1.1.2.2 Le lieu de la propagation des croyances
Le lieu où se déroule l'action est
également un indicateur pertinent pour parvenir à
déterminer si la propagation prend une tournure abusive. Le
récepteur a-t-il volontairement choisi de venir entendre la source, ou
bien a-t-il été confronté à ce message
malgré lui?151 Est-il dans une situation d'auditeur «
captif », forcé de réceptionner la propagation des croyances
de la source?152
Dans les affaires Pitkevitch et Larissis
(pour ce qui concerne les soldats), les activités de propagation
religieuse incriminées se sont déroulées sur le lieu de
travail, auprès de personnes, semble-t-il, qui n'avaient pas
réellement d'autre choix que d'écouter les propos de ces croyants
qui cherchaient à les convaincre. Le fait que les personnes
réceptrices soient dans une situation où elles n'ont d'autre
choix que d'être soumises à la propagation est assurément
un élément à prendre en compte dans la
détermination du prosélytisme abusif, sans que pour autant il ne
suffise à lui seul pour déterminer que la liberté
religieuse d'autrui a été violée.
Le lieu du déroulement de l'action impliquant Van Den
Dungen aurait sans doute pu être déterminant pour établir
si les droits des patientes de la clinique étaient menacés et
justifier une ingérence à la liberté du
requérant.153 En effet, le requérant se trouvait aux
portes de la clinique, choquant et bouleversant des femmes déjà
souvent marquées par le fait qu'elles s'apprêtaient à se
soumettre à un traitement difficile à assumer sur le plan
psychologique. Il faut toutefois aussi tenir compte du fait que pour le
requérant, il n'y avait sans doute pas de meilleure alternative pour
atteindre le public qu'il visait, que de se placer à cet endroit
stratégique.
1.1.2.3 La relation source - récepteur
La relation, le rapport existant entre la source de la
propagation religieuse et le récepteur a été le
critère déterminant dans l'affaire Larissis. On peut
regretter encore une fois que la Cour n'ait
n'a pas pu justifier la nécessité au regard de
l'un quelconque des buts limitatifs énumérés aux articles
18 et 19, restreint la liberté d'expression et de manifestation de la
conviction en fonction du critère discriminatoire qu'est l'opinion
politique et viole par conséquent le paragraphe 1 de l'article 18 et le
paragraphe 1 de l'article 19 lus conjointement avec l'article 26. »
151 STAHNKE, « The Right to Engage in Religious
Persuasion », op. cit., pp. 644-645
152 Pour Lerner il s'agit d'une question décisive.
C'est de lui que vient cette expression d'auditeur « captif » (en
anglais « captive audience »). LERNER Nathan, Religion, Beliefs
and International Human Rights, Orbis Book, Maryknenoll, New York, 2000,
p. 83
153 Van Den Dungen c. Pays-Bas, n° 22838/93,
décision du 22 février 1995, D. R. 80. Nous avons
déjà vu précédemment que la Cour n'a pas
poussé son raisonnement jusqu'à ce stade-là.
pas appliqué un tel raisonnement dans l'affaire
Pitkevitch, où là aussi, la requérante, en tant
que juge, avait une position lui donnant un pouvoir considérable sur les
prévenus à qui elle adressait prétendument des appels
à rejoindre son église.154
S'agissant de l'impact que peut avoir un enseignant sur ses
élèves, nous avons abordé précédemment
l'affaire Dahlab, où la Cour s'est appuyée sur l'effet
prosélytique que le port du voile peut avoir sur les
élèves, sachant que l'instituteur représente un
modèle fort pour les élèves et que ceux-ci, de par leur
jeune âge, sont plus influençables.155
Ce critère de la relation source-récepteur
souligne la nécessité d'une vigilance particulière
lorsqu'il existe un rapport déséquilibré - issu notamment
de la situation professionnelle des protagonistes156 - et qui met la
source en position de force face au récepteur.
Les relations parents-enfants représentent une
situation tout à fait particulière, qu'il nous paraît
important de mentionner brièvement ici. Il est en effet reconnu aux
parents un droit d'assurer l'éducation et l'enseignement de leurs
enfants conformément à leurs convictions religieuses et
philosophiques (Protocole n°1 article 2). Cette prérogative
naturelle doit toutefois tenir compte du droit à la liberté de
religion et de conviction des enfants. La Convention relative aux droits de
l'enfant dispose à cet égard que les parents ont « le droit
et le devoir (...) de guider [l'enfant] dans l'exercice du droit [à la
liberté de pensée, de conscience et de religion] d'une
manière qui corresponde au développement de ses capacités
».157 La question de savoir comment gérer un
éventuel conflit entre le droit de l'enfant qui voudrait choisir une
orientation religieuse différente de celle préconisée par
ses parents, et le droit de ces derniers d'assumer leur rôle
éducatif ne trouve pas de réponses faciles. Si l'autorité
parentale et leur liberté de transmettre leurs valeurs et leurs
croyances ne saurait être diminuée, le principe de la
liberté religieuse voudrait que ce rôle éducatif
154 Pitkevitch v. Russia, n° 4793 6/99, decision, 8
February 2001, HUDOC
155 Dahlab c. Suisse, n° 42393/98,
décision du 15 février 2001, CEDH 2001 -V, § 1
156 STAHNKE, « The Right to Engage in Religious
Persuasion », op. cit.. La vigilance est également de mise lorsque
la source est le fournisseur d'un service essentiel (par exemple dans le cas de
l'aide humanitaire) ou lorsque la source dispose de moyens financiers
importants, comparé au récepteur.
157 Convention relative aux droits de l'enfant, adoptée
par l'Assemblée générale le 20 novembre 1989,
entrée en vigueur en 1990, article 14. Cet article a toutefois fait
l'objet de nombreuses réserves, de sorte que malgré le nombre
élevé de ratification de la Convention, tous les Etats
n'admettent pas qu'il existe un droit autonome de l'enfant en ce domaine. Voir
BREMS Eva, A Commentary on the United Nations Convention on the Rights of
the Child. Article 14. The Right to Freedom of Thought, Conscience and
Religion, Martinus Nijhoff Publishers, Leiden, Boston, 2006, 39 pp.
Dans l'affaire Çiftçi c. Turquie,
n° 71860/01, décision du 17 juin 2004, CEDH 2004-VI,
examinée sous l'angle de l'article 2 du Protocole n° 1, la Cour a
estimé que la législation turque qui interdit au garçons
non titulaires d'un diplôme d'enseignement primaire (et qui consiste de
fait une limite d'âge située à douze ans pour suivre
lesdits cours) était justifiée parce qu'elle visait à
protéger les mineurs contre un éventuel endoctrinement.
consiste aussi à préparer les enfants à
effectuer leur propre choix, un choix responsable et informé.
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