II. D'AUTRES AVIS, D'AUTRES PERCEPTIONS
A. Martine, une éleveuse du label: « le
Broutard du Pays de l'Ours »35
Martine est éleveuse de vaches et de brebis avec
son compagnon, ils sont arrivés dans la région au début
des années quatre-vingt pour se former au métier de berger. Elle
est née à Paris, son père était professeur et sa
mère psychologue. Son compagnon lui, est originaire d'une région
rurale du centre de la France et est issu du milieu rural. Elle explique leur
démarche par une « prise de position au départ » avant
les premiers lâchers en 1996. A la suite de réunions, avec
quelques autres
35 Les parties entre guillemets sont extraites de
l'interview de Martine
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éleveurs, ils ont pris contact avec l'association
« Adet, pays de l'ours » qui était en train de mettre en place
la marque « pays de l'ours » en lien avec un territoire. De ces
réunions entre éleveurs a découlé une
volonté de « profiter de la présence de l'ours, du
côté positif » pour réfléchir sur «
comment valoriser cette présence auprès de [leurs] produits
». Ils ont donc créé leur association et mis en place un
cahier des charges prévoyant entre autres que les agneaux de ce label
doivent avoir passé l'été sur une estive en « zone
à ours ».
Ce produit a trouvé de nombreux
débouchés notamment pour une clientèle
citadine
« écolo ». Martine explique ce
succès par le fait que cette clientèle citadine est prête
à consommer ce produit car il est de qualité, mais aussi pour
soutenir les éleveurs qui cohabitent avec les ours36 et que
pour cela ils sont prêts à payer un peu plus cher. Cette
démarche a donc permis une forte augmentation du prix de la viande,
permettant aux éleveurs un plus grand bénéfice. Martine
pense que le développement de ce label permettrait à de nombreux
éleveurs de valoriser leur production car la demande est très
grande pour ce genre de produit.
Ce qu'elle déplore, c'est que très peu
d'éleveurs souhaitent utiliser l'image de l'ours, car dans le monde
agro-pastoral, le consensus se fait autour du refus des réintroductions.
Elle pense aussi que certains éleveurs souhaiteraient le faire mais ne
font pas la démarche en raison de la pression sociale parce que «
vendre avec le label de l'ours, c'est pactiser avec l'ennemi ». Pour cette
raison, elle explique que le nombre d'éleveurs qui font partie de
l'association est faible (actuellement, trois éleveurs plus un ou deux
« en périphérie ») ce qui fait que l'offre est
très réduite alors qu'il y a une forte demande. Pour elle il y a
là un non sens, car des gens qui ont des difficultés pour «
faire tourner » leur exploitation auraient pu « avoir un produit
nettement plus facile à vendre et à produire37
».
Pour elle, il y a deux explications principales au fait
que la majorité des éleveurs se soient ainsi opposés. Tout
d'abord, il y a une peur « qui n'est pas raisonnée », une peur
du « côté sauvage de l'animal ». Elle estime que l'on ne
peut rien faire contre ça. Ensuite, la deuxième explication
qu'elle donne est d'ordre plus technique. Elle pense que c'est parce que des
gens ont été dérangés dans leur
pratiques.
Selon elle, autrefois, la lutte contre les ours
était plus justifiée qu'elle ne l'est aujourd'hui car
36 Il ressort des sondages que la population des villes
est plus majoritairement favorable au projet de réintroduction que la
population rurale et surtout montagnarde. Les résultats des
différents sondages réalisés sont consultables sur le site
du gouvernement dédié au programme de réintroduction: voir
adresse en annexe.
37 Plus facile à produire, car elle explique que
les naissances d'agneaux se font alors au printemps comme il est
« naturel » de le faire pour les brebis et non
pas à l'automne comme le font de nombreux éleveurs, les obligeant
à « désaisonner les naissances ».
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c'était une « question de survie »
même si « en tant qu' écolo » elle ne « la
tolère pas plus ». Elle dit que, à cette époque, il y
avait « beaucoup de gens, pas un seul arbre, tout le monde essayait de
vivre sur son petit lopin de terre, c'était très difficile,
y'avait des ours et des hommes donc c'était forcément la lutte
». Elle pense que ceux qui sont des descendants des paysans de cette
époque ont gardé cet état d'esprit selon lequel «
leurs ancêtres se sont battus contre l'ours » et il faut donc «
défendre [son] lopin de terre ».
En ce qui concerne les néo-ruraux venus
s'installer dans la région à partir des années
soixante-dix, elle avance une explication tout à fait différente.
Elle dit que lorsqu'ils sont arrivés dans la région, celle-ci
était très dépeuplée, ils sont donc arrivés
dans des « territoires inoccupés » et ils ont pu les occuper
« en toute liberté, en toute quiétude, surtout en montagne
» contrairement à ceux qui comme elle et son compagnon, habitant
dans une zone de piémont, ont « toujours dû contenir [leurs]
bêtes pour qu'elles aillent pas chez les voisins ». Et donc, dans ce
contexte, comme elle le décrit, « quand l'ours est arrivé il
a été un voisin particulièrement désagréable
». Elle estime que « les ancêtres n'occupaient pas l'espace
comme il le font » et qu'ils avaient « une gestion du pâturage
qui était très correcte ». En gérant l'espace comme
ils l'ont fait, ils auraient favorisé une fermeture du paysage. Car
« les brebis en liberté ne gèrent pas le pâturage,
elles laissent le mauvais qui continue à grandir, les arbres montent et
referment le paysage alors qu'avec un berger et un chien la forêt se
tient là où elle est ».
