La répression de la criminalité transnationale organiséepar Méa David Romaric ASSALÉ Université Catholique de l'Afrique de l'Ouest - Unité Universitaire à Abidjan - Master Recherche en Droit Privé Option Professions Judiciaires 2023 |
B. L'instauration de techniques d'enquête spéciales« Un système de justice pénale équitable et efficace - et les enquêtes criminelles font partie intégrante de ce système - suscite la confiance du public et encourage le respect de la loi et de l'ordre public. Essentiellement, une enquête criminelle est le processus par lequel l'auteur effectif ou potentiel d'un délit est identifié grâce à la collecte d'informations factuelles (ou d'éléments de preuve), bien que ce processus puisse également consister à déterminer simplement si un délit a été commis. »174(*) L'enquête criminelle est un processus laborieux et pratique intervenant comme l'une des phases procédurales d'importance capitale dans la répression de l'infraction. « Les enquêtes peuvent être réactives, c'est-à-dire porter sur des délits qui ont déjà été commis, ou proactives, c'est-à-dire être ciblées sur tel ou tel délinquant ou tendre à prévenir une activité criminelle future »175(*). Quelle qu'en soit sa forme, l'enquête criminelle revêt un caractère spécial lorsqu'elle est menée dans des circonstances particulières, tel est le cas de la criminalité transnationale organisée qui représente un phénomène spécifiqued'ampleur mondiale. Ces techniques ont été introduites et prévues par la convention de Palerme. L'article 20 de la Convention de Palerme oblige chaque État partie à « prendre les mesures nécessaires pour permettre le recours approprié aux livraisons surveillées et, lorsqu'il le juge approprié le recours à d'autres techniques d'enquête spéciales, telles que la surveillance électronique ou d'autres formes de surveillance et les opérations d'infiltration », dans le cadre des procédures nationales ainsi que dans le contexte de la coopération internationale. Ces mesures ont été employées dans la plupart des affaires retenues : les interceptions téléphoniques y sont toujours présentes et sont souvent associées aux opérations d'infiltration et aux livraisons surveillées. En fait, certains experts considèrent les interceptions téléphoniques comme une technique d'enquête traditionnelle. Par conséquent, ces moyens d'enquête peuvent être considérés « spéciaux » non pas parce qu'ils sont exceptionnels ou rares mais pour d'autres raisons176(*). La livraison surveillée désigne, au sens de la convention de Palerme, la méthode consistant à permettre le passage par le territoire d'un ou plusieurs États d'expéditions illicites ou suspectées de l'être, au su et sous le contrôle des autorités compétentes de ces États, en vue d'enquêter sur une infraction et d'identifier les personnes impliquées dans sa commission.Parmi les techniques d'enquête spéciales, la livraison surveillée possède la plus longue histoire dans le droit international, car la Convention des Nations Unies de 1988 contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, en son article 11, établissait déjà les règles pour son usage au niveau international. D'ailleurs, au départ, cette technique fut mise au point pour lutter contre le trafic transnational de drogues177(*). En matière de surveillance, la Convention de Palerme fait référence à la « surveillance électronique ou autres formes de surveillance », en incluant ainsi tous les différents types de surveillance autres que les livraisons surveillées et les opérations d'infiltration. Par conséquent, le terme « surveillance » inclut les techniques policières traditionnelles (par ex. filature) ainsi que l'utilisation de technologies électroniques modernes (interception de méls, de textos ou autres messages électroniques ; dispositifs d'écoute et de localisation ; dispositifs vidéos). La surveillance peut avoir pour objet les communications, les déplacements ou tout autre comportement du mis en cause. Compte tenu de l'ampleur de cette notion, un expert a par ailleurs remarqué que la surveillance en soi est une activité qui, en général, n'exige pas une autorisation judiciaire. Lorsqu'une personne est soupçonnée d'être impliquée dans une infraction, la police peut contrôler de près ses mouvements, ses actions et ses contacts178(*). Effectivement, certaines de ces activités peuvent être effectuées en utilisant les méthodes traditionnelles telles que les filatures et l'observation (y compris avec des téléobjectifs puissants) ne sont pas soumises à autorisation; tandis que les autres méthodes de surveillance, considérées plus envahissantes, sont soumises à des conditions particulières prévues par la loi, comportant quelquefois un mécanisme d'autorisation complexe. Entre les deux, il existe une série de techniques de surveillance