III.QUELLES REPRESENTATIONS DE LA NATURE ET DU
TERRITOIRE
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« Si les portraits des loups diffèrent
tellement selon les enquêtés, ce n'est pas seulement une question
de représentation ou d'imaginaire. A ce stade là de la crise
déjà, les gens ont quelque expérience de l'animal. Ceux
qui l'admirent consacrent des journées et des nuits à le
chercher, l'aperçoivent parfois, fugitivement, croisent sa piste ou
trouvent la carcasse d'une proie sauvage. Ou bien ils fréquentent des
parcs animaliers, regardent et lisent des documentaires qui exaltent leurs
qualités. De leur côté, les éleveurs et leurs
partenaires constatent de visu l'état des
troupeaux après le passage des prédateurs. Ce sont bien les
mêmes loups dont parlent les uns et les autres, mais ne les voyant pas se
livrer aux mêmes activités, ils s'en font des idées
très différentes, les idéalisant ou les
diabolisantccil est vrai que les diverses faces de l'animal ne sont
pas si faciles à emboîter ». ( Isabelle Mauz, 2005,
p.179)
On peut remarquer à travers les discours des uns
et des autres, que la perception que chacun a du monde qui l'entoure, et plus
précisément ici, des territoires de montagne et des ours, est
liée à l'expérience que chacun a de son environnement. Une
expérience du réel qui est en grande partie fonction des
activités quotidiennes de chacun. Ainsi un éleveur n'a, bien
souvent, pas la même vision du territoire qu'un randonneur ou qu'un agent
chargé du suivi des espèces animales sauvages. Leurs visions ne
sont pas les mêmes puisque chacun aborde la nature, avec un but et des
pratiques spécifiques. L'usage qu'ils font de la nature, du territoire
n'est pas le même. Mais ce fait n'est pas le seul qui entre en jeu
puisque qu'il y a aussi des éleveurs qui pensent que la cohabitation est
possible, qui soutiennent le plan de réintroduction et qui ont une
conception de la nature différente.
Néanmoins, quelles sont les similitudes que l'on
peut retrouver au sein d'une même catégorie de perception ? A
quels grands principes se réfèrent-ils pour justifier leur
positionnement ? D'après le discours des personnes interviewées,
il semblerait que ce qui est à la base de leur positionnement soit la
priorité donnée ou non à l'humain dans la nature. Ils ont
aussi une définition différente de l'écologie et de ce qui
fait que l'on est écologiste ou pas. Et de ces différences de
perception découle une approbation ou un désapprobation du projet
de réintroduction.
D'une manière générale, là
où les opposants voient la nature comme un territoire où l'homme
occupe la place centrale, les défenseurs des ours y voient le lieu
où l'homme doit faire preuve d'humilité et se placer au
même niveau que les animaux qui les entourent. Ils ont une perception
différente du territoire, les opposants le voient comme très
anthropisé et donc n'étant plus adapté à la
présence de grands prédateurs, quand Martine, elle, le voit comme
moins anthropisé qu'autrefois et donc désormais plus
adapté à une cohabitation entre les éleveurs et les grands
prédateurs que ce soit les ours ou les loups.
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A. Une nature humanisée, culturelle.
Pour les opposants au projet de réintroduction,
l'homme est et doit être au centre du territoire de montagne. Il en est
le pilier, et mettre en place un projet qui risque de limiter l'action des
éleveurs sur le territoire peut même être perçu comme
« contre nature »: « c'est un gain pour rien quoi...c'est
à l'encontre quand même de la nature, je sais pas » (Mme Joly
à propos du projet de réintroduction). Et ils estiment que sans
l'homme, la montagne n'a pas d'avenir. Il semblerait que ce soit surtout la
dimension anthropisée de la nature qui ait de la valeur, qui soit
prioritaire. « Le jour que tu décourages ces quelques jeunes
[éleveurs] qu'y a...et bé...la vallée elle est foutue
quoi...elle est foutue non, mais elle redevient sauvage
quoi..sauvage...livrée à elle-même... » (M. Joly). La
nature apparaît comme devant être maîtrisée par
l'homme sans quoi elle se retrouve « livrée à
elle-même », comme sans repères. L'absence d'action de
l'homme sur la nature semble être perçue comme un retour au chaos,
à une certaine primitivité, symbolisés par la nature
sauvage, broussailleuse et où prolifèrent les bêtes
sauvages.
Ensuite, ces personnes considèrent que les
Pyrénées ne sont plus adaptées pour abriter une population
d'ours puisque les infrastructures humaines s'y sont beaucoup
développées au cours du 20ème siècle.
L'élargissement des routes, un trafic routier plus dense, bref une plus
grande fréquentation de la montagne serait la raison majeure pour
laquelle les ours ne peuvent disposer d'un territoire assez vaste sans
être dérangés par les humains ou sans déranger les
humains. Il y a donc là l'idée que, si autrefois les
Pyrénées permettaient aux ours d'avoir leur territoire sans
être dérangés, ils estiment que ce n'est plus le cas
aujourd'hui.
