L'analyse de l'Etat et de l'Etat démocratique dans la Philosophie politique d'Eric Weilpar Davy Dossou Faculté de philosophie saint Pierre Canisius - Bachelier en philosophie 2006 |
1.2 - De la Société à l'EtatPour Eric Weil, ce qui fonde la société, c'est la lutte avec la nature extérieure. De prime abord, la nature extérieure est l'environnement dans lequel l'homme vit. Entre l'individu et son environnement, il y'a une hostilité qu'Eric Weil qualifie de violence première13(*). Cette hostilité se comprend dans la mesure où pour survivre, l'homme est contraint de modifier la nature ; ce qui veut dire concrètement que l'homme ne se contente pas seulement de ce que la nature met à sa disposition mais affiche le désir ardent de transformer ce donné qui devient matière, matériau de construction. Puisqu'il s'agit d'un affrontement où l'homme se sait incapable de lutter seul, « la lutte est celle du groupe organisé et c'est cette organisation qui est la société »14(*) . Ainsi pour l'homme, « être social » c'est être engagé de manière organique dans une lutte contre la nature extérieure aux côtés de ses semblables. Et cette lutte connaît les étapes d'une histoire où progressivement la nature se transforme et s'humanise. A chaque étape de ce processus apparaît un « sacré », une valeur fondamentale en fonction de laquelle s'organise la lutte et le travail, et qui permet de juger le bien et le mal, l'essentiel et l'inessentiel ; en d'autres termes, la valeur fondamentale qui s'impose à tous les membres d'une société donnée et en fonction de laquelle ceux-ci organisent leur vie. Aux différents moments de leur histoire, les sociétés ont ainsi « consacré » certaines valeurs, héritage de leur tradition et norme actuelle de vie pour leurs membres. Mais la société est entrée aujourd'hui, comme le souligne Eric Weil lui -même, dans une phase nouvelle et décisive ; car il ne s'agit plus de concevoir une pluralité de sociétés juxtaposées. Au niveau de la lutte contre la nature qui nous a permis de la définir, la société est à présent mondiale ; et voilà qui la force à dégager des valeurs capables d'être reconnues par tous. Or ce que tous ont en commun, en deçà des traditions et des cultures particulières, n'est-ce pas d'être engagé dans la lutte qui les affronte ensemble à la nature extérieure ? C'en est assez pour qu'on ne doive pas chercher ailleurs le « sacré » de la société devenue mondiale aujourd'hui. C'est donc en référence à ce nouveau « sacré » qu'elle se définit justement, en référence à cette réalité purement formelle qui est l'application au travail de la raison et de ses lois. L'efficacité du calcul, condition d'efficacité de ce travail, devient ainsi la loi de la civilisation contemporaine. Et la raison impose de la sorte, au niveau du rapport entre l'homme social et la nature son universalité. Même si, dans l'attente de la réalisation parfaite de cette universalité rationnelle, la loi de la société continue à supporter la permanence d'éléments historiques empruntés aux stades antérieurs à savoir aux « groupes » et aux « couches » qui s'opposent encore à la pleine égalité sociale. Mais l'analyse qui vient d'être faite ne suffit-elle pas à faire apparaître le caractère abstrait de la société ? Si la société industrielle consacre le travail et se définit selon ses lois, elle se rend par le fait même incapable de répondre comme telle aux exigences légitimes des individus comme le faisaient jadis les sociétés historiques munies de leurs « sacrés » traditionnels. L'homme en effet n'est pas seulement et exclusivement un être social. Engagé dans la société industrielle, l'individu se voit réduit par elle à l'état d'une force de travail insérée dans l'ensemble du mécanisme producteur, au détriment des exigences essentielles de sa personnalité. Or il se fait que le triomphe de l'homme sur la nature par le travail lui offre précisément les loisirs nécessaires pour revenir à soi et exercer sa liberté. La société et son travail lui apparaissent alors comme les conditions d'une émancipation, qui est pour lui essentielle. Promue par le calcul, la société révèle à l'homme qu'il est au-delà du calcul, que sa vie ne doit pas être seulement rationnelle mais raisonnable, c'est-à-dire qu'elle ne se définit pas exclusivement dans le rapport universel de la société à la nature par le travail, mais qu'elle exige que lui soient conférés un sens, une valeur positive et concrète. Sur ce plan, il faut le reconnaître, la société de travail doit se déclarer incompétente. « C'est en lui-même, en son individualité, que l'homme doit trouver un sens à sa vie, à cette partie de lui-même qui n'est pas soumise au calcul »15(*). Tel se révélait bien en effet le travailleur : homme engagé dans la lutte contre la nature, mais dans la mesure même où il est un être qui parle, qui conceptualise. Or la parole situe sa réalité au-delà du travail et l'ouvre sur un sacré qui n'est plus celui du calcul. La société qui fait fi du sens de la parole se révèle donc à son tour, au même titre que la dimension morale (purement individuelle) comme une abstraction. La société devrait supprimer tout langage sensé si elle voulait empêcher ses membres de la dépasser ; comme elle ne le peut pas ( pour des raisons sociales), sa volonté de rationalité, faisant du sens l'insensé même, la rend problématique et la révèle comme abstraction 16(*). De ce fait, on saisit en quoi consiste la distinction importante du « rationnel » et du « raisonnable ». L'universalité établie par le premier niveau, celui du calcul, laisse à l'extérieur de soi le sens même sans lequel l'homme de la société serait incapable de vivre. Le travail