La protection des logiciels en droit ivoirienpar Ariel Maixent KOUADIANE Université des Lagunes - Master 2 2024 |
Il ne fait plus aucun doute qu'en plus du monde physique et sensible, il existe également un monde immatériel, informatique. L'accès à cet univers requiert, outre les composants matériels, un outil intangible : le logiciel. Quiconque souhaite accéder à ce monde numérique ne saurait éluder le recours au logiciel. Pris comme le chemin menant à un territoire toujours plus prisé, sa prégnance sur la société ne saurait être remise en cause. À ce sujet, L'OCDE considère que le logiciel est déjà le « secteur le plus important économiquement, et qu'il est à l'économie fondée sur le savoir ce que les secteurs de l'acier et de l'automobile étaient à l'économie industrielle. »1(*) « L'importance prise par les logiciels est le reflet de la logicialisation de l'activité économique et sociale »2(*). Par là, François HORN décrit la combinaison de deux phénomènes : le rôle croissant des technologies de l'information et de la communication d'une part ; et le développement du secteur informatique de l'autre. À l'origine, les ordinateurs étaient vendus, de manière indissociable, avec les logiciels, ce qui limitait fortement le piratage. Mais à partir de 1968, IBM commençait la vente autonome de logiciels, qui devint alors un standard3(*). Cela a rendu nécessaire, puisque le logiciel devenait un produit en lui-même, la recherche d'un moyen de sécurisation. L'étude que nous envisageons mener aborde l'un des nombreux enjeux, défis que soulève l'essor des logiciels : celui de leur protection juridique. En effet, cette question invite le regard du juriste au vu de la part de marché que représente le marché du logiciel, mais aussi celui de sa contrefaçon. Selon le GOTIC CI, le chiffre d'affaires de l'industrie ivoirienne des logiciels et des services IT estimé à environ 300 millions d'euros4(*), soit 197?008?788?810 de francs CFA. Et l'on évaluait le taux de piratage de programmes d'ordinateur à 79%5(*). Et il est donné de constater que le taux d'utilisation de logiciels contrefaits n'est pas en baisse. Pour notre part, nous espérons contribuer à la réflexion sur cette question en nous bornant toutefois au droit privé en général. De son intitulé « La protection des logiciels en droit ivoirien », certains vocables de notre sujet méritent d'être précisés. Historiquement, le mot logiciel émergeait en 1969 en tant que traduction de l'anglais software6(*). La traduction française provient étymologiquement du nom commun logique. « Cette idée de logique pure se manifeste dans la forme initiale du logiciel alors défini comme n'étant que des séries d'instructions pour faire fonctionner une machine calculatrice »7(*). En langage informatique, le logiciel peut se saisir comme un ensemble de programmes, d'instructions et de données conçus pour effectuer des tâches spécifiques sur un ordinateur ou un système informatique. Il forme l'âme de l'ordinateur, sans lui, celui-ci ne serait qu'une masse de ferrailles. Il est formé partir de programmes fonctionnant sur la base de consignes données et se distingue donc du programme d'ordinateur. En fait, contrairement au logiciel qui s'identifie par son aspect fonctionnel, le programme d'ordinateur n'est qu'une suite ordonnée d'instructions écrites dans un langage de programmation spécifique8(*). De ce fait, le logiciel est une notion plus large et inclusive que le programme d'ordinateur. Cela dit, le droit ne s'est guère embarrassé de cette subtilité technique. C'est ainsi que les textes font généralement référence au programme d'ordinateur, pour parler du logiciel. À cet égard, il y a lieu de souligner que le droit ivoirien emploie indifféremment les termes logiciel et programme d'ordinateur9(*), qu'il définit comme l'ensemble d'instructions exprimées par des mots, des codes, des schémas ou par toute autre forme pouvant, une fois incorporés dans un support déchiffrable par une machine, faire accomplir ou faire obtenir une tache ou un résultat particulier par un ordinateur ou par un procédé électronique capable de faire du traitement de l'information. En ce qui nous concerne, attendu que ubi lex non distinguit nec nos distinguere debemus, nous emploierons indifféremment, pour la suite de notre étude, les vocables logiciel et programme