Le Droit de Propager ses Croyances en Droit International des Droits de l'Homme, à la Lumière de la Jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l'Homme( Télécharger le fichier original )par Michael Mutzner Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales (IUHEI) - Université de Genève - Diplôme d'études approfondies en relations internationales, spécialisation: droit international 2007 |
« Utopus, dès qu'il fut victorieux et maître, se hâta de décréter la liberté de religion. Cependant, il ne proscrit pas le prosélytisme qui propage la foi au moyen du raisonnement, avec douceur et modestie (...). Il prévoyait que si toutes les religions étaient fausses à l'exception d'une seule, le temps viendrait où, à l'aide de la douceur et de la raison, la vérité se dégagerait d'elle-même, lumineuse et triomphante de la nuit de l'erreur. » Thomas More, L 'Utopie1 1 MORE Thomas, L 'Utopie, Flammarion, 2003 [originalement publié en anglais sous le titre Utopia en 1516], Livre Second, Chapitre 8, p. 111 Table des matières I. Introduction p. 3
II. Le droit de propager ses croyances en droit international p. 13
2.1 La propagation des croyances par l'expression verbale p. 20 2.1.1 L'affaire Arrowsmith et la propagation des croyances en tant que pratique p. 21 2.1.2 L'affaire Kokkinakis et la propagation des croyances en tant qu'enseignement p. 26 2.1.3 La fuite vers l'article 10: les affaires Pitkevitch c. Russie et Murphy c. Irlande p. 32 2.2 La propagation non verbale des croyances et le port de signes religieux p. 35 III. Les restrictions au droit de propager ses croyances p. 37
2.1 L'intervention conditionnée ou l'individu vulnérable p. 57 2.2 L'interventionnisme ou l'individu infantilisé p. 58 2.3 Le « laisser faire » ou l'individu responsable p. 59 IV. Conclusion p. 62 V. Bibliographie p. 64 I. IntroductionParce que la religion ou la conviction constituent pour celui qui les professe l'un des éléments fondamentaux de sa conception de la vie,2 le respect et la garantie de la liberté de religion et de conviction sont considérés comme essentiels et occupent un rôle indispensable dans le cadre du corpus de droits humains visant à permettre une vie digne pour chaque être humain. Sur le plan international, la liberté religieuse a été inscrite au nombre des droits de l'homme dès 1948, à l'article 18 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, et a par la suite été reprise dans la plupart des instruments juridiques de droits de l'homme. Elle figure notamment à l'article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, ainsi qu'à l'article 14 de la Convention relative aux droits de l'enfant de 1989, et à l'article 12 de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille datant de 1990, pour ce qui est des instruments à vocation universelle. Elle est aussi réaffirmée dans l'ensemble des instruments régionaux de droits de l'homme, et notamment à l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme à laquelle nous nous attacherons plus particulièrement dans le cadre de la présente étude: « 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques ou l'accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui » La Cour européenne des droits de l'homme a eu l'occasion de se prononcer sur l'importance fondamentale de cette liberté dans l'affaire Kokkinakis c. Grèce, en affirmant que « [t]elle que la protège l'article 9 (art. 9), la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l'une des assises d'une « société démocratique » au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l'identité des croyants et de leur conception de la 2 Assemblée Générale des Nations Unies, Déclaration sur l'élimination de toutes les formes d'intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction, résolution 36/55, 25 novembre 1981, Préambule vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme - chèrement conquis au cours des siècles - consubstantiel à pareille société. »3 Parmi les manifestations d'une religion