3.3.La convergence des enjeux économiques et des
aspirations pour le paysage
a. Produire de la « campagne »
D'après le paysagiste Pierre Donadieu, « la
campagne se décline autour d'archétypes paysagers
esthétiques et bucoliques »121. L'agriculture
périurbaine, pour résister aux assauts de l'étalement
urbain, doit être « reconnue comme activité
économique, composante de l'armature spatiale et paysagère du
territoire. »122
Cette idée de produire du paysage a été
reprise par Pierre Dhenin, directeur d'Espace Naturel Lille Métropole,
en 2002, au moment des négociations avec la Chambre d'Agriculture pour
établir un partenariat. Afin de sécuriser le foncier agricole
dans une métropole qui s'urbanisait à un rythme très
soutenu, Pierre Dhenin avait pour ambition de « produire une campagne
»123, permettant ainsi d'associer les aspirations
citadines pour un paysage plus agréable et les fonctions
économiques de l'agriculture périurbaine. D'après Nicolas
Rouget, le partenariat entre le syndicat mixte ENLM et la Chambre d'Agriculture
visait le développement d'une « vision esthétique, de
loisir, et aussi de protection des écosystèmes
»124. L'agriculture périurbaine avait donc pour
mission de développer une offre paysagère. Nicolas Rouget parle
de « l'attitude constructive de la Chambre d'agriculture (...) qui
contribue à une mise en convergence des représentations du
territoire. » 125 Le partenariat ENLM-profession agricole est
entrepris dans l'idée de promouvoir une campagne, à la fois cadre
paysager et espace de production de l'activité agricole. Il s'agissait
d'ouvrir les espaces agricoles à la promenade, tandis qu'ENLM assurait
la bonne gestion des chemins et encourageait financièrement les
agriculteurs à respecter une « charte paysagère » pour
leurs exploitations.
121 Pierre Donadieu, « Le paysage, un paradigme de
médiation entre l'espace et la société »,
Economie rurale, n°297, janvier-avril 2007, p. 5-9
122 Monique Poulot, « Les territoires périurbains
: « fin de partie » pour la géographie rurale ou nouvelles
perspectives ? », Géocarrefour, vol. 83/4, 2008
123 Entretien avec Nicolas Rouget, géographe, 10
février 2015 à Lille
124 Entretien avec Nicolas Rouget, géographe, 10
février 2015 à Lille
125 Nicolas Rouget, compte-rendu du Café géo de
Montpellier le 13 janvier 2015 intitulé « La ville et son
agriculture : retour vers le futur »
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b. Une agriculture qui répond aux attentes des
citadins
Si l'agriculture veut survivre à l'artificialisation
des espaces, elle doit assurer des fonctions socio-économiques
précises. Monique Six, ancienne présidente de la Chambre
d'Agriculture, souligne que « l'agriculture devait se mettre en
conformité avec les attentes sociales citadines, être attentive
aux externalités, c'est-à-dire au paysager
»126. Un enjeu majeur était également celui
de l'environnement, il fallait produire propre et surtout pour le marché
local, pour répondre à l'émergence au souhait de certains
citadins de développer une habitude de « locavore ».
D'après Nicolas Rouget, le dialogue qui avait
été rendu possible grâce à Pierre Dhenin, directeur
d'Espace Naturel Lille Métropole, « est peut-être en
train de se rompre car les représentations sont exclusivement urbaines,
l'agriculture périurbaine est forcément bio
»127. L'agriculture doit répondre aux demandes des
citadins, et ces attentes sont extrêmement précises concernant
l'offre alimentaire. « L'agriculture périurbaine serait
forcément une culture alternative »128. Pour le
géographe, il s'agit d'une réflexion conditionnée par
une « forme d'idéologie (...), certaines lectures des
problématiques agricoles ne sont pas forcément en
adéquation avec la réalité »129.
Ainsi, dans le cas de la métropole lilloise, si l'agriculture veut
survivre, elle doit s'assurer qu'elle plaît au citadin, d'un point de vue
esthétique, et d'un point de vue alimentaire. Or, les
représentations citadines de ce que serait l'agriculture apparaissent
parfois comme idéalistes. Pour Roland Vidal et André Fleury,
« l'agriculture est tiraillée entre une réalité
économique qui l'accuse d'être productiviste, et une image
champêtre et protectrice de la nature qu'on aimerait la voir porter mais
qu'elle a du mal à assumer »130. Pour eux,
l'agriculture doit devenir une offre « agriculturelle
»131 pour survivre à l'étalement urbain.
Il apparaît donc que l'agriculture périurbaine
est la première menacée par le mouvement de l'artificialisation.
L'enjeu, si elle veut ne pas être grignotée jusqu'à sa
perte par l'urbanisation, est qu'elle devienne un paysage à part
entière, accessible pour le citadin. Le partenariat entre la Chambre
d'Agriculture et le syndicat mixte Espace Naturel Lille
126 Entretien avec Nicolas Rouget, géographe, 10
février 2015 à Lille
127 Ibid.
128 Ibid.
129 Ibid.
130 Roland Vidal et André Fleury, « La place de
l'agriculture dans la métropole verte ; Nostalgies, utopies et
réalités dans l'aménagement des territoires aux franges
urbains », Projets de paysage, n°1, 09/02/2009
131 Ibid.
Métropole permet de produire de la « campagne
» et de répondre ainsi aux représentations des habitants,
faisant de l'espace rural un paysage ouvert. Elle devient donc peu à peu
un espace naturel périurbain, ouvert à la promenade, tout en
devant répondre à sa mission première de production
agricole. Ainsi, alors que l'artificialisation oppose de manière binaire
les espaces agricoles et les espaces verts urbains, en faisant du premier la
première victime de l'artificialisation et du second une facette
même de l'artificialisation, elle rencontre des limites quand les acteurs
font converger leurs intérêts. En cherchant à limiter cette
même artificialisation, les acteurs du territoire doivent rendre conforme
l'espace rural aux attentes citadines, et, de ce fait, l'artificialisent, si on
comprend le phénomène comme une diffusion du modèle de
compréhension citadin.
De plus, le territoire, s'il rencontre les dimensions
matérielle et immatérielle en conciliant offre paysagère
et offre alimentaire, il est également le reflet de la «
dimension organisationnelle »132, « le
territoire est défini comme une entité dotée d'une
organisation des acteurs sociaux et institutionnels
»133.
Les dimensions du territoire se confrontent et se confortent,
l'identité de l'espace est la traduction des fonctions
économiques attribuées au sol, des représentations
imaginaires du paysage, et le résultat du jeu entre les acteurs du
territoire. Ceux-ci réinventent le territoire à travers des
partenariats comme l'illustre l'accord entre la Chambre d'Agriculture et Espace
Naturel Lille Métropole, et à travers la politique
d'aménagement au nom de la biodiversité qu'est le concept de
Trame verte et bleue.
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132 Richard Laganier, Bruno Villalba et Bertrand Zuindeau, «
Le développement durable face au territoire :
éléments pour une recherche pluridisciplinaire
», Développement durable & territoires, Dossier 1,
2002
133 Ibid.
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