TITRE II : UNE TRANSPARENCE RELATIVE
Tout ne va donc pas pour le mieux dans le milieu des
marchés publics. Les systèmes de passation des marchés
publics d'un bon nombre de pays africains, y compris le Sénégal
et le Togo, présentent de nombreuses faiblesses qui peuvent être
rattachées au non-respect de leur législation, à la
lenteur et la complexité des formalités, aux difficultés
de mise en oeuvre des mécanismes de contrôle et également
à la fraude et la corruption161. Ces épines entrainent
inévitablement un impact négatif sur leurs budgets et par
ricochet sur leur croissance économique.
Ainsi, parties d'une affirmation textuelle flamboyante mais
controversée dans la pratique, les règles de transparence qui au
départ se voulaient messianiques et irréprochables ont vite fait
de se laisser influencer par des pratiques qui au bas mot peuvent être
qualifiées de déviantes. Des lors, comme palliatifs aux
difficultés encourues par les exigences de transparence, les principes
de fonctionnement qui en résultent au Sénégal et au Togo
ont suscité le besoin d'être consolidés et
sauvegardés à différents niveaux de la phase de
passation.
A cet effet, il s'agira dans cette seconde partie de notre
travail de faire une analyse fine de la pratique de passation au
Sénégal et au Togo pour en faire ressortir les failles et des
recommandations innovantes pour contourner au mieux l'épineux
problème des atteintes au principe de la transparence. Pour ce faire, il
sera d'abord question de faire un état des lieux des insuffisances
relatives à la transparence des procédures (Chapitre 1), et
d'envisager ensuite un diagnostic des mécanismes de contrôle sur
fond de recommandations (Chapitre 2).
161 OCDE, Guide sur la prévention de la corruption dans la
passation des marchés publics, Editions OCDE.
La transparence dans les marchés publics au
Sénégal et au Togo
CHAPITRE I : INSUFFISANCES RELATIVES A
LA TRANSPARENCE DES PROCEDURES DE PASSATION
Les pratiques qui suivent sont qualifiées de
déviantes car elles regroupent celles qui violent directement la lettre
du code, et celles qui prêchent contre son esprit, lesquelles sont les
plus délicates à appréhender. Il est possible de faire
apparaitre ces pratiques en remontant le fil chronologique des
procédures de passation qui ont été décrites dans
la première partie de nos travaux. Qu'il s'agisse du
Sénégal ou du Togo, Il importe de prendre conscience que les
atteintes aux règles de transparence des procédures de passation
peuvent avoir des causes diverses, allant d'une simple erreur dans
l'exécution d'une tâche administrative à une transgression
délibérée de la législation et des règles
applicables. A cet effet, nous avons pu faire un état des lieux de ces
insuffisances dans les différents modes de passation. Dès lors,
après une analyse des atteintes relatives aux marchés de type
concurrentiel (Section 1), nous allons nous intéresser aux constats
relatifs aux procédures particulières (Section 2).
Section 1 : Des atteintes liées aux
marchés de type concurrentiel
Consacrer la concurrence comme porte-flambeau de la
transparence n'a pas toujours été aisé, du fait des
irrégularités constatées. Il a été crucial
à ce niveau de notre travail de répertorier ces
irrégularités dans les marchés de type concurrentiel. A
cet effet, les insuffisances seront abordées tour à tour dans le
mode de passation (paragraphe 1) et dans le traitement des dossiers (paragraphe
2).
Paragraphe 1 : Les insuffisances dans le mode de
passation
La passation des marchés publics est bien souvent
émaillée d'insuffisances dues à un non-respect de la
règlementation en vigueur162. Ces insuffisances dans le mode
de passation seront analysées d'abord à travers une compromission
en amont de la soumission(A), puis dans la phase
162 Directives 04 et 05 de l'UEMOA relatives aux marchés
publics, codes sénégalais et togolais des marchés
publics.
Titre 2, Chapitre I : Insuffisances relatives à la
transparence des procédures de passation 63
La transparence dans les marchés publics au
Sénégal et au Togo
proprement dite d'appel d'offres (B).