soumises au contrôle du procureur/juge dans certains pays mais pas dans d'autres. C'est le cas par exemple de la « filature électronique » par GPS, une technologie sophistiquée dont l'utilisation dans de nombreux pays n'est pas soumise à autorisation. Toutefois, la Cour suprême des États-Unis a affirmé que, pour la loi américaine, en utilisant un GPS pour suivre les mouvements d'un véhicule pendant quatre semaines, la police avait effectué une « perquisition » qui n'aurait pu avoir lieu sans un mandat de perquisition valable179(*). Aux fins de l'identification et de la localisation des personnes, les enquêteurs utilisent également la vidéosurveillance lorsque les techniques de surveillance traditionnelles ne peuvent être employées en raison des caractéristiques du lieu où se trouve la personne concernée, ou dans les cas où celle-ci agit dans des zones caractérisées par un haut niveau de criminalité. Comme pour la « surveillance », la Convention de Palerme ne fournit pas la définition d'une « opération d'infiltration ». L'expression est généralement utilisée pour indiquer les opérations - autres que la surveillance et les livraisons surveillées - consistant à infiltrer une personne dans un groupe criminel organisé ou dans un réseau pour participer à l'activité criminelle générale de ces groupes ou à des activités illicites spécifiques, pour qu'elle y joue un rôle déterminé afin de découvrir les infractions commises ou à commettre, et de transmettre les informations ainsi recueillies ; celles-ci peuvent éventuellement concerner la structure et les membres de l'organisation180(*). En Italie, une importante réforme juridique des opérations d'infiltration a été mise en place à l'occasion de la ratification de la Convention de Palerme. Les règles fondamentales d'utilisation de cette technique sont actuellement contenues dans la loi de ratification, avec toutes les autres mesures adoptées pour pouvoir appliquer cet instrument international181(*). Les principaux piliers de ce système sont les suivants : (a) les agents infiltrés bénéficient de l'exclusion de la responsabilité pénale : si les opérations d'infiltration sont correctement autorisées et documentées, les agents infiltrés ne peuvent être considérés responsables des actes qu'ils commettent ; (b) l'activité de l'agent infiltré ne constitue pas un acte d'incitation ; (c) l'agent est protégé de plusieurs façons durant l'opération et le procès, son identité et son aspect physique doivent rester confidentiels. D'autres affaires illustrent des systèmes juridiques nationaux qui permettent expressément de créer des personnes morales afin de simuler des activités commerciales dans le cadre d'une opération d'infiltration. Une section spécifique de la loi serbe contenant des dispositions spéciales sur la procédure pour infractions de criminalité organisée, corruption et autres délits avec circonstances particulièrement aggravantes régit la fourniture de services commerciaux ou juridiques fictifs. L'intégration des techniques d'enquêtes spéciales dans le cas particulier de la criminalité transnationale organisée se présente comme un avantage de taille dans la mesure où elle permet de fixer les enquêteurs sur les stratégies adaptées au phénomène en présence et d'uniformiser leur réponse en cas d'action conjointe (voir infra). Ce qui permet de qualifier ces techniques d'enquête de « spéciales » est le fait que leur application estsouvent coûteuse et compliquée, qu'elle exige une grande expérience et, parfois, des connaissances et des instruments technologiques sophistiqués. Leur utilisation peut tantôt poser des problèmes éthiques, tantôt représenter un danger pour la sécurité des opérateurs (notamment dans le cas des opérations d'infiltration) et, ce qui est encore plus important, peut violer les droits personnels fondamentaux (par exemple le droit à la vie privée ce qui pourrait impacter négativement la recevabilité des moyens de preuves). Par conséquent, ces techniques ne devraient être utilisées théoriquement que lorsqu'aucune autre alternative raisonnable ne permet d'obtenir des informations et des preuves. Toutefois, malgré ces difficultés, on peut tirer cette conclusion claire et indiscutable : aux fins des enquêtes et des poursuites en matière de criminalité organisée, les techniques d'enquête spéciales sont souvent irremplaçables182(*). Dans les affaires de traite d'êtres humains les techniques d'enquête spéciales, telles que les interceptionstéléphoniques ou autres formes de surveillance, ont été parfois utilisées comme source de preuve supplémentairecorroborant les dépositions des témoins ou d'autres éléments probatoires. Par contre, dans d'autres cas, lasurveillance, les agents infiltrés et les livraisons surveillées ont fourni des informations fondamentales sur desréseaux