2. Terminologie
Avant d'en venir à l'analyse juridique proprement dite
de la question de la propagation des croyances, une clarification
terminologique est nécessaire, afin de bien cerner le champ exact de ce
que nous entendons traiter dans cette étude. Nous avons en effet
éprouvé une certaine difficulté dans le choix de la
terminologie à adopter pour décrire le phénomène
qui se trouve au coeur de notre étude, d'autant plus que, comme nous le
verrons par la suite, ni la Cour ni la Commission européennes des droits
de l'homme n'ont tranché la question. Au premier abord, le terme «
prosélytisme » pourrait sembler le plus approprié et c'est
le choix qu'ont fait un certain nombre d'auteurs qui ont écrit sur le
sujet.19
Dans son sens historique et religieux, le «
prosélyte » est un « païen » - c'est-à-dire
un non Juif - converti au judaïsme.20 Le terme ne portait alors
aucune connotation négative. Par la suite « prosélytisme
» est devenu le nom utilisé pour décrire le «
zèle déployé pour répandre sa foi, et par extension
pour faire des prosélytes, recruter des adeptes »,21
mais aujourd'hui ce terme est souvent utilisé avec une connotation
péjorative. Il décrit désormais une forme de propagation
des croyances considérée comme attentatoire à la
liberté d'autrui, intrusive, agressive et
illégitime.22 La Cour elle même n'a pas utilisé
ce terme de manière neutre, mais y a toujours associé un adjectif
donnant clairement une coloration négative à l'expression. La
première fois qu'elle a fait usage de ce terme, ce fut pour
décrire le genre d'attitude qui ne serait pas acceptable de la part d'un
enseignant du fait de l'obligation de respecter les convictions religieuses et
philosophiques des parents (Article 2 du Protocole n°1). Elle affirma
à cet égard en l'affaire Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c.
Danemark23 qu'un « prosélytisme
intempestif » ne serait pas conforme aux droits des parents.
19 Par exemple GARAY, « Liberté Religieuse et
Prosélytisme: l'Expérience Européenne », op. cit.,
pp. 7-29; STAHNKE Tad, « Proselytism and the Freedom to Change Religion in
International Human Rights Law », Brigham Young University Law Review,
1999, n° 1, pp. 252-354
20 Etymologiquement, un « prosélyte » est un
terme d'origine grec qui signifie « nouveau venu » dans le pays, et
par extension, « nouveau venu » dans la religion.
21 Le Petit Robert, Dictionnaire de la Langue
Française, Dictionnaires le Robert, Paris, édition mise
à jour et augmentée, 2002
22 Sur la connotation péjorative qu'a acquis avec le
temps le terme « prosélytisme, » voir par exemple LERNER
Nathan, « Proselytism, Change of Religion and International Human Rights
», Emory International Law Review, vol. 12, 1998, pp. 495-496
23 Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark,
n° 5095/71, n° 5 920/72, 5926/72, arrêt du 7
décembre 1976, série A n° 23. Le cas concernait trois
couples qui s'opposaient à l'éducation sexuelle
intégrée et de ce fait obligatoire dans le cadre des programmes
de l'école primaire publique. La Cour a conclu à l'absence de
violation de l'article 2 du Protocole n°1 - pris isolément et en
combinaison avec l'article 14 de la Convention - dans la mesure où cet
enseignement est diffusé « de manière objective, critique et
pluraliste » et ne poursuit pas un « but d'endoctrinement »
(§53). Elle ajoute que « des abus peuvent se produire dans la
manière dont telle école ou tel maître applique les textes
en vigueur et il incombe aux autorités compétentes de veiller
avec le plus grand soin à ce que les convictions religieuses et
philosophiques des parents ne soient pas heurtées à ce niveau par
imprudence,
Lorsqu'elle développera davantage la question de la
propagation des croyances, la Cour opposera dans l'affaire Kokkinakis le «
témoignage chrétien » au « prosélytisme abusif
».24
Par conséquent on trouve dans la doctrine un certain
nombre d'expressions pour tenter de contourner l'obstacle en utilisant un terme
neutre. On trouve notamment les verbes diffuser,25
convaincre,26 persuader,27 convertir,28
témoigner,29 et l'on pourrait aussi penser à annoncer,
disséminer, répandre...
Dans le cadre du mandat octroyé par l'ancienne
Commission des droits de l'homme des Nations Unies, les Rapporteurs
spéciaux successifs sur la liberté de religion ou de conviction
ont privilégié généralement le terme «
prosélytisme »,30 même si l'on trouve parfois
aussi le terme « propagande (religieuse) »,31 sans qu'une
définition précise n'ait été donnée avant
2005, année durant laquelle l'actuelle détentrice du mandat, Asma
Jahangir, a dédié tout un chapitre de son rapport
intérimaire à l'Assemblée Générale des
Nations Unies à ce sujet.32 Elle n'a toutefois pas
contribué à une clarification terminologique, en utilisant
diverses expressions pour caractériser ce phénomène, sans
qu'il soit touj ours évident de saisir les différentes nuances.
