3.1.2. Les troubles
psychologiques
Parlant de la littérature africaine féminine, le
critique marocain Nadia Chafaï, note que les écrivaines «
expriment les obsessions qui les taraudent. Elles dévoilent leur
intimité; et pour dévoiler cette intimité, elles ne
peuvent agir autrement que par la mise à nu de leur sentiment à
travers la mobilisation d'un vocabulaire hautement expressif. Celui-ci traduit
primordialement leur fêlure, leur délicatesse de coeur, leur
passion, leur fragilité, leur émotion et leur vie
affective. » (Chafaï, 2014 : 14). S'inscrivant dans cette
logique de l'écriture de l'intimité de la femme, Djaïli
Amadou Amal met en scène la vie des femmes confrontées à
l'enfermement patriarcal.
L'analyse des textes a permis de rendre compte que le
phénomène de la polygamie affecte presque tous les personnages.
Comme noté plus haut, il est une arme entre les mains de la gent
masculine au service de la sujétion de la femme. Pour mieux dompter une
épouse, prendre une seconde épouse paraît, quoique implicitement évoqué dans le corpus,
la solution idoine. Et les principes qui régissent cette pratique
matrimoniale rendent la femme en éternelle victime. Au-delà de la
victimisation de la gent féminine, il y'a des conséquences qui en
découlent. Il s'agit du côté psychique de la polygamie et
son influence sur les coépouses, sur leurs enfants; ce qui implique par
la suite la communauté toute entière.
Dans Walaandé. L'art de partager un mari, on
peut dire que la cohabitation des épouses a de durs effets sur les
concernées : des pleurs, des cris de détresse et de
désespoir hantent leurs vies. Ce sont là les mots et les
sensations qui reviennent souvent dans la bouche de Djaïli, Hadja
Aïssatou, ou Safira dans Munyal. Les larmes de la patience,
vivant dans cette situation. La polygamie prive la maison de sa
tranquillité et de sa stabilité en nourrissant les haines des
épouses qui sont en compétition pour attirer les attentions de
l'homme. « En effet, les femmes se côtoient sans cesse au point
de se sentir piégées aussi bien par les murs hauts qui nous
entourent que par les étoffes de plus en plus sombres et lourdes que mon
oncle Moussa nous oblige à revêtir. Il n'y a pas un jour où
elles ne s'agacent voire s'entredéchirent à force de tourner en
rond comme des lionnes en cage. » (MLP : 105) Ces
haines les conduisent au conflit surtout lorsque, sous la pression d'un
désir ou d'un sentiment, l'homme se montre attiré par l'une
d'elles aux dépens des autres, ce qui peut rendre ces dernières
psychologiquement « complexées » vis-à-vis de
la première.
Cette situation est visible dans la même oeuvre lorsque
Safira, après le remariage de son époux, s'engager à mener
des actions visant à reconquérir le coeur de son époux
malgré les assurances à lui données par ce dernier. Pour
elle, rien ne pourra l'arrêter, quitte à faire perdre la raison ou
la vie à la nouvelle élue, sa principale rivale. Elle ne
tolère pas qu'après une semaine de noces, son époux ait pu
changer de comportement aussi vite. En fait, lorsqu'Alhadji a convolé en
deuxième noces, il a passé une semaine de lune de miel,
conformément à la loi coranique. Toutefois, après ce
délai, il décide d'effectuer un voyage sur Yaoundé
(MLP : 147) et en compagnie de la nouvelle épouse. Ce qui
prolonge les sept jours légalement dus. Ainsi, la première
épouse s'est sentie lésée, méprisée,
touchée dans son amour propre. Pour elle, il est inadmissible,
qu'après près de deux décennies de mariage, son
époux la traite de cette façon. Ainsi, malgré les conseils
de son amie, elle reste décisive :
Je ne veux pas patienter, dis-je très irritée.
Ne me parlez plus jamais de munyal. Je ne patienterai pas
jusqu'à ce que son caprice finisse, comme tu dis. Je n'ai pas de temps
pour attendre je ne sais quel hypothétique moment. Je veux qu'elle parte
immédiatement. Je veux que tu fasses un karfaentre eux, que ce
mauvais sort les sépare, qu'ils se déchirent à
Yaoundé. Je veux qu'il regrette ce mariage. Je suis prête à
perdre tout ce que je possède pour cela. Je dois retrouver ma
dignité ! (MLP : 147)
À partir de cet extrait, l'on se rend compte de ce que
Safira est devenue psychologiquement instable, au point d'attenter à la
vie de son époux et de sa coépouse. Safira s'est
complètement métamorphosée. Son amie ne manque pas de le
lui rappeler : « Tu me fais peur Safira ! Comment as-tu pu
changer ainsi seulement en une semaine ? » (MLP :
147)
Face aux diverses pressions qui l'incriminent, il arrive que
la femme peule perde tout ce qui est logique, du fait de l'autorité
absurde et dérangeante de la suprématie masculine. Elle commence
(parlant de la femme peule engagée) tout d'abord par exprimer son
désintéressement à ce qui l'embrasse, cherche secours et
finis par exploser à bout de force. L'attitude du personnage Hindou dans
l'oeuvre Munyalen dit plus : « Je ne veux plus
patienter, criai-je, éclatant en sanglot. J'en ai marre ! Je suis
fatiguée d'endurer, et j'ai essayé de supporter comme je le
pouvais.Je ne veux plus entendre munyal encore. Ne me dite plus jamais
munyal ! Plus jamais ce mot ! »(MLP :
168).
