1.2 Le droit de ne pas être heurté dans
ses sentiments religieux
Que ce soit l'affaire Salman Rushdie, les « caricatures
danoises », les propos du pape à Ratisbonne, ou encore la campagne
publicitaire de Marithé François Girbaud (parodie de la
Cène de Lénordo da Vinci, où le rôle du Christ et de
ses disciples sont joués par des femmes) pour ne citer que quelques
exemples, la question de la façon de traiter des formes d'expressions
constituant des atteintes à la sensibilité religieuse de certains
croyants est au coeur de l'actualité. Depuis les années 80
déjà, les organes de la Convention européenne des droits
de l'homme ont été amenés à s'interroger sur
l'existence et l'étendue d'un éventuel droit des croyants de ne
pas subir d'atteintes graves à leurs sentiments religieux, du fait
notamment d'actes de diffamation religieuse, perçus parfois par les
croyants comme des actes blasphématoires. Mais jamais la Cour ni la
Commission n'ont traité d'un cas dans le cadre de la manifestation d'une
religion ou d'une conviction par l'individu où celui-ci aurait par son
comportement porté atteinte aux sentiments religieux d'autrui (art. 9
vs. art. 9). La Cour en aurait eu l'occasion lors de l'affaire Murphy c.
Irlande, comme nous le mentionnions précédemment, mais elle
a préféré s'inscrire dans le schéma plus connu de
la liberté d'expression face à la liberté religieuse (art.
10 vs. art. 9).
Un très bref survol de cette jurisprudence relativement
abondante nous semble tout de même pertinente dans le cadre de notre
étude, dans la mesure où elle met en lumière l'existence
d'un droit du récepteur de ne pas être heurté de
manière excessive dans ses sentiments religieux, sachant que la
propagation des croyances peut aussi être considérée comme
offensante pour les groupes religieux récepteurs du
message.161
Les prémisses de la jurisprudence qui s'est
développée lors des quinze dernières années
remontent à une décision d'irrecevabilité prise par la
Commission en 1980. Tandis que l'Eglise de la Scientologie en Suède se
plaignait de ne pas avoir été dédommagé
après avoir fait l'objet de propos offensants,162 la
Commission énonce le principe suivant lequel l'on ne saurait tirer de la
notion de liberté de religion « un droit d'être à
l'abri des critiques ». Mais la Commission ne s'arrête pas
là, en poursuivant qu'« [e]lle n'exclut pas toutefois la
possibilité que la critique ou l'« agitation »
161 Voir Murphy c. Irlande, n° 44179/98,
arrêt du 10 juillet 2003, CEDH 2003-IX (extraits), §38, où le
Gouvernement affirme que « la simple proclamation de la
vérité d'une religion reviendrait nécessairement à
proclamer qu'une autre religion est fausse. Ainsi, tout discours à
caractère religieux, même inoffensif, pourrait entraîner des
réactions imprévisibles et explosives ».
162 Il s'agissait des propos tenus par un professeur de
théologie, lors d'une conférence, et repris dans un journal
local. Le professeur en question y affirmait notamment que la Scientologie
était le « choléra de la vie spirituelle ». Church
of Scientology et 128 de ses membres c. Suède, n° 8282/78,
décision du 14 juillet 1980, D. R. 21, p. 113
fomentées contre une Eglise ou un groupement religieux
atteignent un niveau tel qu'ils puissent mettre en danger la liberté de
religion, auquel cas le fait pour les pouvoirs publics de tolérer pareil
comportement pourrait engager la responsabilité de l'Etat
».163 Une telle affirmation sous-entend déjà que
l'Etat pourrait avoir une obligation positive de protéger les croyants
contre une attaque verbale tellement forte qu'elle porterait atteinte à
leur liberté de religion ou de conviction.
