2. Le rôle de l'Etat dans la protection du
récepteur contre le prosélytisme « abusif »
Sachant que les droits du récepteur peuvent, dans
certaines circonstances, être menacés par la propagation des
croyances, quelle peut, quelle doit être l'attitude de l'Etat face
à ce fait de nature religieuse? Dans quels cas et de quelle
manière est-il habilité à intervenir? Lorsque la Cour
européenne a été confrontée à cette
question, elle a fait montre d'une profonde division. Lors de l'examen de
l'affaire Kokkinakis, la chambre était divisée en trois
positions, défendues chacune par trois juges.178 Il nous
semble que cette division s'explique et se fonde sur différentes visions
de l'être
A noter aussi que dans une autre affaire, la Cour a
établi une violation de l'article 11 (liberté de réunion
et d'association), dans une affaire où le gouvernement autrichien
justifiait l'ingérence à la liberté de réunion des
requérants par la nécessité de protéger les
sentiments religieux d'autrui. Öllinger c. Autriche, n°
76900/01, arrêt du 29 juin 2006, HUDOC
177 Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7
décembre 1976, série A n° 24, p. 23, § 49
178 RIGAUX, « L'Incrimination du Prosélytisme Face
à la Liberté d'Expression », op. cit., p. 149
humain, de sa capacité de choisir d'adhérer
à une religion ou conviction et du rôle de l'Etat dans la gestion
de ce fait religieux. La Cour semble accepter que l'Etat puisse intervenir sur
la base d'une loi prohibant le prosélytisme « abusif », dans
des termes assez vagues.179 Mais au sein de la majorité
même, trois juges se départissent de cette position: selon eux,
une telle ingérence étatique est à éviter, car elle
ne relève pas du ressort de l'Etat, à moins que la propagation
prenne une forme répréhensible au regard du droit civil ou
pénal général.180 A l'autre extrême,
l'opinion dissidente dans ces mêmes affaires grecques estime que l'Etat
non seulement peut, mais encore se doit d'intervenir contre tout
prosélytisme qui dépasserait le simple échange
d'idées.181 Nous nous proposons de passer en revue ces trois
positions, en tentant d'identifier aussi la compréhension de
l'être humain et de son rapport au religieux qui sous-tend ces positions.
Il nous semble en effet que c'est là que réside le coeur de la
controverse.
2.1 L'intervention conditionnée ou l'individu
vulnérable
Dans les affaires grecques, face aux arguments des
requérants qui estimaient que la jurisprudence relative à cette
loi était incohérente et ne permettait pas de savoir quel type de
comportements étaient véritablement prohibés, la Cour a
répondu que la loi était précise et que la jurisprudence
était suffisamment cohérente.182 Par ailleurs les
requérants ont avancé que cette loi ne contenait pas de substance
objective183 et englobait potentiellement toutes les pratiques
visant la propagation des croyances, ce à quoi le gouvernement grec a
répondu que la substance de la loi était claire et bien
circonscrite, et qu'elle visait à prohiber les tentatives de modifier
l'essence de la conscience religieuse d'autrui.184 La Cour,
suffisamment divisée sur ces questions, a préféré
ne pas se prononcer sur la compatibilité de la loi per se avec
les articles 7 et 9 de la Convention, se
179 Kokkinakis c. Grèce, n° 14307/88,
arrêt du 25 mai 1993, série A n° 260-A, §§35, 37,
41, 51-53. A la lecture des différentes opinions des juges jointes
à l'arrêt, il semble que seuls les juges Bernhardt, Lopez Rocha,
et Ryssdal souscrivent pleinement à cet arrêt.
180 C'est la position défendue par les juges Martens
(opinion partiellement dissidente), Meyer (opinion concordante) et Pettiti
(opinion partiellement concordante). Ils considèrent que la loi grecque
est contraire à l'article 9 voire même à l'article 7
(nulla poena sine lege) - selon Martens - de la Convention per
se.
Dans l'arrêt Larissis, le juge Meyer (opinion
concordante) réitère sa position sur l'illégitimité
de la loi grecque, tandis que le juge Repik y affirme
l'illégitimité de la loi grecque tant au titre de l'article 9 que
de l'article 7 dans le cadre de son opinion partiellement dissidente.
181 Voir l'opinion dissidente des juges Foighel et Loizou, et
l'opinion dissidente du juge Valticos. Ce dernier, rallié par le juge
Morenilla, réaffirme cette position dans son opinion partiellement
dissidente à l'arrêt Larissis.
182 Kokkinakis c. Grèce, n° 14307/88,
arrêt du 25 mai 1993, série A n° 260-A, §§40, 52
183 Ibidem, §38; Larissis et autres c. Grèce,
n° 23372/94, n° 26377/94, n° 26378/94, arrêt du 25
février 1998, Recueil des arrêts et décisions, 1998-I,
§32
184 Kokkinakis c. Grèce, n° 14307/88,
arrêt du 25 mai 1993, série A n° 260-A, §39
contentant d'en examiner l'application.185
Pourtant il y a de quoi s'interroger sur le motif
véritable justifiant cette loi, quand on s'aperçoit que dans sa
mise en oeuvre, elle a exclusivement servi à protéger
l'église orthodoxe et ses membres contre les tentatives de faire changer
certains de confession.186 Cette limitation était-elle donc
véritablement « nécessaire dans une société
démocratique »? Etait-elle une mesure appropriée à la
« protection des droits et libertés d'autrui »? Il y a
véritablement de quoi en douter.
Une petite partie de la doctrine soutient l'idée que
l'Etat peut s'interposer de la sorte par le biais d'une loi spécifique,
afin de protéger l'individu menacé de voir sa conscience
religieuse indûment altérée.187 Dans cette
perspective, l'Etat se doit de garantir les conditions d'un libre choix de
l'individu en matière d'orientation religieuse. Selon cette approche,
l'être humain est manipulable, il peut être vulnérable dans
certaines situations, à la pression d'autrui, et prendre des
décisions qui lui sont en réalité imposées de
l'extérieur. Face aux risques d'endoctrinement, de domination, de
manipulation et de pression psychique, l'Etat est habilité à
intervenir et se porter au secours de la victime de cette propagation
abusive.
Toute la question réside alors dans la
nécessité de déterminer le seuil à partir duquel
l'Etat peut intervenir. Or ce genre de loi ouvre la porte à des
interventions même pour des actes au degré de contrainte
relativement faible. A l'instar du cas grec, un individu source peut même
être condamné bien que la personne réceptrice ne se plaint
pas d'avoir été l'objet d'un prosélytisme abusif.
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