Ces paroles fiévreuses du personnage montrent son
degré de lassitude face à des normes unilatérales. Ayant
assez supporté, patienté, elle décide de proscrire ce mot
de son vocabulaire et se refuse de l'entendre, elle a enduré autant
qu'elle le pouvait, s'en est fini car elle est engagée et
déterminée à finaliser sa décision.
L'emprisonnement dont elle est victime de son jeune âge, à
l'âge l'adulte la bouleverse totalement, en la plongeant dans un
état psychotique chronique dont elle finit par succomber. Hindou
explique les causes de sa « folie » comme
suit : « On dit que je suis folle... ! Combien de
temps suis-je restée dans la chambre, surveillée vain et de ne
pas pouvoir respirer... vouloir crier et ne pas pouvoir ouvrir la bouche :
vouloir pleurer et ne plus avoir les larmes : vouloir dormir et ne plus
jamais se réveiller. »
La présence d'un vocabulaire de modalisation traduit
l'effet textuel faisant par du désir interne du personnage
féminin dans notre univers textuel. Le verbe vouloir, exprimant la
volonté, l'intention et l'envie est capitale pour chaque être
décisionnaire. Le verbe pouvoir pour sa part renvoie à la
possibilité de faire quelque chose, être capable, en mesure de (en
raison des qualités de la personne ou de la chose, ou en raison des
moyens offerts par les circonstances). La mise en parallèle de ces
verbes d'action est assez significative en ce sens qu'ils illustrent une envie
(du personnage) qui n'aboutit pas. À ce propos, hindou donne
succinctement les raisons de sa psychose et cite ses bourreaux :
On a commencé à m'attacher. Il parait que je
cherche à fuir. Ce n'est pas vrai. Je cherche juste à respirer.
Pourquoi m'empêche-t-on de respirer ? Pourquoi m'empêche-t-on
de voir la lumière du soleil ? Pourquoi me prive-t-on
d'air ?Je ne suis pas folle ! Si j'entends des voix, ce n'est pas
celle du djinn. C'est juste la voix de mon père ! La voix de mon
époux, de mon oncle ! La voix des hommes de ma famille ! Je ne
suis pas folle ! Si je me déshabille, c'est pour mieux respirer
tout l'oxygène de la terre.[...]Je ne suis pas folle !
(MLP :169).
La teneur sémantique (ensemble des significations
diverses se rapportant à un ou plusieurs mots, en fonction de la
situation d'énonciation.) du fragment précédent donne une
idée assez précise sur l'immense barrière qui
sépare « la prétendue malade » aux
restes du groupe qui trouvent une raison autre que la véritable.
La victimisation renvoie à la notion de pouvoir et de
contrôle d'un individu sur un autre, à une volonté
d'emprise. Pour augmenter son pouvoir et son contrôle sur les femmes, les
hommes ont recours à plusieurs modalités de fonctionnement : la
coercition et les menaces : menacer de lui faire du mal et le mettre à
exécution, intimidations, menacer de la confronter à ses peurs
(jurer sur le coran) (MLP : 161). Au sein des familles
polygamiques représentées dans le corpus, la violence est un mode
opératoire évoluant sur plusieurs années, et a un fort
impact psychique.
À partir du moment où la femme en
général et celle vivant dans un foyer polygamique est victime de
la phallocratie, il n'existe pour elle de possibilité de choix, de
décision ou même de riposte face à ce qui leur arrive. Elle
subit l'imposition du mode de vie impacte la vie des femmes. C'est ce qui
arrive à Djaïli. Face à l'annonce brutale du remariage de
son époux, elle se métamorphose et change de personnalité.
Ainsi, « De dépit, elle avait développé un vrai
art de la mesquinerie. [...] Elle était devenue triste, irritable et
agressive. Elle commença à porter sur son visage, de plus en plus
dur, la mutation effrayante de son caractère. »
(WAPM : 49).
Le statut carcéral de la femme de suite de la
rigidité des principes traditionnels et de la religion la pousse
à adopter un comportement qui frise les troubles psychologiques. Il
s'agit de sa réaction face aux conditions sociales précaires
à lui imposées par l'homme. Ce dernier, tel que
présenté dans le corpus n'admet aucune concession par pur
orgueil. Conséquemment, la gent féminine se retrouve victime une
fois de plus. Ce qui conduit à empester l'univers romanesque d'une
sensation funeste.
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