internationaux, la composition et le mode opératoire de certains groupes criminels, l'identité de délinquants isolés, la préparation d'infractions, etc. en se révélant précieuses aux fins de l'approche proactive, baséesur le renseignement, qui probablement n'aurait pas été possible en cas de simple utilisation de techniquesplus traditionnelles.183(*) Cependant, en raison des problèmes qu'elles posent, les techniques d'enquête spéciales requièrent une règlementation détaillée au niveau national qui, dans certains pays, fait encore défaut. C'est le cas du Nigeria, comme l'a fait remarquer l'expert qui se plaint de l'impact négatif qu'a eu sur l'affaire NIG 1 l'absence d'une loi sur les interceptions téléphoniques. De plus, l'expert kenyan a ajouté qu'un pays ne disposant pas d'une loi régissant les techniques spéciales ne pourra pas utiliser les preuves recueillies, dans le cadre d'une coopération internationale, par les autorités d'un autre pays grâce à ces techniques spéciales. Par ailleurs, à ces techniques spéciales sont greffées des innovations intervenant en matière d'enquête dont l'objectif est de faciliter l'exécution des procédures d'enquête par la fluidification du transfert des informations et la réunion des entités répressives. Parmi ses innovations, la création des Equipes Communes d'Enquête (E.C.E.) et des systèmes informatisés communs de transfert d'informations. Tirant leur origine de l'article 20 du Deuxième protocole additionnel de la convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale184(*) (STCE n°182) et confortées par l'article 19185(*) de la convention de Palerme, les Equipes Communes d'Enquête sont des équipes internationales créées d'un commun accord par les autorités compétentes de deux Etats parties au moins pour effectuer des enquêtes pénales avec un objectif précis et pour une durée limitée. Les E.C.E. constitue un outil efficace de coopération judiciaire dans les affaires pénales ayant une dimension transfrontalière, lorsqu'un Etat, qui instruit des infractions pénales ayant trait notamment aux formes les plus graves de criminalité, peut bénéficier de ma participation des autorités d'autres Etats qans lesquels il existe des liens avec les infractions en question, ou lorsqu'une coordination s'avère autrement utile186(*). Au vu des avantages qu'ils représentent, la mise en place des E.C.E. peut apporter une valeur ajoutée aux enquêtes des praticiens et développer la coopération internationale en matière pénale en général et à échanger les meilleures pratiques et les expériences de travail. Cela permettrait aux autorités judiciaires et policières de prendre conscience des bonnes pratiques et d'améliorer la coopération dans les enquêtes complexes. En résumé, il s'agit d'un outil d'enquête flexible dans la mesure où l'E.C.E. repose sur l'idée qu'une équipe d'enquêteur et les autorités judiciaires de deux Etats au moins travaillant ensemble, avec une compétence et une sécurité juridiques claires en ce qui concerne les droits, devoirs et obligations des participants, améliorerait la lutte contre la criminalité transnationale organisée.Cependant, fort est de constater que ce système n'a pas encore pu faire son insertion en Afrique et en particulier en Afrique de l'Ouest où il pourrait constituer un tournant décisif dans la répression de la criminalité transnationale organisée. Bien que la zone ouest-africaine ne dispose pas de l'innovation des Equipes Communes d'enquête, elle a à son actif le monopole d'un système d'informations policière tout aussi innovant.Le programme SIPAO pour Système d'Information Policière d'Afrique de l'Ouest est un système informatisé de partage d'informations policières entre les pays de l'Afrique de l'Ouest. La plupart des 16 pays d'Afrique de l'Ouest bordent l'océan Atlantique, ce qui en fait des lieuxde transit entre l'Afrique, l'Europe et l'Amérique très prisés des criminels Le renforcement de la sécurité en Afrique de l'Ouest constitue un enjeu mondial crucial afin de luttercontre la criminalité qui sévit dans la région : trafic de stupéfiants, trafic de migrants, traited'êtres humains et terrorisme.Le Système d'information policière d'Afrique de l'Ouest (SIPAO), mis en oeuvre par INTERPOLet financé par l'Union européenne, vise à accroître l'échange d'informations et la coordinationentre les services chargés de l'application de la loi de la région en : - permettant aux officiers de police des pays d'Afrique de l'Ouest d'accéder à desinformations policières cruciales dans les bases de données criminelles nationales etcelles d'autres pays de la région afin de favoriser l'identification de criminels et decontribuer aux enquêtes en cours ; - perfectionnant l'analyse des problèmes de criminalité organisée transnationale et deterrorisme qui touchent la région et la