A- Une compromission en amont de la soumission
Pendant la phase préalable d'appel d'offres, les
autorités contractantes procèdent à une série
d'activités allant de l'évaluation des besoins jusqu'au choix de
la procédure applicable avec pour but d'inscrire les potentiels
marchés dans le PPM. En ce qui concerne chacune de ces étapes
situées en amont de la soumission, les risques d'atteintes sont bien
présents et peuvent, de façon significative, entacher la
procédure de passation.
En effet, on remarque à première vue pour
certains marchés, une mauvaise qualité de l'évaluation des
besoins qui se traduit par une approbation de biens, services ou projets
inutiles, soit par des agents incompétents, qui bien souvent se basent
sur des besoins peu pertinents privant ces marchés de toute
objectivité, soit par des agents qui identifient le besoin d'un achat,
en ayant un intérêt privé dans l'acquisition du bien objet
du marché163.
Aussi doit-on préciser que certaines autorités
contractantes ne respectent pas l'inscription préalable des
marchés dans le PPM164 et la publication des avis
généraux de passation des marchés165.
Par ailleurs, des dysfonctionnements qui s'observent dans la
phase de planification et budgétisation s'inscrivent de plus en plus
dans une récurrence alarmante avec de lourdes conséquences. En
effet, c'est pendant la phase préalable d'appel d'offres que se fait
l'analyse financière devant déboucher sur une estimation en terme
de coût des biens et services ayant été identifiés
lors de l'évaluation des besoins.
163 Kari K. HEGGSTAD, « les fondements de
l'intégrité dans la passation des marchés », P.16
164 Au Sénégal, des marchés de la Commission
de Régulation du Secteur de l'Electricité (CRSE) et du Conseil
Exécutif des Transports Urbains de Dakar (CETUD) ont été
passés sans être préalablement inscrits dans le PPM. La
Direction de l'Administration Générale de l'Equipement (DAGE) du
MITD n'a quant à elle pas transmis son PPM à la DCMP en violation
des dispositions de l'article 6 du décret portant CMP.
165 Au Togo en 2012, aucune autorité ciblée par
les enquêtes du cabinet Grant Thornton n'a établi un avis
général de passation en violation des dispositions de l'article
15 du CMP.
Titre 2, Chapitre I : Insuffisances relatives à la
transparence des procédures de passation 64
La transparence dans les marchés publics au
Sénégal et au Togo
Il arrive cependant que cette estimation soit volontairement
sous-évaluée par des agents indélicats afin de
présenter à l'autorité d'approbation des marchés,
des montants réduits et qui après validation, échapperont
aux valeurs seuil de mise en concurrence. Ceci se fait
généralement dans l'espoir d'ajuster le coût contractuel
initialement approuvé, une fois le projet en cours validé.
Parfois, l'approbation des marchés se fait par une personne non
habilitée et la non-signature des marchés par la
PRMP166.
Il va sans dire que cette pratique dénote non seulement
d'une malhonnêteté de la part des agents publics, mais aussi d'une
absence de définition précise et objective des exigences d'achat
qui normalement devraient être soumises aux règles de
transparence. Le défaut d'inscription de certains marchés dans le
PPM dont nous avons tantôt fait cas a été
dénoncé dans le rapport de l'ARMP Togo167,
publié le 20 Aout 2015 pour les marchés conclus en 2012. Cette
situation a été imputée au ministère
délégué auprès du ministère de
l'agriculture, chargé des infrastructures rurales.
Au regard des exigences d'achat susmentionnées, notons
que des fonctionnaires corrompus à qui revient la préparation des
documents de nature technique comme le DAO ou le cahier des charges, les
établissent parfois au profit d'une seule entreprise limitant ainsi la
concurrence qui pourtant est nécessaire pour assurer la transparence.
Bien souvent, le DAO et le cahier des charges sont inutilement et
volontairement rendus complexes afin de dissimuler les actes de corruption et
rendre difficiles les opérations de surveillance.