On trouve ainsi pêlemêle les expressions « prosélytisme
», « activités missionnaires », « propagation de la
religion ». D'une manière générale la Rapporteuse
semble avoir une préférence pour l'expression «
activités missionnaires ».33
manque de discernement ou prosélytisme intempestif
» (italiques rajoutées par l'auteur).
24 Kokkinakis c. Grèce, n° 14307/88,
arrêt du 25 mai 1993, série A n° 260-A, §48
25 SICILIANOS Linos-Alexandre, « La Liberté de
Diffusion des Convictions Religieuses », in FLAUSS Jean-François
(ed.), La Protection Internationale de la Liberté Religieuse,
Bruylant, Bruxelles, 2002, pp. 205-229 ROSSI Gianfranco, « Le Droit
à la Liberté de Diffuser sa Religion », Conscience et
Liberté, n°59, pp. 121-129
26 ACHOUR Yadh Ben, La Cour Européenne des Droits
de l'Homme et la Liberté de Religion, Institut des Hautes Etudes
Internationales de Paris, Cours et Travaux n°3, A. Pedone, Paris, 2005, p.
33 et suivantes. Il oppose le « droit de convaincre »,
légitime, au « prosélytisme », illégitime.
27 STAHNKE Tad, « The Right to Engage in Religious
Persuasion », in LINDHOLM Tore, DURHAM W. Cole, Jr., TAHZIB-LIE Bahia G.
(eds.), Facilitating Freedom of Religion or Belief: A Deskbook,
Martinus Nijhoff Publishers, Leiden, 2004, pp. 619-649
28 GONZALEZ Gérard, La Convention Européenne
des Droits de l'Homme et la Liberté des Religions, Economica,
Paris, 1997, pp. 92 et suivantes
29 Groupe Mixte de Travail, Septième Rapport,
1998, op. cit., Annexe C: Le Défi du Prosélytisme et l'Appel
au Témoignage Commun (1995)
30 Par exemple A/51/542/Add.1 (rapport faisant suite à
une visite en Grèce) §11-12: « Le Rapporteur spécial
constate que le prosélytisme est dans la nature même des
religions, ce qui explique la condition juridique du prosélytisme dans
les instruments internationaux et la déclaration de 1989 »;
E/CN.4/1 997/91, §22; E/CN.4/1 998/5, §63; E/CN.4/2000/65
§§ 35, 56, 88, 102... ; E/CN.4/2004/63/Add.2 (visite en Roumanie)
§ 48...
31 Par exemple E/CN.4/1994/79, §55 où il est
question aussi de « reconversions » ou encore E/CN.4/1995/91, p.
77
32 Rapport d'Activité Etabli par Mme Asma Jahangir,
Rapporteuse Spéciale de la Commission des Droits de l'Homme
Chargée d'Etudier la Question de la Liberté de Religion ou de
Conviction, A/60/399, 2005 (en particulier §§ 40-68)
33 Voir aussi par exemple le Rapport E/CN.4/2006/5, Annexe:
« Framework for Communication », où l'on trouve une rubrique
intitulée « Teaching and disseminating material, including
missionary activity » (« Enseignement et dissémination de
matériel, y compris les activités missionnaires »)
Pour ce qui concerne notre étude, le terme
privilégié est celui de « propagation », qui nous
semble le mieux adapté à décrire de façon neutre ce
phénomène.34 Ce que nous entendons par la propagation
de croyances pour notre étude, c'est toute expression, attitude ou
conduite, par laquelle un individu (la source) tente de convaincre un autre
individu (le récepteur) d'adopter certaines croyances et / ou
d'adhérer à une certaine dénomination religieuse ou
quasi-religieuse.35 Cette propagation peut donc se faire de
manière directe, verbale, mais aussi de manière indirecte,
lorsque le message est véhiculé par un comportement. La
propagation peut donc prendre une infinité de formes: la discussion
religieuse, l'enseignement, le « porte-à-porte », la
publication, la distribution de tracts, une émission radio- ou
télédiffusée, mais aussi la distribution de services
sociaux, la relation d'aide et le soutien psychologique, l'octroi d'aide
humanitaire ou au développement, ou encore le port de signes religieux
distinctifs, ou tout simplement une manière d'aborder les relations
interpersonnelles (générosité, disponibilité,
bonté, ...) ou le choix d'une certaine éthique de vie (droiture,
intégrité, ...) etc. L'élément essentiel est celui
de l'intentionnalité de la source qui propose ou cherche volontairement
à modifier les convictions d'autrui.