d'ordinateur. Concernant la protection, du latin protectio, elle désigne toute forme de précaution qui consiste à prémunir une personne ou un bien contre un risque, à garantir sa sécurité, son intégrité par des moyens tant juridiques que matériels10(*). Sur le plan juridique, la protection est soit privative, soit non privative11(*). Est privative la protection reposant sur la propriété de la chose concernée. En fait, les avantages de la chose sont réservés à une seule personne qui jouit d'un monopole sur celle-ci; elle exerce un véritable droit privatif sur la chose et est défendue contre les entreprises de quiconque12(*). Quant à la protection non privative, c'est celle qui fait intervenir le jeu de la responsabilité soit pénale soit civile13(*). La question du choix du mode de protection du logiciel a toujours fait osciller cet objet singulier entre propriété industrielle et propriété littéraire et artistique. Certains ont même pu considérer cette ambivalence comme une anomalie, allant jusqu'à qualifier le logiciel de cumulard de la propriété intellectuelle14(*). À la vérité, cette controverse peut s'expliquer par la nature duale du logiciel. En effet, le logiciel est un outil pouvant se caractériser aussi bien par sa forme que par sa fonction. L'aspect fonctionnel du logiciel, relevant d'une logique industrielle15(*), l'entraîne entre les griffes du brevet16(*). Par contre, sa forme, son écriture, en tant que mode d'expression d'une personne, le programmeur informatique, le fait également basculer dans la catégorie des oeuvres de l'esprit, ce qui devrait entraîner sa sujétion au droit d'auteur. La difficulté à rattacher définitivement le programme d'ordinateur au régime soit du droit d'auteur, soit du brevet, dénotant son particularisme, incita d'autres à suggérer l'application d'un droit sui generis au logiciel17(*) en s'inspirant du droit d'auteur. Un droit sui generis apparaît dans une situation où une institution juridique, en raison de sa nature unique, ne peut être classée dans aucune catégorie existante et constitue ainsi un genre à part entière. Ainsi, une institution, un contrat ou une situation juridique est qualifié de sui generis lorsqu'il convient de reconnaître son unité, justifiée par sa nature originale, et d'adopter un régime juridique approprié et autonome. Cependant, « le «forcing» américain, qui fit abandonner au Japon et au Brésil leurs propres projets de loi spécifiques, conduisit la France, puis l'Europe, à adopter la protection par le droit d'auteur.18(*) » De plus, la mise en place d'un tel régime se serait révélée chronophage et ardue, tout en laissant sans protection les auteurs de programmes durant l'édiction de ladite norme19(*). La rapide évolution du monde numérique, rendant difficile l'attente d'un régime sui generis, cette option fut écartée. En outre, les pays de l'UE et les pays de l'OAPI ont choisi d'exclure le logiciel de la liste des créations pouvant donner naissance à un brevet. Pour preuve, l'article 6 de l'annexe 1 de l'ABR20(*) exclut expressément les programmes informatiques de la liste des objets brevetables21(*). « Cette exclusion a conduit la jurisprudence et le législateur à s'orienter vers une protection au titre du droit d'auteur.22(*) » Le droit d'auteur constituait alors davantage une protection d'opportunité qu'un choix réellement délibéré23(*). Mais ce choix ne s'est point opéré sans certaines difficultés. Il a été principalement objecté que le logiciel n'était pas une oeuvre de l'esprit, mais plutôt une simple méthode que la loi ne protège pas, et qu'au surplus, la condition d'originalité ne lui était pas applicable. L'arrêt Pachot viendra entériner le rattachement du logiciel à la propriété littéraire et artistique. De telle sorte que l'état actuel du droit ne laisse plus planer d'incertitudes quant au mode de protection du programme d'ordinateur : tous les logiciels, quelles que soient leur nature et leurs fonctionnalités, sont protégés par le droit d'auteur. Par ailleurs, à côté de la protection juridique accordée au logiciel, il est reconnu aux auteurs le droit de recourir à des mesures techniques de protection24(*). La mesure technique de protection se définit comme « toute technologie, dispositif ou composant qui, dans le cadre normal de son fonctionnement, est destiné à empêcher ou à limiter, en