III. Les restrictions au droit de propager ses
croyances
S'il existe un droit de la source de propager ses croyances,
ce droit n'est certainement pas illimité. Sur le plan universel, le
Pacte international relatif aux droits civils et politiques contient notamment
une clause disposant que « [n]ul ne subira de contrainte pouvant porter
atteinte à sa liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une
conviction de son choix » (article 1 8§2). Ce
112 Köse et 93 autres c. Turquie, n°
26625/02, décision du 24 janvier 2006, HUDOC, affaire qui concerne des
élèves d'établissements secondaires publics à
vocation religieuse interdits d'accès à l'école du fait
qu'elles portaient le voile. La Cour conclut à l'irrecevabilité
des requêtes, estimant notamment que la seconde phrase de l'article 2 du
Protocole n° 1 (droits des parents en matière d'éducation
des enfants) impliquait que l'Etat, « veille à ce que les
informations ou connaissances figurant au programme soient diffusées de
manière objective, critique et pluraliste (Kjeldsen, Busk, Madsen et
Pedersen, précité, p.26) dans une atmosphère sereine,
préservée de tout prosélytisme intempestif ». Notons
tout de même que la Cour transforme en l'occurrence le dictum de
l'affaire Kjeldsen. En effet, le « prosélytisme
intempestif » contre lequel l'Etat devait veiller émanait alors
potentiellement de l'enseignant. Celui-ci devait s'acquitter de sa tâche
en respectant le principe de neutralité. En revanche dans le cas
d'espèce, le « prosélytisme intempestif » dont il faut
protéger les élèves émanerait de l'attitude des
musulmanes portant le voile.
113 BURGORGUE-LARSEN Laurence, DUBOUT Edouard, « Le Port du
Voile à l'Université. Libres Propos sur l'Arrêt de la
Grande Chambre 'Leyla Sahin c. Turquie' du 10 Novembre 2005 », Revue
Trimestrielle des Droits de l'Homme, n° 66, 2006, p. 196. « La
Cour - sans doute aveuglée par sa volonté de valoriser
coûte que coûte le principe de laïcité - a porté
un jugement défavorable sur le sens dudit voile ».
Voir aussi notamment l'opinion dissidente de Mme la juge
Tulkens: « Le port du foulard ne peut, en tant que tel, être
associé au fondamentalisme et il est essentiel de distinguer les
personnes qui portent le foulard et les « extrémistes qui veulent
l'imposer, comme d'autres signes religieux. Toutes les femmes qui portent le
foulard ne sont pas des fondamentalistes (...) » (§1 1). Et plus
loin: « je vois mal comment le principe d'égalité entre les
sexes peut justifier l'interdiction faite à une femme d'adopter un
comportement auquel, sans que la preuve contraire ait été
apportée, elle consent librement. » (§12)
114 KOUBI G., « De la Laïcité à la
Liberté de Conscience », Les Petites Affiches, 5 janv.
1990, p. 10, in GARAY, « Liberté Religieuse et Prosélytisme
», op. cit., p. 27
paragraphe a été introduit notamment dans le but
d'éviter que certaines formes de propagation des croyances ne soient
justifiées sous prétexte de liberté
religieuse.115 Dans son Observation générale
n°22, le Comité des droits de l'homme explique que « [l]e
paragraphe 2 de l'article 18 interdit la contrainte pouvant porter atteinte au
droit d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction, y compris le recours
ou la menace de recours à la force physique ou à des sanctions
pénales pour obliger des croyants ou des non-croyants à
adhérer à des convictions et à des congrégations
religieuses, à abjurer leur conviction ou leur religion ou à se
convertir ».116 La propagation des croyances ne sauraient donc
être admise sous toutes ces formes, notamment lorsqu'elle prend une forme
contraignante portant atteinte à la liberté du récepteur.
Toute la question est de savoir quel est le seuil à partir duquel l'on
peut considérer que l'acte de propagation porte gravement atteinte
à la liberté de religion ou de conviction d'autrui au point qu'il
faille le réprimer. Avant d'examiner plus précisément
comment le droit de la source doit être mis en balance avec la
nécessité de protéger celui du récepteur, voyons
quels sont les différentes bases de justification d'une limitation au
droit de la source dans le texte de la Convention européenne.
Les restrictions à la liberté religieuse au
sein de la Convention européenne des droits de l'homme
Le texte de la Convention européenne des droits de
l'homme ne comporte pas l'équivalent de l'article 1 8§2 dans le
Pacte. Les restrictions à la liberté de religion ou de conviction
sont envisagées au second paragraphe de l'article 9.117 On y
retrouve le schéma classique de ce genre de disposition permettant de
restreindre, sous condition, un droit de l'homme. La limitation au droit doit
être « prévue par la loi », doit poursuivre un but
légitime et être « nécessaire dans une
société démocratique ».
Ces buts légitimes sont tout d'abord la «
sécurité publique ». On peut imaginer que dans
certaines circonstances, la propagation des croyances puisse être
limitée à cet effet, à condition que cette limitation soit
proportionnelle au but visé. Dans l'affaire Arrowsmith, la
Commission a estimé que l'ingérence à la liberté
d'expression de la requérante se justifiait au regard de la protection
de la « sécurité nationale », du fait qu'elle
incitât des soldats à la désertion.118 Hors du
contexte européen,
115 Voir note 51
116 Comité des droits de l'homme, Observation
Générale No 22, op. cit. §5. Notons que le
Comité se montre très prudent en se contentant de mentionner la
force physique et les sanctions pénales comme forme de contrainte, et
choisit ainsi de ne pas ouvrir la boîte de Pandore en évitant
d'aborder les contraintes d'ordre mentales.
