3.1.3. De l'atmosphère
funeste à la mort
Les romans de Djaïli Amal nous présentent une
cartographie à la fois réelle et fictive de la femme dans la
culture peule, Femme malade et moribonde. Sa façon d'envisager le statut
de la femme peule repose sur le même constat de départ: la femme
souffre. Triste, obscure, solitaire, angoissée, elle est
réceptacle d'un foyer moribond. Il s'agit de révéler le
vrai visage du système patriarcal. Il s'apparente à un
système culturel qui donne à regarder les visages de la mort.
Il faut entendre par funeste, tout ce qui relève du
tragique telle que la mort, thème évoqué dans le roman de
Djaïli. La mort renvoie aussi bien à l'élimination physique
qu'à l'anéantissement moral et/ou intellectuel. C'est « la
mort de la vie » (Tansi, 1986 : 34), celle qui prive l'homme de
liberté, de sa dimension humaine et spirituelle. La mort correspond
également à un déficit d'inventivité, car selon
Sony LabouTansi « notre siècle manque d'idéal, notre
siècle est un danger pour demain » (Tansi, 1986 : 34). Quel
que soit le type de mort, il constitue l'un des éléments de
soubassement de l'écriture du funeste. La mort fonctionne de ce point de
vue, comme l'une des sources d'inspiration de la romancière.
Faisant partie désormais de l'univers des personnages,
le funeste conditionne leurs pensées et habite constamment son
imaginaire. L'univers romanesque devient ainsi, la projection sur scène
du quotidien fait de violences et d'atrocités. C'est pourquoi dans les
oeuvres le récit, à certains endroits traduit pour la plupart,
l'idée de désolation qu'a engendrée la mort de Yasmine
dans Walaandé. L'art de partager un mari. Le funeste comme
ressort romanesque se conçoit du point de vue du fond et de la forme,
dans la mesure où le texte aborde le sujet de la mort. Le funeste est,
en effet, annoncé à la page 119. À cette étape de
l'oeuvre apparaissent des indices évoquant l'avènement d'une
situation dramatique. Ainsi : « les larmes les plus
amères, que l'on verse sur une tombe, viennent des mots qu'on n'a pas
dits, et des choses qu'on n'a pas faites » (WAPM :
119). L'emploi du terme tombe fait régner une atmosphère
lugubre sur la suite du roman. Teinté de regrets, le lecteur commence
à avoir des sensations de tristesse au contact du texte.
La description de l'état de santé du personnage
plonge davantage celui-ci dans sa conviction sur la situation funeste. La
déliquescence de Yasmine ne fait que renforcer l'idée de la mort
imminente rependue à travers le texte : « à cause
de l'état de Yasmine, les mariages furent reportés. [...] les
médecins se relayaient à son chevet, sans pouvoir la soulager.
Fayza, assise sur le lit de sa soeur, tenait sa main et essuyait de temps en
temps une larme discrète pour ne pas inquiéter la
malade. » (WAPM : 120). L'on se rend compte à
travers cet extrait que la mimique des personnages exprime corporellement le
funeste. Elle annonce l'imminence de la mort, et met en exergue l'idée
de la mort qui va rythmer le quotidien des personnages. Toutefois, l'ensemble
des personnages concernés par cette situation se déploient pour
éviter cette mort certaine. Du soutien psychologique à celui
physique en passant par le transfert de la malade pour une structure
hospitalière adaptée, tout concourt à transcender le
funeste. Force est de constater à la suite du récit que ces
efforts multiples restent vains. Car, « Yasmine n'a pas pu voyager.
À la tombée de la nuit, alors que le muezzin procédait
à l'appel de la prière, la jeune fille poussa un dernier soupir
et ferma les yeux. » (WAPM : 121). Cet extrait marque
l'instant fatidique. Il constitue un point névralgique pour le
récit et pour la famille y représentée.
Avant de perdre sa vie, Yasmine perd d'abord
délibérément sa virginité. Elle s'est
préparée à mourir. Dans la tradition peule, c'est un
sacrilège pour une fille que de perdre sa virginité avant le
mariage ; même si celui qui la dépucelle a des intentions de
noces. C'est une honte pour la famille, un grand déshonneur, une
mauvaise étiquette colée à la réputation familiale.
Avant de trépasser, elle se confie à a soeur
Fayza : « je sens que je m'en vais, je meurs...je le sais
et je me suis préparée...J'ai fait l'amour avec Aboubakar...Faire
l'amour est toujours l'expression d'un désespoir. Mais je l'ai fait par
amour, parceque je sens que je n'en ai plus pour longtemps... »
(WAPM : 105). Cette mort de Yasmine fait d'elle une victime
expiatoire, y prend la dimension d'un matyr, appelé à mourir
innocemment pour sauver toute une postérité. Cette mort est
aussi singulière. En rendant l'âme en martyr, elle a
exprimé « l'inexprimable ». Autrement dit, elle a
brisé les tabous de la société peule en particulier et de
la société africaine traditionnelle en général.
En effet, à partir de cet instant, la suite du roman,
des actions qui se succèdent sont liées d'une manière ou
d'une autre, à cette mort. Après l'enterrement, les actes
posés par les personnages proches ou indirectement liés à
la défunte sont conditionnés. À commencer par Aboubakar,
le fiancé. Malgré qu'il ne soit pas pris en compte lors des
obsèques, il est le personnage qui vit le drame le plus.
Intérieurement, il est consumé par cet événement
tragique. Dans un monologue, il exprime son
désarroi : « Comment ferais-je sans toi
Yasmine ? Comment survivre sans toi ? Pourquoi devrais-je vivre sans
toi ? » (WAPM : 123) La situation est devenue
intenable au point où il décide de se terrer dans sa chambre.
À longueur de journées, il se remémore les bons moments
passés.
Pour le reste de la famille, la mort de Yasmine est
restée une tache indélébile dans la vie de chaque membre.
Que ce soit sa soeur Sakina, HadjaAïssatou sa mère, Alhadji son
père, chacun subit à sa manière les affres de la mort de
la jeune fille. Le géniteur, finit par être mis devant ses
responsabilités dans la mort de sa fille. Son machisme, son
intransigeance et son comportement suranné ont fini par le rattraper.
Il est directement accusé par ses épouses sans exception d'avoir
tué sa fille. Réunies un soir dans la cours, les épouses
échangent sur les événements qui se sont
déroulés depuis un certain temps dans la concession. Sakina, la
plus instruite commença : « -Nous devrions en
parler. Ce sont nos enfants ! Il faudrait les chercher.-Jamais il ne leur
pardonnera, dit tristement Aïssatou.-Ils ont pourtant eu raison de le
faire ! Ils n'ont pas arrêté de dire qu'ils ne voulaient pas
se marier. À cause de ça, Yasmine est morte, remarqua
Djaïli. » (WAPM : 140). Il est clair que toutes
les épouses sont convaincues de la responsabilité du chef de
famille dans la mort de leur fille. Toutefois, l'évoquer frontalement en
présence de celui-ci reste et demeure périlleux. Bien plus, il ne
serait pas bien séant d'en discuter car, malgré que plusieurs
semaines se soient écoulées après le deuil, toute la
famille la porte encore, comme le démontre la réplique
d'Aïssatou ci-dessus.
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