Cet argument sera avancé par l'Autriche dans l'affaire
Otto Preminger Institut, 14 ans plus tard, pour justifier la saisie et la
confiscation de l'unique exemplaire d'un film de Werner Schroeter (Das
Liebeskonzil),164 qui devait être projeté
dans une salle d'Innsbruck et qui a été considéré
comme étant « de nature à blesser les sentiments religieux
d'une personne moyenne dotée d'une sensibilité religieuse normale
».165 Tandis que la Commission avait clairement conclut
à une violation de l'article 10 (par 13 voix contre 1 en ce qui concerne
la confiscation du film), la Cour, elle, s'est départie de cet avis, en
jugeant, dans un arrêt très critiqué,166 que
l'ingérence à la liberté d'expression de la
requérante - en l'occurrence l'association qui devait projeter le film -
était justifiée en l'espèce au vu de la
nécessité d'assurer « le respect des sentiments religieux
des croyants tel qu'il est garanti à l'article 9 », en sanctionnant
ou prévenant des « attaques injurieuses contre des objets de
vénération religieuse ».167 La Cour - reprenant
sans la citer les termes décision de la Commission de 1980 - estime que
« [c]eux qui choisissent d'exercer la liberté de manifester leur
religion, qu'ils appartiennent à une majorité ou à une
minorité religieuse, ne peuvent raisonnablement s'attendre à le
faire à l'abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter
le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation
par autrui de doctrines hostiles à
163 Ibidem, §5
164 Le film est tirée d'une pièce d'Oskar
Panizza, qui « représente Dieu le Père comme un vieillard
infirme, Jésus-Christ comme un « enfant à sa maman »
doté d'une faible intelligence et la Vierge Marie, qui tire
manifestement les ficelles, comme une dévergondée sans scrupules
». Otto Preminger-Institut c. Autriche, n° 1 3470/87,
arrêt du 20 septembre 1994, série A n° 285-A,
§§20-22
165 Cour d'appel d'Innsbruck (Oberlandesgericht),
cité dans Otto Preminger-Institut c. Autriche, n°
13470/87, arrêt du 20 septembre 1994, série A n° 285-A,
§13.
166 Voir notamment PEYROU-PISTOULEY Sylvie, « L'affaire
Otto Preminger Institut et la Liberté d'Expression Vue de
Strasbourg: Censure ou Laxisme? », Revue Fran çaise de Droit
Administratif, 1 1ème année, vol. 6, 1995, pp.
1189- 1198; RIGAUX François, « La Liberté d'Expression et
ses Limites », Revue Trimestrielle des Droits de l'Homme, 1995,
pp. 402-415; WACHSMANN Patrick, « La Religion Contre la Liberté
d'Expression: Sur un Arrêt Regrettable de la Cour Européenne des
Droits de l'Homme », Revue Universelle des Droits de l'Homme,
vol. 6, n° 12, 1994, pp. 441-449
167 Otto Preminger-Institut c. Autriche, n°
13470/87, arrêt du 20 septembre 1994, série A n° 285-A,
§§48-49. Notons ici que ni la notion de « sentiments religieux
» ni aucune autre expression s'en rapprochant ne figurent dans le texte de
l'article 9. Etant donné que le respect des sentiments religieux nous
semble difficilement être considéré comme une «
manifestation », ce principe s'intégrerait plutôt dans la
protection du for interne de l'individu. Autrement dit, il faut comprendre
à notre avis que l'atteinte aux sentiment religieux du croyant peuvent
atteindre un degré tellement fort qu'elle prend une dimension coercitive
contraire à sa liberté de pensée, de conscience et de
religion. Une telle lecture de l'article 9 implique que l'on place un seuil
très élevé à une ingérence à la
liberté d'expression justifiée par la protection des «
sentiments religieux » d'autrui.
leur foi. Toutefois, la manière dont les croyances et
doctrines religieuses font l'objet d'une opposition ou d'une
dénégation est une question qui peut engager la
responsabilité de l'Etat, notamment celle d'assurer à ceux qui
professent ces croyances et doctrines la paisible jouissance du droit garanti
par l'article 9 (art. 9). En effet, dans des cas extrêmes le recours
à des méthodes particulières d'opposition à des
croyances religieuses ou de dénégation de celles-ci peut aboutir
à dissuader ceux qui les ont d'exercer leur liberté de les avoir
et de les exprimer. »168 Si cet énoncé est
satisfaisant dans la mesure où il semble défendre un seuil
d'ingérence limité aux cas les plus extrêmes, l'application
que la Cour en fait dans le cas d'espèce est véritablement
problématique, et ouvre la porte à une très large marge
d'appréciation nationale en la matière.169
La Cour ne se départit toutefois pas de cette approche
dans l'affaire Wingrove c. RoyaumeUni, où un film de