Rappelons cependant que les pratiques occultant la
transparence ne sont pas exclusivement le fait des agents publics. A cet effet,
au niveau des entreprises candidates, la tentation est tout aussi grande. De ce
fait, des entreprises candidates fournissent des certificats d'assurance
falsifiés, aux fins d'être éligibles à l'appel
d'offres, bien qu'étant non qualifiées168.
166
www.itietogo.org relativement
à la transparence des marchés publics, consulté le 19
octobre 2016.
167 Ce rapport a été produit par le cabinet de
renommée internationale Grant Thornton du Sénégal et a
concerné 31 autorités contractantes dont 15 ministères,
1à sociétés d'Etat, 2 agences, 2 universités, 1
commune et une institution représentant le corps de contrôle de
l'Etat.
168 Ceci se justifie par les nombreuses décisions de
l'ARMP en formation disciplinaire tant au Sénégal qu'au Togo pour
sanctionner les entreprises auteures de tels actes.
Titre 2, Chapitre I : Insuffisances relatives à la
transparence des procédures de passation 65
La transparence dans les marchés publics au
Sénégal et au Togo
Par ailleurs, l'aspect relatif à l'adaptation ou
l'irrégularité du choix de la procédure de passation
mérite une attention particulière. A ce niveau encore les risques
d'atteintes sont palpables. A cet effet, on dénonce un recours abusif
aux procédures restrictives de concurrence qui sont utilisées
sans justification adéquate, ou simplement dans l'ignorance des
exigences, pour par exemple exploiter exagérément la segmentation
des marchés169, violant de ce fait les exigences de l'article
53 du code sénégalais et 5 du code togolais des marchés
publics relatives aux valeurs seuil.
Précisons à ce niveau que le droit positif exige
que les marchés passés par chaque autorité contractante et
dépassant ces valeurs seuil soient traités et attribués
conformément aux procédures définies dans le CMP. Les
textes sont pourtant clairs dans les deux cadres d'étude; mais à
l'analyse, on constate que certaines autorités contractantes, surtout au
Sénégal, au mépris de la règlementation, continuent
de recourir à un nombre exponentiel de Demandes de Renseignement et de
Prix (DRP)170, procédure spécifique de passation qui
d'ailleurs fera l'objet d'analyse plus poussée dans les parties à
venir.
Dans la même logique, notons qu'il arrive que des
fournisseurs soient évalués sans procédure d'appel
d'offres préalable, probablement parce que les décideurs ont
choisi une société particulière pour des motifs
personnels, et ce, au risque d'ignorer le meilleur soumissionnaire potentiel.
Une telle situation peut porter atteinte à la qualité des
prestations fournies.
En outre, des informations utiles ne sont pas
communiquées à tous les candidats de la même
manière171. Cette situation, constitutive d'une violation du
principe d'égalité de traitement des candidats, est telle que
certains candidats privilégiés sont préalablement
informés des délais de dépôt des offres au
détriment des autres. Cela leur offre un avantage considérable
puisque les délais leur ont été communiqués
d'avance, ce qui leur laisse le temps de se préparer et de
déposer à temps leurs offres.
169 Il s'agit ici d'une fragmentation
délibérée des contrats pour ne pas dépasser les
valeurs seuil légales à partir desquelles la mise en concurrence
est obligatoire.
170 La DRP est une procédure par laquelle les PRMP
procèdent à des consultations de fournisseurs pour les achats ou
services normalisés d'un prix inférieur aux seuils de passation.
Le recours à cette procédure exige que l'autorité
contractante s'adresse au moins à 3fournisseurs ou entrepreneurs.
171 L'autorité contractante donne ici des délais
irréalistes afin de réduire le temps imparti pour répondre
à l'appel d'offres ouvert.
Titre 2, Chapitre I : Insuffisances relatives à la
transparence des procédures de passation 66
La transparence dans les marchés publics au
Sénégal et au Togo
En résumés, ces exemples montrent à quel
point les procédures de passation des marchés publics sont,
pendant la phase préalable à l'appel d'offres, compromises par
les malversations de tous genres, allant des moindres aux plus audacieuses.
Malheureusement, la phase proprement dite d'appel d'offres n'en est pas
épargnée.
|