De quels types de croyances s'agit-il? Nous donnons dans cette
étude un sens large au mot « croyance », par lequel nous
entendons à la fois les croyances religieuses et les « convictions
» au sens de l'article 9 de la Convention européenne des droits de
l'homme.36 La propagation des
A notre sens cette expression soulève plusieurs
difficultés. D'une part, cette terminologie n'est pas neutre, mais
fortement connotée, et souvent associée au christianisme. De
plus, elle n'est pas sans rappeler le colonialisme dans l'esprit de beaucoup de
personnes. D'autre part, elle ne décrit qu'une partie des
phénomènes de la propagation des croyances: celle qui se fait par
le biais de personnes soutenues et financées depuis l'étranger.
Enfin, un activité « missionnaire » n'a pas forcément
trait à la propagation des croyances. Il s'agit simplement d'une
personne soutenue et envoyée depuis l'étranger pour accomplir des
activités religieuses de tout type, dont, parfois, mais pas
nécessairement, des activités de propagation des croyances. Pour
toutes ces raisons, cette terminologie ne nous semble pas satisfaisante.
34 Dans son « Projet de Principes sur la Liberté
et la Non-Discrimination en Matière de Religion et de Pratiques
Religieuses », Arcot Krishnaswami a également fait le choix de
cette terminologie: « Toute personne est libre d'enseigner ou de
propager sa religion ou sa conviction, tant en public qu'en
privé », Sous-Commission de la lutte contre les mesures
discriminatoires et de la protection des minorités, Etude des
Mesures Discriminatoires dans le Domaine de la Liberté de Religion et
des Pratiques Religieuses, par Arcot Krishnaswami, Rapporteur
spécial, Nations Unies, New York, 1960, p. 77 (Annexe 1, italiques
rajoutées par l'auteur)
35 STAHNKE Tad, « The Right to Engage in Religious
Persuasion », op. cit., p. 620, définit le «
prosélytisme » comme étant une: « conduite expressive
adoptée avec l'objectif d'essayer de changer les convictions,
l'affiliation ou l'identité religieuses d'autrui. La personne adoptant
un tel comportement est la « source », tandis que la personne
recevant le message est la « cible » (target) ».
(traduit de l'anglais par l'auteur)
36 Il est généralement considéré
que les termes « religion » et « convictions » ont
été choisis pour que le champ de cette liberté soit
clairement étendu au delà des religions bien établies, et
protège aussi les mouvements plus récents, moins reconnus, voire
marginaux ainsi que les convictions non théistes.
Voir par exemple dans le cadre de l'interprétation du
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, l'Observation
générale No 22 du Comité des droits de l'homme: Le Droit
à la Liberté de Pensées, de Conscience et de Religion
(art. 18), CCPR/C/21/Rev.1/Add.4, 30 Septembre 1993, § 2: «
L'article 18 protège les convictions théistes, non
théistes et athées, ainsi que le droit de ne professer aucune
religion ou conviction. Les termes "conviction" et "religion" doivent
être interprétés au sens large. L'article 18 n'est pas
limité, dans son application, aux religions traditionnelles ou aux
religions et croyances comportant des caractéristiques ou des
pratiques
croyances inclut donc aussi les convictions qui ne sont pas
religieuses au sens strict, comme l'athéisme, l'agnosticisme, le
scepticisme... Quant à une définition plus précise de ce
qu'est une religion et une conviction, il n'est pas utile pour notre
étude d'entrer dans ce débat qui est loin d'être
clos.37 A cet égard, nous ne saurions que souscrire à
l'affirmation de Rosalyn Higgins lors de l'élaboration de l'Observation
générale 22 du Comité des droits de l'homme: « Le
contenu d'une religion devrait être déterminé par les
croyants eux-mêmes ».38
Rappelons par ailleurs la définition que la Cour a
donné dans l'affaire Campbell et Cosans c. Royaume-Uni de la
notion de « conviction »: « Considéré
isolément et dans son acception ordinaire, le mot « convictions
» n'est pas synonyme des termes "opinion" et "idées" tels que les
emploie l'article 10 (art. 10) de la Convention qui garantit la liberté
d'expression; on le retrouve dans la version française de l'article 9
(art. 9) (en anglais « beliefs »), qui consacre la liberté de
pensée, de conscience et de religion. Il s'applique à des vues
atteignant un certain degré de force, de sérieux, de
cohérence et d'importance ». 39 Autrement dit, bien qu'il s'agisse
de donner un champ large à cet article, ce champ ne saurait être
infini.
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