2. À propos des ours réintroduits.
a. Des ours déviants...
Cette question des limites que les ours ne doivent pas
dépasser pour être acceptés par les hommes est à
rapprocher de ce que Isabelle Mauz(2006, p.37) a relevé concernant
d'autres animaux sauvages dans les Alpes, les chamois et les
bouquetins:
« Le caractère plus ou moins déviant
des animaux est mesuré à l'aune de leur distance à ces
repères [l'orée du bois, la rivière, la route,les
habitations], comme si en se rapprochant d'eux, et à fortiori en les
franchissant, ils trahissaient une aggravation de leur cas. Que les bouquetins,
contrairement aux chamois, sortent de la forêt et traversent les routes
est considéré comme la preuve qu'ils ne respectent pas des
frontières cependant clairement délimitées et
bien
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reconnaissables.
La « prolifération » du sauvage
doublé de sa « descente » est assimilée à une
véritable invasion. Sentiment qu'accentue, par contraste, le retrait
apparent des animaux domestiques. Ceux-ci ne sont pas tellement moins abondants
que par le passé mais, concentrés dans un petit nombre
d'exploitations agricoles, ils semblent moins présents.
»
Les ours qui ont été réintroduits
sont donc considérés tantôt dans leur dimension d'animal
sauvage tantôt dans une dimension qui les rapproche plus d'animaux
domestiques ou du moins d'animal sauvage qui sort de son rôle, de ses
limites et c'est bien ce qu'on lui reproche. Les ours réintroduits
apparaissent comme des animaux « déviants », dont on ne sait
plus s'ils sont sauvages ou domestiques, car ils ne respecteraient pas
certaines normes et adopteraient des comportements qui ne sont pas
tolérés de la part d'animaux sauvages.
Différentes raisons sont invoquées par ces
personnes pour expliquer cette vision qu'ils ont de leur comportement. Tout
d'abord, les ours ne sont plus chassés par l'homme et ils n'en ont donc
plus peur ce qui les rendraient plus dangereux car moins distants, et d'autre
part, leur déviance viendrait du fait qu'ils sont inadaptés au
milieu naturel des Pyrénées car venant d'un pays où les
montagnes sont moins hautes. De plus, la façon dont ils vivent
là-bas aurait modifié leur régime alimentaire au fil des
générations. Ainsi une des principales mises en cause de ces ours
est de dire qu'ils seraient plus carnassiers que les ours autochtones, en
raison du fait qu'ils auraient été nourris de carcasses d'animaux
pendant des générations, en Slovénie, et que cela aurait
modifié leur comportement alimentaire.
« Ces ours slovènes, amenés qui vivent
à 600, 700 mètres d'altitude, qui ont des comportements tout
autres que nos ours pyrénéens nous ennuient, ce sont des
viandards, ils ont été nourris, ils restent habitués
à cette viande [...] ils se comportent comme des jeunes chiens qui font
les cons »(Bernard)
Selon Annie, agent de l'Oncfs, la fermeture du milieu
expliquerait le fait que les ours descendent plus près des zones
d'habitation, car la reconquête des espaces de moindre altitude par la
forêt et la broussaille leur permet de coloniser ces zones où ils
ne sont plus à découvert. On dit que c'est pour cela qu'autrefois
les ours restaient dans la haute montagne. A l'époque ils n'y avait pas
autant de végétation dans le fond des vallées et en plus,
les ours savaient que les hommes les chasseraient s'ils descendaient trop bas,
ainsi cela n'arrivait que lorsqu'ils étaient affamés mais
dans
38
ces cas là, ils étaient bien souvent
abattus.
b... qui entraînent un sentiment
d'insécurité...
Cette idée que ces ours sont plus familiers et
n'ont pas peur de l'homme entraîne chez les habitants des villages de
montagne un sentiment d'insécurité et de très nombreuses
d'histoires d'ours vus aux abords des habitations circulent en
Haute-Ariège. Des histoires où les ours franchissent les «
repères » dont parle Isabelle Mauz. Ils traversent
régulièrement les routes et on raconte qu'il arrive d'en voir un
se désaltérer depuis le café surplombant le torrent dans
un village traversé par la route nationale. Au printemps, ces
inquiétudes peuvent être fortes dans certaines fermes
situées en limite de zone intermédiaire comme c'est le cas de M.
et Mme Joly, elle s'exprime ainsi à ce sujet:
«Mais il n'empêche que, après chaque
attaque au printemps [...] [nos] petits enfants viennent
régulièrement se promener dans les champs et tout...chaque fois
qu'il y a une première attaque c'est au printemps, c'est quand
même l'époque où on commence à sortir on se
promène avec les petits, pendant trois mois y'a une chape de plomb qui
tombe, on sort plus et on ne laisse plus les enfants dehors on leur dit de
rentrer, ne vous éloignez pas, alors qu'on vit dans un domaine
exceptionnel vraiment on est tranquilles, on a la sécurité y'a
des espaces verts c'est magnifique c'est la nature [...] et d'un coup on se dit
on est agressé, on se sent plus en sécurité, un peu comme
si on vivait au centre ville et que y'avait des agressions sur des gens [...]
on n'est pas
habitué et pour nous c'est extrêmement
choquant ça ».