ou d'une conviction, la tentative de convaincre autrui d'adopter ses propres croyances religieuses, une activité qui selon les religions et les formes qu'elle prend porte différents noms - témoignage, évangélisation, propagation, propagande religieuse, prosélytisme... - occupe une place variable selon les religions et les convictions. Pour un certain nombre d'entre elles - essentiellement celles qui aspirent à une adhésion universelle - cette pratique occupe une place importante, voire primordiale.4 Ce comportement religieux est-il protégé par le régime de droits de l'homme? Quelle est la réponse que le droit a apporté à un phénomène complexe, mettant aux prises les intérêts du croyant qui souhaite partager ses convictions, les intérêts du récepteur du message, et celui de la société et de l'Etat, désireux de maintenir la paix religieuse et une atmosphère propice au libre exercice des droits de chacun? Afin de saisir les enjeux et la complexité de la question, il est essentiel de décrire comment la propagation des croyances est perçue et appréhendée par les sociétés post modernes. 3 Kokkinakis c. Grèce, n° 14307/88, arrêt du 25 mai 1993, série A n° 260-A, §31 4 Parmi les trois religions monothéistes, le christianisme et l'islam cherchent à s'étendre au plus grand nombre, ce qui n'est pas le cas du judaïsme. Le christianisme est bien connu pour avoir, depuis des siècles, donné lieu à une activité missionnaire par moment intense, conduisant à la propagation de l'Evangile sur tous les continents. Lors du dernier concile de l'Eglise Catholique Romaine en 1965 (Vatican II), celle-ci réaffirmait son rôle dans cette perspective, s'estimant « envoyée par le Christ pour manifester et communiquer la charité de Dieu à tous les hommes à toutes les nations », ajoutant « qu'elle a à faire à une oeuvre missionnaire encore énorme » (Pape PAUL VI (Vatican II), Décret Ad Gentes sur l'Activité Missionnaire de l'Eglise, 1965, §10) . Le Groupe Mixte de Travail de l'Eglise Catholique Romaine et du Conseil OEcuménique des Eglises rappelait en 1995 qu' « un élément essentiel de la mission confiée par Dieu - en Jésus-Christ - à l'Eglise dans ce monde, est de proclamer par la parole et par l'action la révélation et le salut de Dieu pour chacun » (Groupe Mixte de Travail Eglise Catholique Romaine / Conseil OEcuménique des Eglises, Septième Rapport, 1998, Annexe C: Le Défi du Prosélytisme et l'Appel au Témoignage Commun (1995), §7, traduit de l'anglais par l'auteur). Le groupe de travail rajoute que « la liberté religieuse affirme le droit de tous de rechercher la vérité, et de rendre témoignage de cette vérité conformément à leur conscience » (Ibidem, § 15). Les protestants évangéliques - souvent appelés à tort, mais peut-être pas innocemment, les « évangélistes » dans les médias, notamment français - sont un mouvement qui est aujourd'hui en croissance tant en Europe que sur un plan mondial, et qui accordent souvent une grande importance à l' « évangélisation ». D'autres mouvements issus du christianisme sont connus pour leurs activités en matière de propagation de leur foi. Parmi eux, les Témoins de Jéhovah, qui se rendent de porte en porte présenter leur doctrine religieuse. Pour tout membre de ce mouvement, la propagation de ses croyances est une obligation hebdomadaire. La diffusion de ses convictions religieuses est également une pratique encouragée en islam. L'apostasie par contre est strictement condamnée, et par conséquent, toute tentative de faire changer les croyances d'un musulman est traditionnellement prohibée. La condamnation stricte de toute apostasie ressurgit dans le droit islamique depuis trois décennies seulement alors qu'elle n'était plus appliquée depuis longtemps. Voir ALDEEB ABU-SAHLIEH Sami Awad, Les Musulmans Face aux Droits de l'Homme. Religion et Droit et Politique. Etude et Documents, D. Winkler, Bochum, 1994, pp. 108-112 En revanche la plus ancienne des religions monothéistes n'encourage pas les non Juifs à se convertir, et n'aspire pas à l'universalité, mais repose avant tout sur une identité communautaire (le judaïsme se transmet automatiquement à tout individu né de mère juive). Les conversions sont possibles, mais ne sont pas sollicitées. Notons que la loi juive ne prévoit pas de possibilités de quitter le judaïsme. 