Chapitre 4. La portée heuristique de l'écriture
de Djaïli Amadou Amal
La représentation de la femme dans la
littérature n'est pas anodine. Elle revêt une charge heuristique.
En effet, malgré les multiples voix qui se sont élevées
pour la cause de la femme, sa situation dans la société reste
précaire. Le corpus sur lequel s'appuie cette analyse
révèle des femmes prises au piège du patriarcat. L'univers
culturel dans lequel elles évoluent fait mention de pratiques
traditionnelles en défaveur de l'émancipation de la gent
féminine. La prise de la plume par l'auteure n'est pas inutile. Son
écriture révèle une prise de position, une exploration de
la situation de la femme qui jusque-là est restée voilée,
du fait du musèlement, du poids de la culture qui empêche la prise
de parole. Ainsi, pour Pascal BekoloBekolo, « en littérature,
la révolte est d'abord une rébellion du langage. Un arrachement
de la parole et une utilisation efficace de celle-ci. En prenant la parole
à leur tour, les « écrivaines » se donnent
pour objectif de lutter contre l'omniprésence de la parole
masculine. » (Bekolo, 1997 : 94). Pour mieux comprendre ce
chapitre, nous posons les interrogations suivantes : qu'est ce qui
caractérise l'écriture de Djaïli Amadou Amal ? Quelle
est la portée de son écriture ?
4.1. L'originalité scripturale de l'auteure
L'écriture de Djaïli vaut son « pesant
de poudre », pour reprendre l'expression de Kateb Yacine. En effet,
la femme écrivaine, sempiternellement victime de la misogynie, doit
désormais, s'atteler non pas à vivre dans une tour d'ivoire
insidieusement baptisée littérature féminine, mais
à recouvrer son identité appropriée. La production
littéraire de cette écrivaine arrive à s'imposer dans un
univers artistique dominé par la littérature masculine, beaucoup
plus virile et exempte des pleurnicheries et autre sensibleries. La
romancière à travers son écriture, montre à la
femme qu'elle doit infirmer le statut qui lui a toujours été
attribué et lutter contre les stéréotypes tenaces et les
préjugés acharnés. Il faut que la femme affirme et
confirme sa présence sans scrupule et énergiquement car les
hommes ne lui feront aucune concession.
4.1.1. Une écriture du
dévoilement
L'écriture de Djaïlientretient un rapport
privilégié avec le contexte socio-culturel et esthétique
dans lequel elle prend forme. L'auteure fait tomber d'un coup sec l'homme du
piédestal sur lequel les principes du patriarcat l'avaient placé.
D'abord, ses deux romans indiquent des thèmes d'actualité
à même de heurter la sensibilité des lecteurs. Cette forme
d'écriture apparaît « comme une véritable
stratégie pour communiquer aux lecteurs le sentiment de
l'inacceptable. » (Moumini, 2017). Il s'agit de la carnavalisation de
la violence pratiquée par les personnages hommes sur les femmes. C'est
un fait inédit, une pratique voilée dans la culture peule. Cette
pratique scripturale montre qu'elle est dirigée envers un public qui est
pris en compte. Dans ce style d'écriture romanesque, ce qui est
voilé, protégé semble désormais exposé. Que
ce soit dans Walandé. L'art de partager un mari ou dans
Munyal. Les larmes de la patience, les récits se
déroulent au sein des familles/foyers, dans l'intimité des
épouses. Ces univers sont protégés par la culture peule.
Ils sont interdits d'accès aux regards étrangers. Or, Djaïli
parvient à mettre la lumière sur certaines pratiques telles les
violences verbale et physique, dégradantes à l'égard des
femmes qui y ont cours. Il apparaît en effet que le message des deux
romans, leur force d'évocation et représentativité
semblent aller de pair avec l'originalité et la qualité de sa
forme. La subjectivité semble être gage de qualité :
plus les récits contés sont profonds et personnels, plus les
romans enthousiasment les lecteurs.
Dans les romans, rien n'apparait plus comme un fait et
inaccessible, dont l'évocation et l'appréciation ne sont
réservées qu'à quelques personnages, notamment les hommes.
Au contraire, tout semble comme si le mot d'ordre est liberté et
émancipation. Le lecteur est invité à participer à
l'oeuvre, à s'exclamer et « encourager à haute voix aussi
bien avant , pendant et après » la lecture. Contrairement à
d'autres textes dans lesquels l'écriture ne rend pas compte des faits
culturels en défaveur des femmes, ici se lit la volonté manifeste
de l'auteure de mettre à nu.