Parfois, cela s'exprime simplement par un « on y
pense » quand il fait nuit et qu'il faut faire un trajet à pied par
exemple ou qu'une bête vient d'être attaquée: «Peur on
en a pas, mais le moindre bruit tu te dis...c'est peut-être
ça...[...] même le plus courageux il y pense »(M.joly). Des
craintes sont également évoquées par des éleveurs
quant à la sécurité des gardiens de troupeaux sur les
estives.
La présence des ours inquiéterait aussi
certains touristes24 et le bivouac serait de plus en plus rare, les
gens préférant dormir dans les cabanes ou dans les refuges.
« En plein été c'était courant de voir des tentes sur
les estives [...] y'avait des familles...même des randonneurs qui
allaient à la
24 Encore une raison qui selon eux remet en cause le
bénéfice que ces ours représenteraient pour le tourisme,
certains précisent que si l'ours peut avoir un intérêt
touristique pour les Pyrénées, ce n'est pas le cas pour les zones
où il est en présence régulière comme en
Haute-Ariège.
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pêche, des tentes tu en vois plus, les types s'ils
y vont dormir, ils vont dormir dans les cabanes ». La présence
d'ours en montagne aurait donc modifié certaines habitudes des
randonneurs.
c. ...et victimes de la volonté de l'homme de tout
gérer ?
Dans les propos des gens revient souvent l'idée
que ces ours sont victimes de la volonté de l'homme de tout
contrôler, même le sauvage. On les manipule, on les utilise, on les
opère pour leur mettre un émetteur dans le ventre, on les
recapture, puis on les relâche, on soupçonne qu'ils sont nourris
et on s'étonne de toute cette attention qu'on leur porte25.
Ils semblent ainsi perdre leur
caractère sauvage aux yeux de ces personnes qui
critiquent le caractère artificiel de cette réintroduction et
l'humanisation dont ils sont l'objet. C'est pourquoi Jean refuse de les nommer:
« je veux pas les appeler par leur nom, je m'y refuse ».
« Le plus malheureux dans l'histoire euh hormis tous
les gens qui étaient touchés, c'était qu'on se servait de
ces ours pour véhiculer et pour faire passer surement d'autres enjeux
[...] quand je vois la façon dont ils ont été
ramenés, capturés ramenés euh en fait il y est pour rien
quoi, on aurait mieux fait de les laisser dans les forêts où ils
étaient je pense qu'ils étaient mieux
qu'ici...opérés équipés d'émetteurs euh
suivis nuit et jour...euh c'est pas de l'écologie ça, c'est [...]
une opération médiatique ! » (Laurent)
«Pourquoi y'a des secteurs il faut qu'il y soit et
des secteurs il faut pas qu'il y soit ? Pourquoi c'est pas à lui
à décider où c'est qu'il veut vivre ? Puisqu'il faut le
laisser en liberté...Les secteurs qu'ils le jugent qu'il est trop en
danger [...] ils y vont ils l'effarouchent, pour le faire partir ailleurs,
ça fait que l'ours il est toujours en train de naviguer, il a pas de
territoire...et c'est pour ça qu'il y aura des problèmes... c'est
parce qu'une fois de plus, l'homme il veut tout gérer...y'a des fois
c'est pas à lui à gérer tout, il faut laisser la nature
aller...enfin moi c'est mon avis ». (M. Joly)
Raphaël Larrère (1999) a souligné la
contradiction qu'il y a à qualifier de sauvages les animaux
réintroduits par la main de l'homme et qui proviennent le plus souvent
de zoos ou d'élevages26 : « Ainsi, le retour du sauvage
qui symbolise l'ensauvagement des campagnes, n'est
25 Ce type de réflexions revient souvent à
propos de Balou, un des ours relâchés en 2006 qui s'était
d'abord dirigé vers la région toulousaine et dont les rumeurs
disent qu'il a été plusieurs fois recapturé ou
éffarouché pour être redirigé vers la montagne. Il a
été bléssé en 2008 lors d'une partie de chasse et
donc l'objet d'une attention particulière de la part de l'équipe
du suivi de l'ours
26 A la différence que ce n'est pas le cas ici,
bien que Jean qualifie les ours slovènes « d'ours d'élevage
», ils vivent en liberté dans les forêts
slovènes.