pornographie « douce » (Vision of Ecstasy) mettant en
scène sainte Thérèse d'Avila et le Christ, s'est vu
censuré sur la base de la loi prohibant le « blasphème
».1 70 Elle renverse là aussi la décision de la
Commission qui avait à une large majorité (14/2) estimé
que l'article 10 avait été violé. Elle s'appuie à
nouveau sur une marge d'appréciation quasi-discrétionnaire
laissée à l'Etat, du fait qu'il n'existe pas de concordance de
vue sur ce point en Europe,171 et que le juge
168 Ibidem, §47. La Cour rajoute que « dans le
contexte des opinions et croyances religieuses (...) peut légitimement
être comprise une obligation d'éviter autant que faire se peut des
expressions qui sont gratuitement offensantes pour autrui et constituent donc
une atteinte à ses droits et qui, dès lors, ne contribuent
à aucune forme de débat public capable de favoriser le
progrès dans les affaires du genre humain. » (§49)
169 Sous l'angle de la proportionnalité de la mesure,
la Cour s'appuie très largement sur la marge d'appréciation
nationale, et sur le contexte religieux spécifique au Tyrol (à
87% catholique), pour considérer l'ingérence à l'article
10 justifiée. Comme le relève à juste titre les juges
dissidents, il y a de quoi douter de la nécessité de la saisie et
encore plus de la confiscation du film. La Cour n'a notamment pas pris
suffisamment en compte le fait que le film s'adressait à un public
averti, qui choisissait d'assister à sa projection, et que de plus
l'entrée était interdite au moins de 17 ans. Ibidem, opinion
dissidente des juges Palm, Pekkanen et Makarczyk
Voir aussi PEYROU-PISTOULEY, « L'affaire Otto
Preminger Institut et la Liberté d'Expression Vue de Strasbourg:
Censure ou Laxisme? », op. cit., et WACHSMANN, « La Religion Contre
la Liberté d'Expression: Sur un Arrêt Regrettable de la Cour
Européenne des Droits de l'Homme », op. cit. Ce dernier estime
qu'« [à] l'évidence, la Cour a refusé de
déclarer contraire à la Convention les législations, voire
les constitutions des Etats parties à la Convention qui protègent
les croyances religieuses contres les attaques dont elles pourraient faire
l'objet. » (p. 444)
170 A noter que cette loi ne prohibe le blasphème
qu'à l'encontre des symboles du christianisme. Dans le cadre de
l'affaire des Versets Sataniques, la Commission a peut-être
manqué l'occasion de se prononcer sur le caractère
discriminatoire de la loi britannique sur le blasphème lors de l'examen
d'une requête provenant d'un citoyen britannique, adhérant
à la foi musulmane et estimant que la publication du livre constituait
un crime de blasphème. La Commission a déclarée la
requête irrecevable ratione materiae. Choudhury v. United Kingdom,
n° 17439/90, decision, 5 march 1991, HUDOC
171 « De puissants arguments militent en faveur de la
suppression des règles sur le blasphème, par exemple leur nature
discriminatoire à l'égard de certaines confessions, comme le
soutient le requérant, et le caractère inapproprié des
mécanismes juridiques pour traiter des questions de foi et de croyances
individuelles, comme le reconnaissait le ministre adjoint de l'Intérieur
dans sa lettre du 4 juillet 1989 (paragraphe 29 ci-dessus). Cependant, un fait
demeure: il n'y a pas encore, dans les ordres juridiques et sociaux des Etats
membres du Conseil de l'Europe, une concordance de vues suffisante pour
conclure qu'un système permettant à un Etat d'imposer des
restrictions à la propagation d'articles réputés
blasphématoires n'est pas en soi nécessaire dans une
société démocratique, et s'avère par
conséquent incompatible avec la Convention (voir, mutatis mutandis,
l'arrêt Otto-Preminger-Institut (...), p. 19, par. 49). »
Wingrove c. Royaume-Uni, n° 17419/90, arrêt du 25 novembre
1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V,
national se trouve mieux placé pour déterminer ce
qui est de nature à offenser gravement les croyants.172
L'affaire Murphy, que nous avons déjà
mentionné précédemment s'est inscrite dans cette
jurisprudence, la Cour concluant à l'absence de violation de l'article
10 en l'espèce, en se basant sur la proportionnalité de la mesure
(la restriction ne concernait que la publicité dans les médias
audiovisuels) sans être pleinement convaincant sur la
nécessité de l'ingérence.173 Là encore,
le contexte religieux irlandais (à 95% catholique)174 et la
marge d'appréciation nationale ont joué un rôle clef dans
l'argumentation de la Cour.
Si la Cour poursuit sur sa lancée dans l'affaire A.