Quand on sait la fréquentation qu'il y a dans les
Pyrénées entre les stations de ski et les déboisements
qu'il y a eu, les pistes forestières euh les les pistes d'accès
aux estives euh le nombre de gens qui fréquentent la montagne de
très tôt jusqu'à très tard dans la saison, les
pêcheurs, les randonneurs, tout ça euh...voilà c'est vrai
que c'est sûrement un constat malheureux que l'ours autochtone ait
disparu mais bon c'est comme beaucoup de choses de l'existence du règne
végétal, animal ». (Laurent)
Les Pyrénées leurs apparaissent comme un
lieu très peuplé et éloigné de l'image d'un pays
sauvage et peu habité. C'est pour cette raison que dans des
manifestations d'opposants au projet ont
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a pu voir écrit sur des banderoles: « On est
pas la frontière sauvage »; ceci en référence
à un slogan publicitaire, à des fins touristiques, datant des
années quatre-vingt qui présentait les Pyrénées
comme « la frontière sauvage ». Ils souhaitent promouvoir
cette image des Pyrénées comme lieu de vie d'une population et
non comme une zone sauvage adaptée au développement d'une
population d'ours. Pour justifier ce positionnement et expliquer que la
cohabitation n'est possible que dans une zone où l'homme est très
minoritaire, ils font référence à d'autres zones du globe
comme les vastes forêts du Canada ou de Russie où il y a
d'importantes populations d'ours.
«Que ce soit en Russie, que ce soit dans certains
pays de l'est, que ce soit en Suède, y'a des zones suffisamment grandes
sans quasiment, où l'homme est marginal effectivement [...] et où
l'ours il est chez lui quoi, comme les ours dans les grandes forêts
canadiennes. Tu peux avoir un petit îlot humain par-ci par-là et
l'homme est marginal par rapport à l'ours. Faut que l'un des deux soit
marginal par rapport à l'autre c'est tout ». (Bruno
Besche-Commenge)
Le territoire pyrénéen, ils le
perçoivent comme le fruit du travail réalisé par les
générations précédentes. Un travail, un
façonnage de la végétation, qui s'est fait à
travers l'utilisation des montagnes pour l'élevage et l'agriculture. Ils
ont ainsi transformé leur territoire, et lui ont donné son aspect
actuel. Pour eux, la nature qui les entoure est plus culturelle que naturelle,
mais ils reconnaissent également l'existence d'une nature
différente, moins anthropisée, à laquelle l'ours serait
plus adapté.
Une des revendications principales de ces gens à
travers l'association l'Aspap est mettre en avant que le territoire de montagne
pyrénéen est une nature anthropisée même si
l'activité humaine agricole sur ces territoires est en diminution. Et,
c'est bien pour cette raison qu'ils sont d'autant plus opposés à
ce projet. Il leur semble que l'on va ainsi précipiter la disparition de
l'activité pastorale des montagnes pyrénéennes comme si
elle était devenue inutile ou même gênante. Au contraire,
ils souhaiteraient que l'activité humaine pastorale soit maintenue,
voire redéveloppée dans ces territoires de montagnes afin qu'une
certaine tradition soit maintenue, qu'un certain héritage continue
à être transmis aux générations
suivantes.
« Y'a un stage de formation berger-vacher où
j'interviens en tant que professionnel, parce que c'est important que y'ait des
jeunes qui continuent et puis qui ont envie, donc faut leur amener les moyens,
les outils, les connaissances quoi...parce que la vie pastorale euh le
système pastoral c'est la clé de voute de toute une
économie montagnarde » (Laurent).
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Et tout cela, constitue pour eux un patrimoine dont ils
revendiquent la préservation. Ce qui est considéré comme
un patrimoine ici, ce sont notamment des pratiques dont ils souhaitent la
perpétuation. Pour eux, c'est ce patrimoine là, plutôt
qu'une espèce emblématique comme l'ours qui doit être mis
en valeur pour le développement du territoire. Et cela, dans une
alliance entre tourisme et activité agricole. Car ils ont conscience que
le tourisme est un moteur de développement incontournable pour le massif
pyrénéen. En témoigne le nombre important
d'éleveurs qui développent en parallèle une
activité liée au tourisme44. Mais l'activité
agricole est aussi pour eux la garante d'une certaine forme de paysage qui fait
l'identité du territoire.
Leur conception de la nature et du territoire, elle se
construit face à la conception de la nature qu'ils prêtent aux
défenseurs du projet de réintroduction. Ainsi
l'altérité s'est construite puis accentuée entre les deux
camps. Ceux-ci chercheraient à exclure l'homme de la nature et
considèreraient que son action sur la nature est néfaste. Eux au
contraire estiment que c'est dans l'ordre normal des choses que l'homme
exploite la nature qui l'entoure. Aussi, ils estiment que l'on cherche à
faire des Pyrénées une sorte de sanctuaire ou de parc à
très grande échelle pour des citadins en mal de nature et
où l'homme n'aurait sa place qu'en tant que spectateur et/ou
gestionnaire du lieu.
