2.2.2. La femme muselée
La relation homme/femme, en situation de vie conjugale et
polygame, est caractérisée par le musèlement, qui passe
pour la soumission. Cette dernière est déterminée par
l'obéissance absolue de la femme à son mari. À ce propos,
KembeMilolo affirme que « l'obéissance au mari est une tradition
qui répond à la nature. C'est un penchant naturel de la femme de
se mettre consciemment ou inconsciemment à la volonté de son mari
» (KembeMilolo, 1985 : 178). Dans le contexte traditionnel africain, la
soumission obéit à une perception particulière, car la
soumission est considérée comme une des qualités les plus
appréciées chez la femme.
La religion joue également un rôle important dans
le processus de musèlement de la femme dans la société
représentée à l'oeuvre. L'univers dans lequel se meuvent
les personnages est fondamentalement musulman et la religion y exerce une
grande influence. À cause du mariage et de la religion, les
épouses se sentent attachées aux époux. Elles ne peuvent
s'imaginer une vie sans eux. La dépendance est une construction. Les
passages du Coran sont interprétés de telle sorte que les femmes
sont astreintes à la résignation, à accepter leur
souffrance et se terrer dans le mutisme. Ainsi, l'Oncle Hayatou, explique aux
épouses d'Alhadji la délicatesse et les conséquences d'un
divorce : « On ne s'amuse pas avec ça. Le divorce est la chose
permise la plus détestée d'Allah. Un hadith nous apprend
que le divorce ébranle le trône d'Allah.»
(MLP : 146). Ainsi, à partir de cette
interprétation du Coran, les épouses ne croient pas qu'elles
puissent être heureuses étant divorcées. Elles sont
prisonnières de leur amour et de leur attachement aux époux.
Désormais, les personnages féminins ne peuvent se réaliser
et s'épanouir que dans le mariage. Elles ne peuvent concevoir le bonheur
hors du foyer conjugal. C'est pour cette raison qu'elles choisissent la
résignation et accepte une vie polygamique et toutes les
conséquences qui en découleraient. Elles se sentent
forcées à cause des hommes, de la société et des
traditions.
L'image de l'époux Djaïlien, est celle d'une
personne qui saute sur la moindre occasion qui se pointe pour nuire à sa
compagne, sinon le générer par lui-même. La femme
résignée, n'attend ni secours, ni espoirs et se conforme juste
à ce que tous attendent d'elle. En plus des violences et souffrances que
subit la femme de la part de son époux, l'avidité du père
autoritaire la submerge de « bonus » alors qu'elle est hors
de sa concession :
Il entra comme un fou dans sa chambre, en ressortit avec un
long fouet dont il me cingla les épaules. Les coups sifflaient
sourdement dans l'air.L'angoisse qui m'étranglait depuis le matin se mua
en une véritable terreur.Je cherchais un coin pour me prémunir un
tant soit peu de ce déchaînementde violence car mon père ne
se contrôlait plus... Quand mon père estima laPunition suffisante,
il retourna sa rage vers ma mère ! Elle ne bougea pas, ne pleura
pas et reçut stoïquement coup après coup, sans ciller.
(MLP : 116)
Dans le dernier passage ci-dessus, nous notons la
présence d'une double conjonction éthique et narratif, car
l'auteure s'arrange à ressortir d'un côté la bravoure de la
femme peule (mère d'Hindou en l'occurrence) et de l'autre, elle
énonce ce fait dans un style syntagmatique précis. La rage
paternelle qui s'abat sur la gent féminine est aussi grande qu'on se
demande si son autorité a des bornes. Sinon, comment expliquer cette
violence qu'il exerce sur sa fille qui est mariée ? Et de cette
question, on peut comprendre cette confusion de rôle parce que
l'époux de sa fille est son fils. Cet argument familial permet une
garantie de la main mise paternel en tout lieu et en tout temps.Il est
écoeurant de constater que, même entant adulte la femme peule est
traitée comme un enfant, violentée devant toute la famille sans
que quiconque ne lève le petit doigt, pire encore, on la
« corrige » devant sa propre fille des banalités.
Il faut signaler que la soumission est une attitude
adoptée par la plupart des femmes qui ont subi la polygamie surtout
celles qui ont grandi dans un milieu traditionnel proprement dit. Bien
sûr la première réaction contre la polygamie varie d'une
femme à une autre. C'est une question purement personnelle. Autrement
dit, cela dépend de la personnalité de la femme concernée.
De toute façon la femme manifeste son mécontentement. Mais sous
la pression des contraintes et les obligations qui sont d'une part, de la
famille et de l'entourage et d'autre part, de la société en
général, elle cède volontairement ou involontairement
à cette situation tellement difficile. Il en est ainsi du cas de Ramla
dans Munyal.Les larmes de la patience :
-Ton oncle Hayatou a accordé ta main à un autre.