1. Un phénomène appréhendé avec méfianceLa diffusion des croyances par des individus auprès de leurs pairs est souvent appréhendée avec une certaine méfiance, tant par les opinions5 que par les autorités publiques. Plusieurs raisons expliquent cette méfiance. Il y a d'une part, d'après nous, un lourd héritage du passé, qui fait que l'on associe aujourd'hui encore « religion » à « intolérance », et à « conversion forcée ».6 Il est vrai que l'histoire est riche en épisodes de violence générés ou amplifiés par l'intolérance religieuse, et que la liberté religieuse et le pluralisme religieux au sein d'une société sont des phénomènes relativement récents.7 Les conséquences de la propagation des croyances: la destruction du pluralisme religieux? Ce passé encore pesant est marqué bien sûr par les terribles guerres de religion, mais aussi, par le souvenir de certaines pratiques « missionnaires » menées en parallèle à la colonisation. Ce passé pèse dans la mémoire de certains qui associent la liberté religieuse à un prosélytisme agressif et destructeur, qui vient bousculer l'autre dans sa croyance, sa culture, son être, en faisant usage de procédés manipulateurs et de chantage, en aliénant ainsi indûment sa conscience. Si Makau Mutua s'oppose au concept de liberté religieuse comprenant un droit au prosélytisme, c'est parce que ceci « impose non seulement aux religions africaines de devoir rentrer en compétition avec celles qui évangélisent les autres dans leur marche vers l'universalisme - une tâche à laquelle une croyance qui historiquement ne joue pas dans le registre du prosélytisme ni de la compétition n'est pas préparée -, mais encore protège ces dernières. Dans le contexte de la liberté religieuse, le privilège accordé par ce régime de droit à la compétition des idées sur le droit de ne pas subir d'invasion culturelle (...) 5 Voir par exemple le communiqué de presse de la Fédération Evangélique de France (FEF) du 18 décembre 2006, réagissant au reportage diffusé au cours du journal télévisé de la chaîne nationale française TF1 de 20h00, le 17 décembre 2006 intitulé « le prosélytisme des sectes », qui présentait les églises protestantes évangéliques comme des sectes qui feraient notamment de la propagande illégitime dans la rue. Autre exemple: en Ouzbékistan, un reportage télévisé intitulé « Hypocrites » a été diffusé au niveau national le 30 novembre et le 1 décembre 2006 lors des heures de forte audience. Ce documentaire stigmatisait les minorités religieuses protestantes ainsi que lesTémoins de Jéhovah, accusant par exemple ces « sectes » de « transformer leurs adeptes en zombies » et de les exploiter tout en leur faisant croire qu'ils veulent les aider. F1 8News, Uzbekistan: Prime-Time State TV Incites Intolerance of Religious Minorities and Religious Freedom, 19 December 2006, disponible sur Internet au lien suivant: http://www.forum18.org/Archive.php?article_id=890 6 Yadh Ben ACHOUR semble adopter ce genre de position lorsqu'il affirme que « la liberté de religion est une conquête politique venue du dehors du cercle religieux. C'est un triomphe du monde profane au détriment du monde religieux. » ACHOUR, La Cour Européenne des Droits de l'Homme et la Liberté de Religion, op. cit., p. 25 7 Dans l'histoire occidentale, les premiers textes accordant une certaine liberté religieuse sont l'Edit de Nantes promulgué par Henri IV le 13 avril 1598, dans le contexte des guerres de religion, le Virginia Bill of Rights de 1776, ainsi que l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. revient à excuser le démantèlement des religions africaines ».8 En d'autres termes, le prosélytisme, justifié par la liberté de religion, en