Pour ces raisons, selon elle, de nombreux éleveurs
n'appliquent pas les méthodes de protection de leur troupeau et donc
ceux qui sont « vraiment embêtés avec l'ours, sont ceux qui
ne mettent rien en place pour protéger [leurs troupeaux], si on veut
prouver que l'ours est négatif, on met pas en place des mesures de
protection ».
Pour Martine, la présence de l'ours est « un
plus pour le métier de berger car ça a permis de faire voir que
ce métier a été abandonné et les brebis
laissées en liberté » et que quand « y'a un ours en
liberté dans ces espaces là c'est impossible ». Et donc avec
les subventions de l'Etat dans le cadre du plan ours, on peut « remettre
des pratiques, reformer des bergers, des chiens, re-garder ses brebis, refermer
des espaces, re-clôturer ». Pour elle c'était donc «
enfin une possibilité d'avoir une reconnaissance, enfin Paris s'occupait
de savoir qu'il y avait des bergers en montagne qui s'occupaient d'un espace
». Et donc elle trouve dommage que les politiciens ne l'aient pas «
tourné à l'avantage du département et de toute la
chaîne des Pyrénées ». Selon elle, des
personnalités politiques ont attisé « la grogne
».
Contrairement aux adhérents de l'Aspap, Martine
relègue dans le passé le fait qu'il n'y ait plus
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de place pour les ours sur le territoire
pyrénéen, pour elle c'est une époque révolue du
temps où les Pyrénées étaient surpeuplées et
les montagnes exploitées au maximum. « Jamais de la vie on ne
réutilisera tous ces espaces au point que l'ours ou le loup ne puissent
plus vivre ». Pour elle, le refus de cohabiter avec les ours n'est plus
justifiable car s'il pouvait se comprendre de la part des paysans qui vivaient
il y a un siècle quand c'était une question de survie, il est par
contre irrationnel de la part des paysans contemporains qui sont moins
nombreux, qui ne sont pas en situation de survie et à qui on donne les
moyens financiers de protéger leurs troupeaux.
Ensuite, elle condamne le fait que face à des
éléments qui perturbent les activités humaines, la
réponse des hommes soit de tuer. « La politique de tuer ce qui nous
ennuie elle est impossible à long terme ». Pour elle l'homme doit
se protéger face aux éléments qui freinent ses
activités. L'ours est donc dans sa vision un élément
auquel il faut s'adapter au même titre que « les guêpes, les
scorpions, les accidents de voiture, les orages,... ». Martine explique
ainsi les raisons pour lesquelles elle et son compagnon croient en la
cohabitation:
« C'est vrai que nous on a toujours
été écolos donc forcément quand on est
écolos [...] on se place nous êtres humains à la même
hauteur que le reste, on se met pas en tant que supérieurs et comme
ayant des droits que les autres n'ont pas. On estime au départ que
l'ours a autant le droit que nous de vivre dans les Pyrénées,
[...] à partir du moment où on pose cette loi qu'il a autant le
droit que nous de vivre que nous ainsi que tout ce qui existe quoi, [...] il
faut bien trouver un moyen de cohabiter ».
Dans le monde agro-pastoral, en tant que personnes
favorables à la réintroduction, Martine dit qu'ils se sentent
« à côté, pas entendus, pas reconnus ». Puis,
à propos de ceux qui ont fait la démarche d'oeuvrer dans le sens
d'une cohabitation avec l'ours: « on est pas cachés mais on est
dans l'ombre parce qu'on peut pas s'afficher publiquement ». Au niveau de
la mise en place de nouvelles pratiques et de nouveaux aménagements pour
le monde pastoral, elle déplore le fait que « les pôles de
compétences [soient] séparés par des clivages politiques
et idéologiques ». Ce qui selon elle amène à des
contradictions et à un manque de cohésion sur le terrain en
partie dûes au fait qu'il n'y a pas assez de corrélations entre la
politique du ministère de l'écologie et celle du ministère
de l'agriculture. Elle pense que s'il n'y avait pas ces clivages sur le terrain
« toutes les montagnes auraient des bergers compétents et des
pratiques correctes [...] [et que] mille et une choses pourraient être
faîtes [...] soutenues financièrement ».
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Néanmoins, Martine ne perd pas espoir. Elle pense
pour l'instant que la situation est bloquée. Mais elle dit que
progressivement « ça se tassera ». Il faut selon elle attendre
un changement de génération afin que les mentalités
évoluent et que les personnes qui actuellement veulent stopper le projet
ne soient plus en activité. Alors seulement, le projet pourra se
développer dans de meilleures conditions, les gens accepteront la
présence des ours et les éleveurs pourront commercialiser leurs
productions avec le « label ours ». « Maintenant c'est foutu
pour une bonne décennie, va falloir attendre que ces gens là
aient quitté le métier de la politique et de l'élevage
».
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