compréhension de la criminalité en provenancede ou transitant par l'Afrique de l'Ouest ; - renforçant la coopération policière et judiciaire en matière pénale au sein de la région,ainsi qu'avec l'Union européenne et le reste du monde.Ce programme soutient les initiatives des autorités nationales et de la CEDEAO en faveur dela sécurité des citoyens d'Afrique de l'Ouest et est mis en oeuvre à l'échelle nationale,régionale et mondiale. A l'Échelle nationale, le programme SIPAO187(*) met à disposition des services chargés de l'application de la loi unsystème électronique national d'information policière leur permettant de créer, gérer etpartager des fichiers contenant des données relatives à des infractions, telles que : des affaires pénales, des suspects, victimes et témoins, des procédures judiciaires, des armes et objets, des véhicules, des documents d'identité.188(*) A l'Échelle régionale, les systèmes nationaux sont reliés afin de créer une plateforme régionale d'échanged'informations destinée aux services de police de la région, qui peuvent ainsi échangerinstantanément les données policières autorisées en vue d'accroître la coopération et lacélérité de l'action policière.Ce système centralisé facilite également le recueil de statistiques sur la criminalité etl'analyse des tendances dans la région ; ces informations sont ensuite utilisées pour élaborerdes stratégies efficaces de lutte contre la criminalité.189(*) A Échelle mondialeChaque système national de données policières sera relié au système mondial sécurisé decommunication policière d'INTERPOL (I-24/7) via le Bureau central national du paysconcerné afin que les officiers puissent partager les données nationales autorisées àl'échelle mondiale et effectuer des vérifications dans les bases de données d'INTERPOL.Ce dispositif peut permettre de relier des infractions à des criminels, ce qui n'aurait pas étépossible auparavant. À titre d'exemple, un officier effectuant une recherche sur le nom d'uncitoyen suspecté de trafic de stupéfiants peut découvrir que celui-ci est recherché par unautre pays, hors de la région, pour des activités criminelles similaires.L'interconnexion via le réseau I-24/7 permettra de renforcer le lien opérationnel entre lesservices chargés de l'application de la loi d'Afrique de l'Ouest et le reste du monde afin de garantir une lutte efficace contre la criminalité organisée transnationale et le terrorisme.190(*) L'importance de ce système réside dans la possibilité de contrôle et de surveillance des infractions et de leurs acteurs à travers une synergie d'action entre les Etats. Les facteurs oeuvrant au profit du rehaussement de la procédure classique ne limitent pas seulement à la matière de l'enquête même divers processus se présentent comme des plus avantageux. A côté de ces processus, il en existe d'autres, intervenant en matière de jugement. De plus, une responsabilité commune des Etats aide à la centralisation de leurs efforts en matière de poursuite et maximisant l'efficacité de mesures de répression. C'est de cet avantage de centralisation des efforts et des poursuites que dépeint la convention de Palerme en admettantcertaines procédures applicables en matière de jugement. * 174ONU, Enquêtes criminelles : Compilation d'outils d'évaluation de la justice pénale, ONUDC, p. 1 * 175Ibidem * 176 ONUDC, Recueil d'affaires de criminalité organisée, ONUDC, 2012, p.45 * 177 Ibidem, p. 49 * 178 ONUDC, Recueil d'affaires de criminalité organisée, ONUDC, 2012, p.47 * 179United States versus Jones, voir http://supreme.justia.com/cases/federal/us/565/10-1259 * 180 ONUDC, Recueil d'affaires de criminalité organisée, ONUDC, 2012, p.47 * 181Loi n°146, art. 9 (16 mars 2006). Le contenu de cette loi a été modifié par la loi n°136 (13 août 2010) qui a élargi les catégories d'infractions pour lesquelles cette technique peut être utilisée et a amplifié la gamme des services de police qui peuvent être autorisés à les utiliser. * 182 ONUDC, Recueil d'affaires de criminalité organisée, ONUDC, 2012, p.47 * 183 Ibidem, p.45 * 184Convention européenne du 29 mai 2000 relative à l'entraide judiciaire en matière pénale, complétée par un protocole du 16 octobre 2001 * 185 L'article 19 de la convention de Palerme traite de la possibilité des enquêtes conjointes. * 186 Comité Européen pour les Problèmes Criminels, Lignes directrices et accord type sur les Equipes Communes d'Enquête, Conseil Europe, 2014, p. 2 * 187 SIPAO : Système d'information policière d'Afrique de l'Ouest * 188 SIPAO Programme - Système d'Information policière pour l'Afrique de l'Ouest Brochure de Présentation, p. 8 * 189 Ibidem, p. 9 * 190 SIPAO Programme - Système d'Information policière pour l'Afrique de l'Ouest Brochure de Présentation, p. 10 |
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