« Le plan ours participe, comme de toute la
reconstruction « Natura 200045 », c'est une sorte euh une
disneylandisation de la nature que l'on opère. [...] Moi je persiste
à croire que l'homme a sa place sur terre et qu'il fait partie
intégrante de la vie sur terre, et qu'on ne peut pas l'exclure comme
ça, le mettre en opposition avec la nature. [...] Dans ce sens
là, j'estime que le pastoralisme génère un environnement
qui est totalement respectueux de la plupart des composantes naturelles de cet
environnement bien plus que de vouloir intervenir manu militari
dans cet environnement pour en faire un parc de plaisance, un parc
pour touristes où les gens, ils peuvent rêver à une
naturalité qui est perdue depuis bien longtemps je crois ».
(Nicolas )
« Bon y'en a ils vont te le présenter
autrement, les mecs qui sont pour l'ours, ils vont te dire...mais euh...moi je
pense que c'est des rêves...moi je suis sur le terrain et...tous les
éleveurs je pense que c'est eux les principaux acteurs ». (M.
Joly)
«Ceux qui sont pour l'ours, c'est pas rationnel
[...] ...[l'ours] ça représente la nature... [...]
44 Chambre d'hôtes, visite à la
ferme,etc...
45 «Avec pour double objectif de préserver la
diversité biologique et de valoriser les territoires, l'Europe s'est
lancée, depuis 1992, dans la réalisation d'un ambitieux
réseau de sites écologiques appelé Natura 2000. Le
maillages des sites s'étend sur toute l'Europe de façon à
rendre cohérente cette initiative de préservation des
espèces et des habitats naturels. » Citation extraite du site
internet: natura2000.fr
l'homme il a passé son temps à combattre la
nature et il va continuer [...] on a dompté la nature disons, ou qu'on
exploite la nature , naturellement.... c'est sûr que va falloir
s'arrêter ou que faut le faire autrement, mais le principe je condamne
pas le principe moi, que l'humain exploite la nature, c'est normal c'est son
karma, s'il l'avait pas fait il serait mort....alors euh ces espèces
d'idée là de nature, c'est une religion quoi maintenant ! C'est
insupportable donc c'est pour ça que j'suis allée aux anti-ours,
parce que les pro-ours c'est des religieux, c'est des ayathollas »
(Bernadette)
Aussi, ils sont renvoyés au domaine du rêve,
de l'imaginaire, de l'utopie et même du religieux. De plus, ces personnes
ne connaitraient pas le terrain, et auraient une vision
déconnectée de la réalité. Même si certains
disent comprendre que l'on puisse avoir une telle vision de la situation quand
on habite en ville. En opposition à cela, eux se réclament comme
étant des gens de terrain, au plus près de la
réalité, et ayant une connaissance concrète des
territoires de montagne. Ce qui leur donnerait une plus grande
légitimité pour juger de la façon dont le territoire doit
être géré.
On chercherait donc à recréer
artificiellement une zone sauvage, où les activités humaines
agricoles seraient tolérées ou apparaîtraient comme
élément folklorique d'un parc. « On veut pas être
parqués...parqués là dans un coin et...ça c'est un
éleveur et y'en a un autre à 80 ou 60 km plus loin... »
(Jean). Il me semble que c'est pour cette raison qu'ils disent ne pas vouloir
être « parqués », considérés comme les
« indiens des Pyrénées », et qu'ils parlent de «
réserve de paysans », en référence aux
réserves d'indiens qui existent aux États-Unis. Ils pensent que
certains cherchent, tout comme pour les ours, à les ''
muséifier''. Ils pensent que si les ours sont objets de toutes les
attentions et érigés en priorité écologique, c'est
parce qu'ils symbolisent un ordre naturel restauré. Mais, ils contestent
le caractère écologique prioritaire donné à la
restauration d'une population d'ours. Cette idée irait dans le sens
d'une volonté de restauration d'un équilibre naturel perdu,
qu'ils considèrent comme utopique, puisque pour eux, la nature est
depuis bien longtemps humanisée.
C'est toujours dans cet ordre des choses que Nicolas fait
une distinction entre nature et environnement. Pour lui, la nature au sens de:
« endroits sur terre où l'homme n'a jamais influencé la
nature » n'existe plus. Il estime que même dans les zones
considérées comme les plus sauvages sur terre, comme l'Amazonie
ou les Pôles nord et sud, « l'homme a modifié de
manière plus ou moins durable son environnement », notamment, selon
lui, en modifiant le climat. Et la nature serait devenue l'environnement, au
sens de « milieu dans lequel vit l'homme ».
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