proposant aux croyants de changer leurs convictions, détruirait d'autres religions, des cultures, qui ne sont pas prêtes à cette confrontation d'idées, et par conséquent porte atteinte au pluralisme religieux et culturel.9 Dans ce genre de situation, la liberté religieuse devrait céder le pas à un droit supérieur, le droit des peuples à la survie culturelle.10 La propagation des convictions religieuses doit-elle être limitée parce qu'elle est une atteinte au pluralisme religieux? Une telle position ne défend-elle pas plutôt le statu quo sur le plan religieux, que le pluralisme? S'il en est ainsi, est-il réellement légitime de mettre en avant le statu quo religieux - et avec lui la paix religieuse -, à une époque où la confrontation des idées religieuses est crainte, parce que vue comme une source de tensions, capables de déchaîner des passions incontrôlées au prix d'une plus grande liberté individuelle? Il est évident que la question de la propagation des croyances est liée notamment à celle du rapport entre mouvements majoritaires et minoritaires. Si c'est la majorité qui tente de propager ses convictions religieuses, le pluralisme est sans doute menacé de ce fait. Mais lorsque c'est une minorité qui propage ses points de vue, le pluralisme tend à être renforcé. Or, les religions bien établies n'ont pas forcément besoin de mener des activités de propagation de leurs croyances pour faire connaître leurs points de vue au grand public, du fait de leur notoriété. Nous verrons dans les cas présentés à la Cour, que c'est plutôt les mouvements majoritaires, qui pour conserver leur position, se sont opposés au « prosélytisme » provenant de nouvelles mouvances religieuses et qui attirent à elles certains de leurs membres. Le risque d'une telle argumentation, n'est-il pas finalement de vouloir protéger une institution religieuse et culturelle plutôt que la liberté religieuse, un droit des religions plutôt que le droit des personnes? Les droits de l'homme défendent-ils le droit pour une religion de ne pas être remise en question dans son existence, de ne pas être critiquée, de ne pas 8 MUTUA Makau, « Limitations on Religious Rights: Problematizing Religious Freedom in the African Context », in VAN DER VYVER Johan D. and WITTE John, Jr. (eds.), Religious Human Rights in Global Perspective, Martinus Nijhoff Publishers, The Hague / Boston / London, 1996, pp. 418, traduit de l'anglais par l'auteur. Voir aussi l'argumentation du Bouthan dans le rapport E/CN.4/1 995/91, p. 23: les activités missionnaires doivent être restreintes pour conserver la culture et la tradition du pays, qui est majoritairement bouddhiste. 9 Voir aussi FERRARI Silvio, « La Liberté Religieuse à l'Epoque de la Globalisation et du Postmodernisme: la Question du Prosélytisme », Conscience et Liberté, n°60, pp. 17-18, qui cite le cas d'une décision de la Cour Constitutionnelle Colombienne (décision n°5 10 de 1998) où une restriction au prosélytisme est justifiée par la nécessité de protéger l'identité culturelle d'une communauté autochtone. La Cour statua en effet que les autorités arhuaca étaient en droit de protéger « le droit à l'intégrité ethnique et culturelle de la communauté arhuaca en tant que prévalant sur le droit de pro sélytisme religieux. » 10 MUTUA, « Limitations on Religious Rights », op. cit., p. 437 disparaître? A une époque où une tendance croissante à la protection des religions plutôt que des croyants se fait sentir - à l'image de l'évolution des titres des résolutions de l'Assemblée Générale sur ce sujet11 -, une prise de position claire sur cette question est nécessaire. Les moyens de la propagation des croyances: prosélytisme et manipulation Pour un certain nombre de croyants, la conversion d'autrui, voulue pour son bien, est tellement importante, qu'elle peut justifier l'usage de techniques douteuses, pour l'amener à découvrir la vérité. Si l'Eglise force les hérétiques et les schismatiques à rentrer dans son sein « que ceux-ci ne se plaignent pas