-Tu n'épouseras plus Aminou. Ton père te le fait
savoir.
-Alhadji Issa ! L'homme le plus important de la ville. Tu
gagnes au change.
-Mais, Diddi, je ne le connais pas !
-Lui, il te connaît. Apparemment, il a beaucoup
insisté pour t'épouser. Ton père en est très fier,
tu sais ?
-Mais, j'aime Aminou ! C'est avec lui que je veux me marier.
-L'amour n'existe pas avant le mariage, Ramla. Il est temps
que tu redescendes sur terre. On n'est pas chez les Blancs ici.[...]
D'ailleurs, as-tu le choix ? Épargne-toi des soucis inutiles, ma fille.
Épargne-moi aussi, car ne te leurre pas, la moindre de tes
désobéissances retombera invariablement sur ma tête.
À travers cet échange, l'on remarque qu'il
s'agit ici de la volonté de la mère d'imposer à sa fille
le désir de la famille. L'intérêt général
prime sur celui de la fille. Son opinion, encore moins ses sentiments ne sont
considérés.
Il existe donc assez de raisons pour lesquelles la femme est
soumise. Il parait évident de dire que, la formation que la femme
reçoit, est la première raison par excellence. Elle vise à
la museler complètement. Ainsi nous pouvons dire que ce choix est
motivé par plusieurs facteurs : la formation de la femme, son âge
et le milieu dans lequel elle grandit. Toutes les femmes du corpus, d'une
manière ou une autre sont concernées par le mutisme ou le
musèlement. Évidemment, plusieurs aspects interviennent dans ce
problème : des aspects économiques, psychologiques, sociaux et
religieux. Le problème le plus grave réside dans la
dépendance morale et économique de la femme sur l'homme. C'est
une dépendance soigneusement préparée car, la femme est
interdite de toute activité. La seule activité à laquelle
est astreinte, est cantonnée dans le foyer. C'est à cause de
cette dépendance que la femme se trouve dans une situation très
dramatique. Elle ne supporte ni la solitude ni la pauvreté. Du moment
où elle n'exerce aucune activité génératrice de
revenus, elle pense ne pouvoir vivre sans son conjoint. Ainsi, c'est lui qui
assure sa protection et l'abrite. Même si sa situation dans le foyer est
des plus déconcertantes, elle se résigne à l'accepter.
Avec l'entourage qui met la pression, adopter une
réaction négative contre toute pratique dégradante
à l'égard de la femme devient difficile pour elle. D'ailleurs, la
société trouvera inconcevable qu'elle se rebelle contre la
tradition. Même ses propres parents ne l'admettent pas. Ainsi :
« En catimini, les femmes de la famille me parlaient du mariage comme
d'un devoir auquel on ne pouvait échapper. Et si, par malheur, il
m'arrivait encore d'évoquer l'amour, elles me traitaient de folle, me
disaient que j'étais égoïste et puérile, que je
manquais de coeur et n'avais pas le sens de la dignité. J'étais
belle, ce n'était pas à moi de courir vers mon futur mari.
C'était plutôt à lui de tout faire pour me mériter.
» (MLP : 46).
Le mariage, polygamie, la volonté de la famille sont
une institution sociale qui doit être respectée par tout le monde,
que personne ne doit contester. Nous voyons comment Ramla n'ose plus rien dire
à propos de son mariage, encore moins de la polygamie qu'elle
s'apprête à vivre. Elle a peur d'être maudite par son
père et sa mère et tous les membres de la famille. Quand elle
proteste, sa mère lui adresse fermement la parole en approuvant le geste
de son oncle Hayatou. Ainsi elle digère difficilement son mal et se
soumet à la polygamie pour éviter la colère, la
malédiction de ses parents.
En somme, il était question dans le chapitre deux de
présenter les modes et les techniques d'assujettissement du personnage
féminin. Il ressort de cette analyse que ces éléments de
domination de la femme sont de plusieurs ordres. En commençant par
l'éducation distincte entre la fille et le garçon dans la
société peule. Une fois donnée en mariage, le plus souvent
sans son approbation, elle peut être répudiée à tout
moment. La jeune fille vit dans un mariage polygamique parsemé d'embuche
et de souffrance. Elle est conditionnée par les normes sociales qu'elle
doit respecter, sa famille et son père qu'elle doit honorer. Au final,
le personnage féminin vit une situation de captivité qui lui
impose un musèlement. Ce dernier est un facteur de
dépersonnalisation de la femme qui fait d'elle un être
abusé et meurtrie par la souffrance et la tristesse. Cet état de
choses ne reste pas sans impact.
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