n'est pas pour l'individu la réalité dernière ; il n'est qu'un moyen pour lui de se procurer des loisirs où grandisse et s'exerce sa liberté. Si l'homme est un être qui travaille, il est aussi un être qui donne sens à son action. Dès lors, si la société en tant que société de travail se constitue en société universelle, elle n'existe pas cependant, puisqu'elle est composée d'hommes et que l'homme ne peut s'identifier sans plus au travailleur, indépendamment des communautés particulières où se proclament les sens et les valeurs poursuivis par les membres de la société. Ce que la société considère comme survivances historiques du passé, traduit aux yeux de l'individu le seul fondement possible de sa propre liberté. Comme je l'ai montré dans l'analyse précédente en relevant qu'il ne saurait y avoir de moralité exercée sur le monde, sinon par reconnaissance d'une moralité présente dans la communauté historique vivante, de même il ne saurait y avoir de société du calcul universel sans l'existence des communautés historiques particulières. Nous voyons se constituer alors une sphère centrale où se rejoignent les exigences de l'historicité du calcul, de la morale et de l'efficacité. Cette réalité intermédiaire - seule concrète, puisque la moralité pure et la société de travail ont révélé à l'analyse leur caractère abstrait - n'est autre que la réalité politique : « L'Etat est l'organisation d'une communauté historique »17(*). En tant qu'organisation, il fait sienne la loi rationnelle de la société de travail et, en tant que communauté historique, il adopte et consacre la moralité raisonnable déjà présente dans la réalité en devenir. Le monde où vit l'homme est un monde sensé, un monde de valeurs, un monde moral et raisonnable. C'est dans ce monde, c'est dans l'histoire que dès l'abord, il se trouve engagé et responsable. Chacune des communautés particulières où il se trouve se définit par un ensemble de valeurs traditionnelles qui constituent la morale vivante et l'historique de cette communauté. La morale vivante ne peut exister qu'en vertu d'une organisation rationnelle qui la soutienne et la consacre. On voit dans l'union de ces deux dimensions, à mon avis, complémentaires, ce qui définit précisément l'Etat. Ceci étant, nous sommes conduit à la suite d'Eric Weil à étudier la structure formelle de la société politique ; autrement dit, en quoi consiste l'Etat comme réalité historique, comme communauté consciente d'elle-même à l'intérieur de la société universelle. En quel sens la loi peut-elle être dite la forme de l'Etat ? L'Etat comme réalité historique, comme communauté consciente d'elle-même à l'intérieur de la société universelle consiste en ce qu'il n'est pas l'Etat d'un être supra - ou extra-historique, mais l'Etat d'une société donnée, la nôtre, société de la lutte rationnelle et calculatrice contre la nature, d'une communauté de travail organisée et constamment à réorganiser, qui a un besoin absolu d'ordre et de paix intérieure si elle ne veut pas renoncer à tout ce que le travail social produit pour satisfaire les besoins, également historiques, de ceux qui y participent18(*). On rencontre l'individu qui parle et agit. L'Etat n'apparaît nulle part à la manière de l'individu. On ne voit et n'entend jamais que les représentants de l'Etat, ministres, soldats, fonctionnaires, policiers. Mais cela ne signifie pas que l'Etat serait la somme de ses représentants, pas plus qu'il n'est la somme des citoyens. La forme de l'Etat est réelle et cette réalité réside dans le fait que c'est en fonction de l'Etat qu'on est citoyen ou fonctionnaire. L'Etat ne parle pas. Ce qui parle en son nom, c'est d'après Eric Weil, le gouvernement, c'est-à-dire l'ensemble de « ceux qui exercent les fonctions d'autorité, c'est-à-dire décident pour tous et au nom de tous en tant que ces « tous » sont membres de la société et de l'Etat »19(*). Le gouvernement forme le seul ressort de l'action. Le gouvernement parle au nom de l'Etat aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur. Ainsi, peut-on dire que la forme de l'Etat s'incarne dans les institutions sur lesquelles il repose. Certes, l'Etat reste une réalité particulière et c'est comme telle qu'il reste maître de ses décisions. D'autant plus qu'il n'ya pas dans le monde d'aujourd'hui, d'Etat universel, chaque nation continuant à jouir de sa souveraineté, dans l'acte où elle se soumet ou refuse de se soumettre à la volonté exprimée des autres Etats. Si l'Etat représenté par le gouvernement s'appuie sur l'administration pour rendre manifestes ses décisions, la question que nous pouvons nous poser est celle de savoir ce qui caractérise l'administration elle-même. Ce qui caractérise l'administration, c'est qu'elle est, selon les dires d'Eric Weil, l'organe de la rationalité technique de la société particulière. Elle est l'organe subordonné qui remplit les tâches qu'elle ne détermine pas. Elle n'a pas de droit de décision, à moins qu'il ne lui soit délégué par le gouvernement, expressément et dans les limites déterminées par la loi. L'administration exécute la volonté du gouvernement, une fois la décision prise, décision qu'elle n'a pas le droit de remettre en question, quoiqu'elle puisse et doive faire connaître au gouvernement les observations faites par elle au cours de cette exécution. D'où l'indispensable question des tâches ou fonctions de l'Etat. * 13 Eric Weil, philosophie politique, p.62 * 14 Ibidem * 15 Eric Weil, idem, p.93 * 16 Idem, p.103 * 17 Idem, p.131 * 18 Eric Weil, Essais et Conférences, Paris, Plon, 1971, p.366. * 19 Eric Weil, Essais et Conférences |
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