4.2.1. La recherche de soi
La recherche de soi ou la construction de l'identité
féminine se passe de façon endogène par rapport à
ce qui est féminin en premier lieu, par rapport à son corps. Dans
cette perspective de non différenciation, la construction identitaire
paraît plus difficile pour la femme, qui doit, d'après Paré
&Zouyané (2022), suivre une voie plus tortueuse : elle doit devenir
elle-même ce qui était d'abord l'objet de son (premier) amour.
Elle doit achever son autoréalisation en devenant l'autre terme de sa
première relation. Pour mieux comprendre les mécanismes de la
recherche de soi féminin, il faut observer les différentes
façons d'être des personnages féminins dans l'univers
romanesque, au sein d'une société dont les lois lui sont
hostiles. Il faut penser l'infinie diversité des situations existantes
(et qui échappe à toute tentative de définition
réelle) au regard de la société, ici, peule. Il faut donc
appréhender les enjeux de la transformation de la femme, analyser tout
ce qui détermine le comportement des personnages, comprendre ce qui les
oblige à tenir un rôle dans la société, «
conformément à la culture et aux impératifs sociaux
».
Les romans de Djaïli Amadou Amal traitent de la
transformation intérieure de la femme. Dans Walaandé. L'art
de partager un mari, le récit montre une transformation progressive
des personnages féminins. Cette métamorphose est en rapport avec
leur corps. En effet, Sakina et Nafissa, deux épouses d'AlhadjiOumarou,
se sont sacrifiées au nom de la loi conjugale et la volonté de
l''époux. Elles ont donné naissance à plusieurs enfants.
Ce qui n'est pas sans incidence sur leur physique. À peine la vingtaine
entamée, elles ont l'air d'en avoir trente. Les multiples accouchements
ont conduit à la dégradation de leurs corps. Ce qui les
inquiète. Pour apporter une solution à cette situation, les deux
jeunes femmes décident, au mépris de la tradition de suspendre
les accouchements. Ceci passe par la prise des contraceptifs. C'est une
pratique qui pourrait courroucer l'époux. Mais elles y tiennent. Elles
tiennent à prendre le contrôle de leurs corps.
Le processus de construction identitaire est une interrogation
constante de la littérature féminine africaine. Cette
littérature représente les chemins possibles pour parvenir enfin
à être « soi », c'est-à-dire, paradoxalement,
pour « être autre ». Selon Paré Daouda (2022), la notion
d'identité est inséparable de la notion d'altérité.
La narration chez Djaïli rend compte de ce va-et-vient entre soi et
altérité. En effet, la quête identitaire l'une des
thématiques et elle fait référence à une
différence ardemment souhaitée : Sakina et Nafissa
souhaitent être différentes. Elles aspirent à une
identité nouvelle désirée (un être au monde à
inventer). Évidemment, la question de l'identité se fonde sur la
relation conjugale et l'héritage transmis. Elle pose le paradoxe entre
l'identique (et la reproduction du même, soit de l'épouse
modèle) et la différence (et donc l'altérité ou
encore de l'épouse affranchie des traditions). L'écrivaine
interroge les modes d'élaboration de l'identité et en premier
lieu, la relation à l'époux, comme support identificatoire
primordial. Elle met en place des stratégies narratives pour dire la
construction féminine. Pour se faire, elle dote les personnages de femme
d'un état initial qui n'est pas figé (épouse
modèle), puisqu'il va être amené à évoluer en
même temps que l'intrigue et la trame narrative. Dès le
départ, l'identité des personnages femme est indécise,
comme un peu effacée derrière la tradition et la religion, mais
toujours liée à l'époux.
La recherche de soi de la femme passe également par la
reconquête de sa liberté ou son affranchissement de
l'autorité masculine. En effet, mariées dès l'âge de
douze ou treize ans, toutes les femmes d'AlhadjiOumarou sont durant leur vie
« la chose » des hommes. Avant leurs mariages, elles sont
sous l'autorité parentale. Ce qui s'est soldé par des mariages
précoces et forcés. Dans le foyer conjugal, elles ont perdu toute
autonomie. Elles doivent accoucher le nombre d'enfants souhaité par
Alhadji. Leur mobilité reste cantonnée à l'univers
familial. Le travail dans le service public ne fait plus partie de leurs
projets. Bref, elles ne peuvent plus aspirer à une ambition. Pour
être, les femmes du corpus disent la tradition. Pour devenir ou pour
s'imaginer, les personnages de filles femmes envisagent d'abord la tradition
(éducation traditionnelle transmise par la mère, respect de la
volonté du père, soumission à l'époux). La femme
devient une projection de la tradition. Dans la littérature produite par
Djaïli Amadou Amal, les personnages féminins sont obligés de
se tourner vers les personnages figures de la tradition pour tenter de trouver
des repères de ce qui les attend, pour trouver leur « devenir
» identitaire féminin. Et ce, quel que soit le lien qu'elles
entretiennent avec les lois traditionnelles (qu'elles soient torturées
(Hindou, Sakina, Nafissa) ou passionnées, plus tempérées
(Djaïli, Hadja Aïssatou)... Que la femme se sente trop ou mal
aimée par son époux).
Ainsi, face à cette situation qui est en grande partie
inconfortable pour la femme, elles procèdent à la recherche de
soi. C'est le cas de Nafissa dans Walaandé. L'art de partager un
mari. En effet, après quelques années de mariage
forcé, celle-ci se sent à l'étroit dans le foyer conjugal.
Elle ne peut exprimer librement son amour dans un foyer polygamique et du fait
du semteende, la retenue. Pour s'affranchir, elle demande le
divorce :
-Je veux ma répudiation aussi.
Il ne répondit pas, continua son chemin. Elle
insista :
-tu as répudié les deux autres ! Je demande
aussi ma répudiation.
-Nafissa, ne me cherche pas ! En vérité,
vous êtes toutes devenues folles ou quoi ?
-Je veux vraiment ma répudiation !
-D'accord tu l'auras ! je te répudie trois
fois ! je te répudie, je te répudie, je te répudie.
Tu es comme ma mère, ça te va ?
-Merci Alhadji ! (WAPM : 142).
Il est de coutume que l'homme demande et autorise le divorce.
Or, dans cet extrait, c'est Nafissa qui demande à être
répudiée. Elle harcelle à la limite son époux
à cet effet. Elle a la situation en main. Elle a réussi à
inverser la tendance.
Les deux romans de Djaïli analysés dans cette
section racontent la construction identitaire féminine entre tradition
et quête émancipatoire, à travers différentes
personnalités singulières inscrites dans la trame narrative,
c'est-à-dire obéissant à une logique puisqu'elles vont
passer d'un état à un autre. En effet, les personnages femmes
vont aller d'un état initial à un état final, grâce
à un élément perturbateur entrainant des changements et
des perturbations « mis en continuité à travers
l'enchaînement des différentes séquences de l'intrigue
» (Erman, 2006 : 10) permettant ainsi de dévoiler une
vérité. Leur vérité et leur identité.
À la fin des récits, les personnages femmes ont mue, comme
traversés par une quête absolue d'émancipation et donc de
construction autre que celle transmise par la tradition. Ainsi, elles sont,
in fine, sujets de leur histoire c'est-à-dire qu'elles ne sont
pas uniquement le produit de la logique narrative. « Leur humanité
» reposerait à la fois sur leurs actions et sur leur manière
d'être au monde, de le penser, de le réfléchir et de vivre
leurs aspirations, leurs désirs. Leur possibilité d'exercer leur
volonté propre.
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