2.2 La propagation non verbale des croyances et le port de
signes religieux
Si la propagation des croyances prend essentiellement la forme
d'une expression verbale, d'autres comportements peuvent eux aussi
véhiculer une intention de convaincre autrui d'adhérer à
son système de croyance. C'est le cas notamment du port de signes
religieux.
Dans un contexte européen où cette question
donne lieu a un débat intense, principalement en lien avec le port du
foulard islamique, il nous semble pertinent d'aborder très
brièvement cette facette de la propagation, d'autant plus que la Cour
elle-même a eu l'occasion de mentionner le lien existant entre le port de
signes religieux et le prosélytisme. La doctrine déjà
avait estimé auparavant que « l'extériorisation de la
croyance religieuse peut représenter cependant, et trop souvent, un
104 Voir infra III 1.2
Signalons que très récemment, dans l'affaire
Ivanovna v. Bulgarie, n°52435/99, judgement, 12 april 2007,
HUDOC, la Cour a examiné une affaire où le superviseur de la
piscine d'un établissement scolaire a été démis de
ces fonctions, du fait de ces convictions. Le gouvernement laisse entendre que
c'est parce que ce membre de « Word of Life », un mouvement
chrétien évangélique, s'adonnait à des
activité de « prosélytisme » (§82). La Cour se
réfère à l'arrêt Kokkinakis pour rappeler
que l'article 9 comprend en principe le droit de tenter de convaincre autrui
(§78). La question du prosélytisme n'est abordé que
marginalement dans cette affaire, où la Cour a conclu à la
violation de l'article 9, du fait qu'elle ait été démise
de ses fonctions en raison de ses convictions religieuses.
105 Certains auteurs semblent toutefois considérer que
la propagation des croyances relève avant tout de la liberté
d'expression, sans argumenter cette position. Voir par exemple LERNER Nathan,
Religion, Beliefs and International Human Rights, Orbis Book,
Maryknoll, New York, 2000, p. 82
106 Cette lecture nous est inspirée par Ben Achour.
« Les articles 9, 10 et 11 posent un principe [les droits de l'être
pensant] et prévoient des moyens pour sa réalisation. Le principe
est celui de l'article 9 relatif à la liberté de pensée,
de conscience et de religion. Les moyens sont ceux prévus par les
articles 10 et 11 ». ACHOUR, La Cour Européenne des Droits de
l'Homme et la Liberté de Religion, op. cit., p. 3
caractère volontairement militant, revendicatif qui en
fait un acte de militantisme et de prosélytisme religieux
».107
C'est dans le cadre de l'affaire qui concernait une
institutrice genevoise de religion musulmane, l'affaire Dahlab c. Suisse,
que la Cour mentionna pour la première fois le «
prosélytisme » en lien avec le port du foulard islamique. La
directrice générale de l'enseignement primaire interdit à
l'institutrice en question de continuer de porter le voile en classe. Cette
décision fut soutenue par les tribunaux suisses. Le Tribunal
fédéral justifia notamment son jugement en expliquant que les
enseignants « peuvent avoir une grande influence sur les
élèves; ils représentent un modèle auquel les
élèves sont particulièrement réceptifs en raison de
leur jeune âge, de la quotidienneté de la relation - à
laquelle ils ne peuvent en principe se soustraire - et de la nature
hiérarchique de ce rapport ».108 Lorsqu'il s'est agi de
mettre en balance la protection des droits des élèves avec la
protection des droits de la requérante, la Cour a repris à son
compte cet argument, estimant que le foulard islamique était un signe
extérieur fort, et cela d'autant plus qu'il s'agissait d'enfants en bas
âge (4-8 ans). « Comment pourrait-on dès lors dans ces
circonstances dénier de prime abord l'effet prosélytique que peut
avoir le port du foulard dès lors qu'il semble être imposé
aux femmes par une prescription coranique qui, comme le constate le Tribunal
fédéral, est difficilement conciliable avec le principe
d'égalité des sexes. »109
D'autres affaires ont suivi, où la Cour a estimé
que le port du voile était également une manière d'exercer
une pression, notamment sur les musulmanes qui ne portent pas le
voile.110 Le message propagé dans ce cas-là consistait
à réclamer de ces femmes qu'elles adoptassent une attitude
conforme à une lecture plus rigoureuse des préceptes islamiques.
L'argument de l'effet « prosélytique » du foulard est ainsi
repris tant dans l'affaire Sahin c. Turquie111,
que dans l'affaire
107 GARAY, « Liberté Religieuse et
Prosélytisme: l'Expérience Européenne », op. cit., p.
27
108 Dahlab c. Suisse, n° 42393/98, décision
du 15 février 2001, CEDH 2001 -V, §2
109 Ibidem
110 En réalité on remarque que dès 1993,
la Commission avait déjà jugé irrecevable deux
requêtes d'étudiantes qui ne s'était pas vu délivrer
son diplôme du fait que sur la photographie d'identité requise
à ce titre elle apparaissait voilée, estimant qu'il n'y avait pas
en l'espèce d'ingérence à l'article 9. Selon la Commission
la réglementation turque était justifiée parce qu'elle
cherchait à éviter à ce que les musulmanes qui ne portent
pas le voile ainsi que les nonmusulmanes ne soient mises sous pression.
Karaduman c. Turquie, n° 16278/90, décision du 3 mai 1993,
D. R. 74, p. 93 et Bulut c. Turquie, n°18783/91, décision
du 3 mai 1993, HUDOC.
111 Leyla Sahin c. Turquie [GC], n° 44774/98,
arrêt du 10 novembre 2005, HUDOC, § 111. Cette affaire concernait
une étudiante en médecine à Istambul qui a
été exclue de l'université en conséquence de son
choix de porter le voile en toute circonstance. La Grande Chambre a
estimé qu'il n'y avait pas de violation de la Convention en
l'espèce. Dans son opinion dissidente, la juge Tulkens considère
que l'on peut estimer que la liberté de manifester sa religion peut
être limitée par les droits et libertés d'autrui « si
le port du foulard par la requérante, comme signe religieux, avait
revêtu un caractère ostentatoire ou agressif ou avait
constitué un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou
de propagande portant atteinte - ou susceptible de porter atteinte - aux
convictions d'autrui. » (§8)
Köse et 93 autres c. Turquie.112
Ce que l'on constate à la lecture de cette
jurisprudence, c'est qu'une signification négative per se est
donnée au port du signe religieux.113 Il semblerait que la
réflexion de Koubi soit particulièrement pertinente à cet
égard: « un « signe » n'a de sens religieux qu'en tant
que celui qui l'expose le lui donne; et pourtant, parfois, la situation est
l'inverse, et la qualité religieuse du « signe » dépend
du regard de l'autre ». 114 Il y a de quoi se poser la question de savoir
si cette dimension négative systématiquement attribuée au
port du voile est justifiée. D'ailleurs la perception d'un
éventuel effet « prosélytique » découlant du
port du signe religieux s'inscrit dans cette logique et se trouve
évoquée non pas comme un argument pour renforcer l'idée
d'une protection sous l'article 9, mais bien au contraire comme une raison
justifiant les restrictions que les Etats ont jugé bon émettre
à l'encontre de cette pratique.
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