ce qui concerne les oeuvres ou autres objets protégés, les actes non autorisés par le titulaire d'un droit d'auteur ou d'un droit voisin du droit d'auteur prévu par la loi25(*) ». Ces procédés visent à restreindre l'accomplissement, à l'égard du logiciel, d'actes qui ne sont pas autorisés par l'auteur. Cela étant, il n'en demeure pas moins que le logiciel reste, sur le plan juridique, à titre principal, sous le joug du droit d'auteur. Le droit d'auteur est l'ensemble des droits patrimoniaux et extrapatrimoniaux auxquels donnent prise les oeuvres littéraires et artistiques. Il s'agit du droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous que l'auteur d'une oeuvre de l'esprit détient sur celle-ci. La reconnaissance aux auteurs de prérogatives sur leurs créations vise à stimuler le développement de l'esprit inventif, tout en leur accordant une récompense. Paul Roubier écrit en ce sens qu'« il est évident que le progrès est surexcité au plus haut point par les inventions ou les créations, et, si l'on veut que celles-ci se multiplient, il faut naturellement récompenser leurs auteurs, la récompense la plus naturelle et la plus heureuse [étant un] monopole temporaire d'exploitation26(*). » Le droit d'auteur entend donc, à travers la protection de l'intérêt individuel, assurer par ricochet le développement social. La sécurisation juridique des logiciels revêt une importance difficilement contestable. Ces derniers constituent un levier de développement non négligeable à l'ère du numérique. En fait, « le logiciel est à l'informatique ce que l'oeuvre audiovisuelle est au projecteur et au magnétoscope27(*) ». Non seulement sont-ils devenus incontournables dans presque tous les secteurs : de la finance à la santé, de la fabrication à l'éducation ; mais en plus, ils concourent également à la création d'emplois dans le secteur informatique. D'ailleurs, leur valeur commerciale ne cesse de croître. C'est pourquoi de nombreuses entreprises telles que MICROSOFT, WAGSYSTEMS ou WHYSOFT AFRIQUE investissent dans l'édition ou la distribution du logiciel. La protection des programmes d'ordinateur encourage la création de solutions logicielles adaptées aux besoins locaux, qu'il s'agisse de solutions pour l'agriculture, la santé, la gestion, l'éducation ou d'autres secteurs spécifiques, améliorant ainsi les services offerts à la population et la rentabilité des entreprises. « La contrefaçon de logiciels et de marque est un phénomène planétaire qui impacte aussi bien les éditeurs de logiciels, les entreprises et les économies nationales. La concurrence déloyale que leur imposent les contrefacteurs, entraîne des pertes considérables dont la destruction d'emplois, des pertes de recettes fiscales, un frein à l'innovation informatique.28(*) » Dans un pays comme la Côte d'Ivoire où l'industrie logicielle est encore émergeante, la protection des logiciels contre le piratage, si elle est combinée à un plan d'action aux niveaux des universités, pourra stimuler le développement de ce secteur29(*). Mais, outre ces enjeux économiques et sociaux, l'intérêt de notre sujet peut se trouver dans la nécessité d'approfondir l'étude de ce thème. La jurisprudence ainsi que la doctrine, en l'état actuel, apportent peu ou pas de précisions quant au régime de protection du logiciel. Il est d'ailleurs donné de constater qu'il n'existe aucun mémoire dédié à cette question. Ainsi, du point de vue théorique, notre étude essaie de se positionner à l'avant-garde d'un domaine encore peu exploré en droit ivoirien. La problématique de notre sujet tient à l'efficacité du régime de protection des programmes d'ordinateur en droit ivoirien et se résume dans les questions suivantes : Le régime de protection des logiciels en droit ivoirien est-il pertinent ? Autrement dit, le droit ivoirien accorde-t-il une protection satisfaisante aux logiciels ? Pour élucider ces différentes questions, nous fonderons notre analyse sur le droit positif ivoirien sans pour autant exclure, lorsque notre sujet s'y prêtera et l'exigera, les références de droit étranger. En Côte d'Ivoire, la première loi relative au droit d'auteur ne prévoyait aucune disposition spécifique concernant le logiciel. À cette époque, la protection des logiciels relevait principalement des dispositions de l'Annexe 7 de l'ABR30(*). Cette situation a