I. c. Turquie, en ne condamnant pas la Turquie pour avoir censuré
un roman jugé blasphématoire à l'égard de l'islam
et son prophète, cette affaire n'en annonce pas moins un tournant dans
la jurisprudence de la Cour de par la forte opinion dissidente qu'elle a
suscitée. L'affaire a été décidée à
une majorité d'une seule voix, tandis que les juges dissidents ont
clairement appelés à un renversement de la jurisprudence que la
Cour construisait sur ces affaires depuis
Otto-Preminger-Institut.175 Cet appel semble avoir
été suivi par la Cour, qui dans les trois affaires où la
liberté d'expression avait été restreinte sur la base
d'une prétendue atteinte aux sentiments religieux des croyants et
qu'elle a traitées en 2006, a conclut à chaque fois à une
violation de l'article 10.176
§57
172 Ibidem, §58
173 La Cour peine à convaincre lorsqu'elle s'interroge
sur le fait de savoir si une mesure moins restrictive n'aurait pas pu
être envisagée, en l'occurrence un interdiction plus souple,
partielle, qui n'interdisait que certains types d'annonces à
caractères religieux (ce que d'ailleurs l'Irlande allait faire par
l'adoption d'une nouvelle loi en 2001).
174 Murphy c. Irlande, n° 44179/98, arrêt
du 10 juillet 2003, CEDH 2003-IX (extraits), §73: La Cour reprend
l'argument développé par la High Court, à savoir
que « les Irlandais ayant en général des convictions
religieuses appartenaient en général à une Eglise
particulière, de sorte qu'une annonce à caractère
religieux provenant d'une autre Eglise pouvait être tenue pour offensante
et comprise comme du prosélytisme. » Ce type d'argumentation n'est
pas sans poser problème en terme de protection des minorités
religieuses. D'autant plus qu'il y a là une contradiction avec
l'argument avancé par le gouvernement et que la Cour reprend à
son compte, et qui constitue à affirmer que cette mesure était
justifiée du fait que la diffusion d'annonces à caractère
religieux défavoriserait les religions minoritaires, car les religions
dominantes pourraient mieux exploiter leur position de force. (§78)
175 .A. c. Turquie, n° 42571/98, arrêt du
13 septembre 2005, HUDOC, opinion dissidente commune des juges Costa, Cabral
Barreto et Jungwiert, §8: « il est peut-être temps de «
revisiter » cette jurisprudence, qui nous semble faire la part trop belle
au conformisme ou à la pensée unique ».
176 Giniewski c. France, n° 64016/00,
arrêt du 31 janvier 2006, HUDOC. Le cas concerne un un journaliste
reconnu coupable de diffamation pour avoir offensé la communauté
catholique dans la critique d'une encyclique papale, où il estimait que
l'anti-judaïsme de l'Eglise conduisait à l'antisémitisme
d'où germent les idées et l'accomplissement d'Auschwitz.
Aydýn Tatlav c. Turquie, n° 50692/99,
arrêt du 2 mai 2006, HUDOC. Le cas concerne un auteur, condamné
à une amende pour avoir publié un ouvrage intitulé La
Réalité de l'Islam qui « profanait l'une des religions
». Klein v. Slovakia, n° 72208/01, judgement, 31 october
2006, HUDOC. Le cas concerne un journaliste condamné pour diffamation
suite à la rédaction d'un article satirique visant
l'archevêque catholique de Slovaquie et qui avait offensé la
communauté catholique.
Plusieurs enseignements peuvent être retirés de
ce bref survol de la jurisprudence, dans le cadre de notre
problématique. La Cour a clairement reconnu que l'expression d'un
message pouvait être limité lorsqu'elle portait atteinte aux
sentiments religieux. On peut considérer que ceci vaut non seulement
pour l'article 10, mais aussi pour l'article 11 - comme la Cour l'a
implicitement reconnu dans l'affaire Öllinger c. Autriche -,
ainsi que pour l'article 9. A en croire cette jurisprudence, si la propagation
des croyances heurte excessivement les « sentiments religieux » du
récepteur, l'Etat serait habilité à s'ingérer, en
limitant le droit de la source. Mais, comme semble l'indiquer l'heureuse
évolution de la position de la Cour depuis un peu plus d'un an, le seuil
permettant de considérer que la balance penche en la défaveur de
la source doit être élevé. La liberté d'expression -
tout comme la liberté de religion ou de conviction, qui inclut la
liberté de propager ses croyances - est l'un des fondements essentiels
de la société démocratique. « Sous réserve du
paragraphe 2 de l'article 10 (art. 10-2), elle vaut non seulement pour les
"informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou
considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais
aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou
une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la
tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de
"société démocratique".177 Ne pas prendre cette
injonction de la Cour au sérieux amènerait non seulement un rejet
de la tolérance véritable - celle qui accepte l'existence et
l'expression d'idées et de convictions différentes, voire
critiques - mais imposerait aussi un certain conformisme et même une
répression à l'égard de ceux dont les idées
(religieuses) sont refusées par la majorité.
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