117 Ce paragraphe a son pendant au §4 de l'article 18 du
Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
118 Arrowsmith c. Royaume-Uni, n°7050/75, rapport
du 12 octobre 1978, D. R. 19, §§90-94
la sécurité publique sert parfois à la
justification d'ingérences à la liberté de propager ses
croyances qui peuvent paraître excessives. Certains Etats ont par exemple
estimé que la stabilité ethnique et religieuse de la population -
ou tout simplement la stabilité politique du régime en place -
devait être préservée, et qu'à cette fin, les
activités de propagation menées par des communautés
soutenues depuis l'étranger et perçues comme étant
subversives devaient être prohibées.119
Une ingérence à la liberté de religion ou
de conviction peut également se justifier par la « protection de
l'ordre ». C'est sur cette base que la Commission a décidé
que l'interdiction faite au requérant, dans l'affaire H. W. v.
Sweden, d'exprimer bruyamment ses convictions sur la place publique se
justifiait. Dans certains pays non européens, la protection de l'ordre
public est également le prétexte à des interdictions
extensive de la liberté de propager des croyances. Parce que la
propagation de certaines convictions risquerait de créer des tensions
intercommunautaires, il a parfois été estimé qu'elle
représentait un danger à l'ordre public. 120 Dans ce
contexte, ce sont souvent les croyances portées par une minorité
de personnes et impopulaires aux yeux de la majorité qui se trouvent de
la sorte limitées.
L'article 9 mentionne encore la « protection de la
santé ou de la morale publiques », mais aussi et surtout « la
protection des droits et libertés d'autrui ». Dans la perspective
de notre problématique, ce dernier objectif signifie que la propagation
des croyances peut être limitée lorsqu'elle porte atteinte aux
droits du récepteur. Autrement dit, le droit de la source doit, dans
certaines circonstances, être mis en balance avec celui du
récepteur. On peut imaginer par exemple que le droit au respect de la
vie privée du récepteur puisse être menacé par
certaines formes de propagation.121 Mais par dessus tout, c'est sa
liberté de religion et de conviction qui pourrait être
bafouée par certaines techniques de propagation. A partir de quel moment
peut-on considérer que cette liberté est menacée? Quel est
le seuil? Ce seuil est-il relatif ou absolu? Quelle forme d'intervention
étatique est envisageable pour protéger le récepteur?
Peut-il, doit-il intervenir? Une telle intervention dans ce domaine
éminemment religieux est-elle légitime?
119 STAHNKE, « Proselytism and the Freedom to Change
Religion in International Human Rights Law », op. cit., pp. 308-319. Il
mentionne l'exemple de la Malaisie, où les lois prohibant le
prosélytisme sont justifiées par la nécessité de
préserver l'Islam et ses institutions dans une société
multi-religieuse. Il cite également le cas de la République
Populaire de Chine, qui restreint les activités religieuses, dans la
mesure où elles représentent un obstacle au développement
de l'Etat socialiste. Enfin l'Ukraine est mentionnée comme exemple d'un
pays qui, dans la poursuite de la restauration des valeurs « ukrainiennes
» traditionnelles refoulées durant l'ère soviétique,
limite le prosélytisme des nouveaux courants religieux, car il est
perçu comme menaçant ce retour aux sources.
120 STAHNKE, « The Right to Engage in Religious Persuasion
», op. cit., pp. 638-639
121 LERNER, « Proselytism, Change of Religion and
International Human Rights », op. cit., pp. 483-484
Après avoir identifié l'existence d'un droit de
la source à la propagation des croyances, nous nous attacherons dans
cette partie à identifier les limitations qu'imposent l'obligation de
respecter la liberté de pensée, de conscience et de religion du
récepteur. Nous verrons dans un premier temps comment la Commission et
la Cour européennes ont identifié les formes de propagations
abusives et contraires au droit du récepteur, avant d'identifier une
liste de critères susceptibles de guider le juge dans cette
qualification du « prosélytisme abusif ». Nous mentionnerons
aussi dans le cadre de la protection des droits du récepteur, la
problématique de l'atteinte aux sentiments religieux du croyant. Nous
aborderons pour finir le débat sur le rôle de l'Etat dans la
régulation de la propagation des croyances, débat qui se trouve
au coeur des dissensions et qui partage tant la Cour que la doctrine.
1. La protection de la liberté de religion ou de
conviction du récepteur
1.1 Le droit de ne pas subir une forme de
prosélytisme « abusif »
Définir le prosélytisme « abusif »,
terme qui désigne dans le vocabulaire de la Cour une forme de
propagation des croyances qui porte atteinte à la liberté de
pensée, de conscience et de religion du récepteur, n'est
assurément pas une tâche facile. Sachant que « tout
mécanisme de communication est intrinsèquement manipulatoire en
ce qu'il implique une réaction souhaitée conforme par l'auteur du
message »,122 comment déterminer si cette manipulation
est suffisamment forte pour que l'on puisse considérer qu'elle atteint
un tel seuil? Nous nous proposons de commencer dans un premier temps par
l'examen de la réponse que la Commission et surtout la Cour
européennes ont donné à cette problématique.
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