évolué avec la loi de 2016 relative au droit d'auteur et aux droits voisins31(*). Cette loi permet à la Côte d'Ivoire de se conformer aux standards internationaux. Le législateur tente par là-même de créer les conditions propices à l'éclosion d'un secteur du logiciel. À l'examen, l'on peut s'apercevoir cependant que si le programme d'ordinateur bénéficie d'une protection expresse par le droit d'auteur, il n'en reste pas moins qu'elle ne s'étend pas à tous ses constituants. Par ailleurs, son régime juridique, tel qu'il résulte de la loi de 2016 sur le droit d'auteur, nous semble comporter quelques imprécisions. Cela nous permet de postuler que le logiciel bénéficie d'une protection expresse en droit ivoirien (Partie 1), mais que cette dernière, étant insuffisante, mérite d'être améliorée (Partie 2). * 1Horn, François. « II. L'importance croissante des logiciels : la « logicialisation » de l'activité économique et sociale », François Horn éd., L'économie des logiciels. La Découverte, 2007, pp. 24-40. * 2Ibid. * 3A. BERTRAND, Le droit d'auteur et les droits voisins, Masson, 1991, p.470. * 4 Business France, Les Logiciels en Côte d'Ivoire, 2020, p.1 [06.06.2024] : Lien * 5 Logiciels - Le taux de piratage s'élève à 79% en Côte d'Ivoire, [06.06.2024] : Lien * 6Informatique en Prépas, Quelle est la différence entre un programme et un logiciel ?, [8 févr. 2024]. Lien * 7Jonathan Keller. La notion d'auteur dans le monde des logiciels. Droit. Université de Nanterre-Paris X, 2017. Français. p.8. NNT : 2017PA100195.tel-01896051 * 8Informatique en Prépas, Quelle est la différence entre un programme et un logiciel ?, [8 févr. 2024]. Lien * 9Article 1 de la de la loi n°2016-555 relative au droit d'auteur et aux droits voisins publié au journal officiel du jeudi 20 octobre 2016. * 10G. CORNU, Vocabulaire juridique, PUF, 12? Ed, p.824. * 11I. M. KOUM DISSAKE, La protection des logiciels par le droit des marques dans l'espace OAPI, Éditions universitaires européennes, 2012, p.4. * 12C. ATIAS, Droit civil les biens, LexisNexis Litec, Paris, 11ème édition, 2011, p.112. * 13M. VIVANT, J.-M. BRUGUIERE, Droit d'auteur, Dalloz, 2009, p.5. * 14Macrez, F. (2011). Logiciel : le cumulard de la propriété intellectuelle. In L'articulation des droits de propriété intellectuelle, Dalloz. pp. 47-63. * 15Ibid. * 16M. VIVANT, J.-M. BRUGUIERE, op. cit., p. 88. * 17Franck Macrez. Vers un droit spécifique pour le logiciel ? Retour vers le futur d'une protection amphibie. Christophe Geiger; Matthieu Dhenne. Les inventions mises en oeuvre par ordinateur : enjeux, pratiques et perspectives, LexisNexis, 2019, Collection du CEIPI. ffhal-04105663f * 18 Franck Macrez. Vers un droit spécifique pour le logiciel ? Retour vers le futur d'une protection amphibie. Christophe Geiger; Matthieu Dhenne. Les inventions mises en oeuvre par ordinateur : enjeux, pratiques et perspectives, LexisNexis, 2019, Collection du CEIPI. ffhal-04105663f * 19Jonathan Keller. La notion d'auteur dans le monde des logiciels. Droit. Université de Nanterre-Paris X, 2017. Français, NNT : 2017PA100195.tel-01896051, p.59. * 20 Accord de Bangui instituant une organisation africaine de la propriété intellectuelle, acte du 14 décembre 2015 * 21Article 6 de l'annexe 1 de l'ABR. * 22 A. AUBERT, « Brevet de logiciel » : quelle portée ?, Mémoire, Université Montpellier I, 2001, p.6. * 23Jonathan Keller. La notion d'auteur dans le monde des logiciels. Droit. Université de Nanterre-Paris X, 2017. Français. NNT : 2017PA100195.tel-01896051, p.58. * 24Article 10 du traité de l'OMPI publié par le Bureau international de l'OMPI. * 25Article 9-3 de la directive 2001/29/CE sur les droits d'auteurs et droits voisins dans la société de l'information * 26P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, Librairie du Recueil Sirey, 1952, p.3. * 27A. BERTRAND, Le droit d'auteur et les droits voisins, Masson, Paris, 1991, p.475 * 28 Trois sociétés condamnées pour une contrefaçon de logiciels en Afrique, [06.06.2024], Lien * 29A. BERTRAND, op. cit., pp.475-476. * 30 Accord de Bangui instituant une organisation africaine de la propriété intellectuelle, acte du 14 décembre 2015 * 31 Loi n°2016-555 relative au droit d'auteur et aux droits voisins publiée au journal officiel du jeudi 20 octobre 2016. |
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