d'être contraints, mais qu'ils considèrent où on les pousse » disait Augustin.12 La crainte d'un certain fanatisme religieux motive encore souvent des interventions étatiques contre le « prosélytisme ». Pour ne mentionner qu'un seul exemple, hors du contexte européen cette fois-ci, il a été allégué au Sri Lanka, que lors de la reconstruction du pays après les ravages du tsunami de décembre 2004, certaines organisations chrétiennes auraient tenté de profiter de la situation pour essayer de convertir des individus par des techniques manipulatrices (en anglais « unethical conversions »), en leur proposant notamment en retour des bénéfices matériels tels que de la nourriture, des médicaments, des bicyclettes, voire même un logement, ou un travail.13 C'est essentiellement pour faire face à ce risque de manipulation, et par conséquent d'atteinte au libre choix en matière de religion et de conviction de l'individu, notamment par ces mouvements que la société classifie comme dangereux et qualifie de « sectes », qu'un certain nombre d'Etats ont estimé nécessaire d'adopter des lois anti-prosélytisme.14 11 Par exemple la résolution A/RES/61/164 intitulée « Combattre la diffamation des religions » (« Combatting defamation of religions ») du 19 Décembre 2006, qui fait suite à la résolution A/RES/60/1 50 du 16 Décembre 2005 et portant le même intitulé. 12 Augustin, in GARAY Alain, « Liberté Religieuse et Prosélytisme: l'Expérience Européenne », Revue Trimestrielle des Droits de l'Homme, vol. 17 (1994), p. 8 13 Rapport de la Rapporteuse Spéciale sur la Liberté de Religion ou de Conviction, Asma Jahangir, Mission à Sri Lanka, E/CN.4/2006/5/Add.3, 2005, §43 et suivants 14 En ce moment, la Moldavie, examine l'adoption d'une loi qui condamne tout prosélytisme abusif, et notamment toute action qui vise à changer les croyances religieuses d'une personne ou d'un groupe de personnes par des moyens violents, par un abus d'autorité, par le chantage, les menaces, la contrainte, le discours de haine religieuse, la désinformation, la manipulation psychologique et les techniques subliminales. F 1 8News, Moldova: Controversial Religion Law Suddenly Rushed Through Parliament, 16 Mai 2007. disponible sur Internet au lien suivant: http://www.forum18.org/Archive.php?article_id=956 et F1 8News, Moldova: New Religion Law to Be Passed in Early February?, 26 Janvier 2007, disponible sur Internet au lien suivant: http://www.forum18.org/Archive.php?article_id=903 La propagation des croyances bannie par une tolérance « molle » Un troisième élément nous semble apparaître dans le contexte européen, et notamment dans le contexte français: il s'agit d'un certain malaise face au fait religieux que l'on aurait préféré voir refoulé dans la sphère privée.15 A l'heure de la « revanche de Dieu »,16 nos sociétés semblent avoir quelques difficultés à appréhender cette résurgence du fait religieux sur la place publique. Dans ce contexte de tolérance « molle »,17 où chacun est libre de croire ce qu'il veut, tant qu'il n'impose pas son point de vue à l'autre, les tentatives de propager ses croyances sont mal perçues. Le « problème » du port de signes religieux dans les lieux publics n'est pas sans lien avec ce débat. La critique à l'égard des religions est difficile à exercer, et l'est rarement sans se placer sur un terrain émotionnel, lorsqu'elle est exprimée. Elle est mal reçue et souvent ressentie comme une attaque personnelle à l'encontre des croyants. Il faut dire qu'elle est aussi souvent maladroitement présentée, parfois mal fondée, marquée par les a priori et les amalgames, au lieu d'être rationnelle et de chercher à provoquer un débat d'intérêt public. L'échange d'idées religieuses, l'expression de ses convictions, le débat concernant les thèmes religieux sur la scène publique doit-il être promu ou bien réfréné? Faut-il se garder d'exercer la moindre critique à l'égard des religions par souci de préserver l'ordre public et la paix religieuse? Plusieurs questions méritent