la liberté
et à la sûreté) a été violé, mais elle
n'estime pas nécessaire d'entrer en matière pour ce qui concerne
une éventuelle violation de l'article 9, jugeant que c'est « la
détention des requérants [qui] se trouve au coeur des griefs sous
examen ».148
La « déprogrammation », effectuée en
l'occurrence par un psychologue et un psychiatre, et contre la volonté
des requérants est une méthode dont la compatibilité avec
l'article 9 mériterait d'être questionnée.149
Hors du contexte européen en revanche, le Comité des droits de
l'homme a jugé contraire à l'article 18 du Pacte relatif aux
droits civils et politiques « le système de conversion
idéologique » qui vise à changer les opinions politiques
d'un prisonnier en échange d'avantages et d'un traitement favorable en
prison.150
145 Riera Blume et autres c. Espagne, n° 37680/97,
arrêt du 14 octobre 1999, CEDH 1999-VII. Les adeptes y étaient
exploités, incités à la prostitution et
séparés de leur proches et de leur famille (§13).
146 Ibidem, §14
147 Ibidem, § 16
148 Ibidem, §38
Voir aussi à ce sujet MCBRIDE Jeremy, « Autonomy of
Will and Religious Freedom », in FLAUSS Jean-François (ed.), La
Protection Internationale de la Liberté Religieuse, Bruylant,
Bruxelles, 2002, p. 128
149 Voir à cet égard cette remarque de GARAY,
« Liberté Religieuse et Prosélytisme: l'Expérience
Européenne », op. cit., p. 27: « Le risque est grand de voir
se constituer en Europe une croisade, entreprise au nom de la sauvegarde des
intérêts des individus, qui bafouerait à son tour les
droits élémentaires de la personne humaine »
Ce qu'ont soutenu les juridictions espagnoles en substance,
à savoir que la fin justifierait les moyens et que le «
deprogramming », effectué pour le « bien » des personnes
visées est par conséquent légitime, nous semble être
un raisonnement très contestable.
150 Kang c. République de Corée,
Communication n° 878/1999, constatations du 23 juillet 2003
(CCPR/C/78/D/878/1999), §7.2. L'affaire concernait un citoyen
coréen emprisonné pour avoir travailler en tant qu'espion
à la solde du régime de Pyongyong (Corée du Nord). «
Pour ce qui est de l'allégation de l'auteur selon laquelle le
«système de conversion idéologique» constitue une
violation des droits qui lui sont reconnus par les articles 18, 19 et 26 du
Pacte, le Comité note le caractère contraignant d'un tel
système, qui est maintenu par le biais du «système de
serment d'obéissance à la loi» et qui est appliqué
d'une manière discriminatoire en vue de modifier les opinions politiques
d'un prisonnier en lui offrant des incitations sous la forme d'un traitement
préférentiel et de meilleures chances d'obtenir une
libération conditionnelle. Le Comité considère qu'un tel
système, dont l'État partie
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