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qu'une image: la pratique est, en fait de contrôler
la reproduction d'animaux que l'on a dû ensauvager » . Et à
propos du fait que l'on parle souvent de ces animaux comme s'ils étaient
des animaux domestiques (ils ont un nom, des métaphores
anthropomorphiques sont utilisées pour parler d'eux), il écrit
que « s'impose une représentation domestique, familière,
parfois même humanisée des animaux réintroduits [et que]
cette imagerie conduit à une confusion des catégories du sauvage
et du domestique ». La perception que les opposants au plan de
réintroduction ont des ours réintroduits semble effectivement
symptomatique de cette confusion des catégories du sauvage et du
domestique.
Il y a donc deux sortes d'ours pour ces gens, ce qui se
traduit de manière flagrante dans leur façon d'en parler. Les
ours autochtones jouissent d'une image presque positive, amènent
à l'expression de regrets concernant leur extinction et sont même
parfois évoqués en termes affectueux. A l'opposé, les ours
réintroduits sont décrits comme des animaux déviants dont
on ne sait plus s'ils sont sauvages ou domestiques. A la fois ils font peur et
sont objet de compassion.
L'attention qu'on leur porte semble amener certains
éleveurs à se sentir dévalorisés, mis en marge,
estimant que l'on fait plus cas du sort d'un animal, certes emblématique
et en voie d'extinction dans les Pyrénées, que du leur. «
S'il y a des animaux en voie de disparition c'est nous quoi...nous on est
vraiment en voie de disparition, et personne nous protège »(Mme.
Joly). Quelque part, ils revendiquent le fait d'être eux aussi
emblématiques et en voie d'extinction. Cela leur paraît d'autant
plus injuste qu'ils se sentent victimes d'un projet écologique alors
qu'ils se considèrent eux-mêmes, en tant qu'agriculteurs de
montagne, comme écologistes, appliquant des méthodes
d'élevage en accord avec l'environnement, par opposition aux
exploitations intensives de la plaine qui utilisent engrais et
pesticides.
Les ours réintroduits sont donc pour eux comme le
symbole d'une ingérence dans leur territoire et, d'un irrespect de leurs
pratiques et de leur avis sur la question de la gestion des espaces
montagnards. C'est donc à d'autres hommes qu'ils en veulent, ceux qui
ont mis en oeuvre le plan ours et dont ils pensent qu'ils n'ont pas compris la
façon dont cela fonctionne en montagne.
En conclusion, les ours réintroduits sont
perçus négativement par une certaine partie de la population
vivant sur les territoires où ils sont présents. Ils sont
considérés comme différents des ours autochtones en raison
de leur comportement, ce qui justifie à leurs yeux leur inadaptation et
donc en partie leur illégitimité sur le territoire. D'un autre
côté, le fait que les ours réintroduits et les ours
autochtones soient génétiquement identiques car faisant partie de
la même espèce d'ours (ursus
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arctos) et plus précisément de la
sous-espèce européenne, remet, selon eux, en cause leur
caractère d'animal en voie de disparition, du fait que cette
sous-espèce est plutôt abondante dans certains pays
européens tels que la Russie par exemple.
Par contre, les personnes qui sont favorables au plan
ours ne semblent pas faire cette distinction, pour eux il n'y a qu'un seul
ours: c'est l'ours brun. Ils ne font pas de différence entre ours
réintroduits et autochtones en tout cas pas en ce qui concerne leur
comportement. Et ce, d'autant plus que ces ours réintroduits sont
là pour renforcer cette population autochtone, se reproduire avec elle
pour sauver le noyau d'ours qui restent. Ce qui semble important pour eux,
c'est surtout la présence d'ours sur le territoire
pyrénéen comme garant de la « bonne santé » du
territoire. Et le fait que ce soit des ours slovènes d'une lignée
différente, mais néanmoins génétiquement identique,
ne semble pas être une caractéristique déterminante de la
perception qu'ils en ont.
Et contrairement à ceux qui considèrent que
les ours slovènes ne sont pas adaptés aux Pyrénées,
Martine qui est éleveuse et pour la réintroduction,
considère au contraire que ces ours se sont parfaitement adaptés,
que leur reproduction se passe bien et que le territoire est tout à fait
adapté à leur développement.
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