La volonté de dévoilement est aussi
particulièrement visible dans les thèmes abordés par la
romancière. Les deux oeuvres du corpus déconstruisent
l'idée de la supériorité de l'homme sur la femme.
Désormais, à travers cette écriture, l'auteure dit haut ce
qui n'est pas permis à la gent féminine. Elle montre que les deux
sexes vivent dans une interdépendance. AlhadjiOumarou, bien qu'ayant
congédié toutes ses épouses, pour montrer qu'il est le
seul à tenir les reines de son foyer, est très vite
désillusionné. Il est désemparé face à la
tristesse qui s'est emparée de sa concession, du fait de l'absence de
ses épouses. Il se rend à l'évidence de ce que sans ces
dernières, il n'est que solitude. Ainsi, les personnages hommes qui
paraissent forts, inébranlables se trouvent ici déconstruits.
Le type d'écriture de notre auteure traduit son
expérience du monde. La première personne, très
utilisée et le registre de langue est relativement proche du langage
courant. L'on sent chez la romancière la volonté de créer
une oeuvre valable pour tous et de tout temps, détachée de leur
idiosyncrasie. Elle parle en tant que femme et de leur expérience au
milieu de la société. Les récits dans les deux textes,
teintés de noirceurs, de la souffrance de la femme témoignent des
problèmes qui dépassent leur auteure. Le choix de l'affirmation
de la subjectivité sert à ancrer plus profondément les
revendications en faveur de la femme. Djaïli dénonce la violence
d'une société où les différentes formes de
discrimination pèsent lourdement sur la santé mentale et physique
de la gent féminine. Elle ne lésine pas sur les détails.
La dénonciation des normes traditionnelles et patriarcales est
particulièrement prégnante dans le témoignage des
personnages, femmes pour la plupart. L'ambition est universelle ou du
moins, pour toutes les femmes qui vivent des situations semblables au
quotidien. Les récits semblent valoir pour toutes, de tout temps, en
tout lieu.
Djaïli Amadou Amal porte un coup à la banalisation
de la souffrance de la femme représentée dans ses deux romans. En
effet, la volonté d'exposer au public la souffrance intérieure
est noble, on peut s'interroger sur les manières dont ce choix pourrait
être reçu. Le thème du mal-être de la femme est
au coeur de ses textes. Il semble loisible de se demander si l'on ne peut pas
lire là la preuve qu'elle s'insurge contre ce qui peut être vu
comme un certain culte de la souffrance de la femme. Elle encourage
l'écoute des revendications de la gent féminine.Ensuite, le fait
que les sensibilités individuelles inscrites dans l'oeuvre semblent
s'effacer derrière l'apparente similarité des oeuvres et de leurs
thèmes peut être interprété comme inscription de la
situation de la femme dans son contexte, mais aussi comme un renforcement de sa
dénonciation et de son dévoilement. Plutôt que de voir la
similarité des dénonciations d'un oeil négatif, on peut
aussi la percevoir comme une preuve de l'ampleur des problèmes
dénoncés. En effet, en exposant le quotidien des foyers
représentés, elle inscrit l'existence de chaque personnage au
sein d'un ensemble transcendant de sensibilités littéraires,
où les combats individuels s'entrecoupent et les problèmes se
partagent. Cela permet à l'auteure, souvent d'être entendue et aux
revendications individuelles inscrites à l'oeuvre de gagner en
puissance.
La volonté de l'écrivaine de donner une
voix à celles que l'on entend subordonne dans la société
à travers le patriarcat est honorable et important. Cependant, il reste
difficile de ne pas penser que seules les voix portant un message noir
méritent d'être entendues. Cela semble positif dans la mesure
où l'oeuvre littéraire diffuse des mots souvent bruyants. Le
revers de cette médaille, à savoir le risque que cette diffusion
donne l'impression que la souffrance est esthétique, doit cependant
être pris en compte pour mieux empêcher cette souffrance de la
femme de se perpétuer. Le dévoilement repose ainsi sur deux
éléments fondamentaux. Démystifier la
supériorité de l'homme et mettre la lumière sur certains
évènements rendus tabou par le fait des traditions. Djaïli
transgresse un tabou. Ce qui renvoie ainsi à deux réalités
« la première consiste à choisir «l'action par
dévoilement» et donc à dire le tabou pour le banaliser; la
seconde, à imaginer une forme d'énonciation qui rompt avec les
normes conventionnelles. » (Sanvee, 2000 : 183).
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