notre attention, et guideront l'argumentation de la présente étude. Comment le droit appréhende-t-il le phénomène du prosélytisme et de la propagation des croyances? Comment gère-t-il les intérêts contradictoires de la source de la propagation des croyances, de la personne réceptrice et de l'Etat? La Cour et la Commission ont-elles estimé que la propagation des convictions faisait partie des manifestations protégées par l'article 9 de la Convention? Dans quels cas de figure? La jurisprudence a t-elle été cohérente et convaincante ? A telle défini des critères pour distinguer les formes de propagations légitimes, de celles qui portent atteinte au droit à la liberté religieuse du récepteur, de par leur nature manipulatrice? Quel rôle 15 C'est ce phénomène que le Rapporteur spécial Doudou Diène a qualifié récemment de « sécularisme dogmatique ». Rapport Soumis par le Rapporteur Spécial sur les Formes Contemporaines de Racisme, de Discrimination Raciale, de Xénophobie et de l'Intolérance qui y Est Associée, Doudou Diène, A/HRC/4/19, 2007, §41 16 KLEPEL Gilles, La Revanche de Dieu. Chrétiens, Juifs et Musulmans à la Reconquête du Monde, Seuil, Paris, 1991, 282 pp. 17 COLLANGE Jean-François, « Religion et Avenir des Droits de l'Homme », in MAHONEY Paul, MATSCHER Franz, PETZOLD Herbert, WILDHABER Luzius (eds.) Protection des Droits de l'Homme: la Perspective Européenne. Mélanges à la Mémoire de Rolv Ryssdal, Carl Heymans Verlag KG, Köln, 2000, pp. 266-267 l'Etat peut-il, voire doit-il jouer pour protéger les droits du récepteur ? Si la Cour n'a pas développé une approche systématique peut-on néanmoins identifier certains critères pour aider à déterminer les cas de figure où la propagation contient une dimension coercitive, et les cas où elle respecte les droits du récepteur? La Cour et la Commission européennes des droits de l'homme sont les seuls organes judiciaires internationaux à s'être penchés à plusieurs reprises sur la question de la propagation des croyances. C'est sur la base de cette jurisprudence européenne que nous chercherons donc à analyser la réponse que le droit donne à ce phénomène complexe. Lorsque la Cour ou la Commission sont confrontées à un cas de violation supposée du droit de manifester sa religion ou sa conviction conformément à l'article 9, leur démarche consiste classiquement en trois étapes. L'organe judiciaire va dans un premier temps se prononcer sur le fait de savoir si les convictions en jeu sont bel et bien une religion ou une conviction au sens de l'article 9. Dans un deuxième temps il examine si la forme de manifestation que prend cette croyance rentre dans le cadre de protection offert par la deuxième partie du paragraphe 1 de l'article 9. Si tel est le cas, l'examen se poursuit sur le fait de savoir si l'éventuelle ingérence à la liberté de manifester sa religion ou conviction était légitime au titre du second paragraphe. La première étape ne relevant pas du champ de notre étude,18 c'est avant tout les deux étapes suivantes qui constitueront l'ossature de notre argumentation. Il s'agira en effet dans un premier temps de déterminer si, et dans quelles circonstances, la propagation des croyances est une manifestation légitime selon la Cour et la Commission avant d'examiner dans un second temps la question des limitations à ce droit. En d'autres termes, c'est d'abord la perspective des droits de la source qui seront étudiés (II), tandis que la seconde partie (III) s'attachera essentiellement aux droits du récepteur d'être protégé contre les formes illégitimes de prosélytisme et aux moyens dont l'Etat dispose à cet effet. 18 Pour un bon survol de la jurisprudence de la Cour et de la Commission en la matière, voir EVANS, Freedom of Religion under the European Convention on Human Rights, op. cit., pp. 5 1-66, qui constate qu'elles ont généralement adopté une approche généreuse de la définition du champ des termes « religion » et « conviction ». |
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