CHAPITRE II : La consistance de la fratrie en droit
94. La fratrie est soumise à un ensemble de
règles qui lui sont propres, et détachées du rapport de
filiation qui unit ses membres à un même parent. Pourtant, elle
reste définie par le droit et les sciences humaines comme l'ensemble des
enfants issus d'un ou deux auteurs communs. Une contradiction réside
donc dans le fait de détacher la fratrie de la filiation dans son
régime, tout en l'y rattachant dans sa définition. Or, la
multiplication des recompositions familiales commande une réflexion
nouvelle sur la consistance de la fratrie et impose de vérifier si
les distinctions entre les différentes fratries sont
justifiées au vu de la nature des liens qui fondent leur
régime.
En effet, à travers le régime juridique des
rapports fraternels, il est possible de déterminer ce qui justifie de
traiter telles personnes en frères et soeurs ou en simple proches. Le
fondement des règles régissant la fratrie révèle
les particularités de ce sous-ensemble familial : son caractère
imposé, l'importance de la vie commune durant l'enfance, sa
subsidiarité à l'égard des autres liens familiaux. Or, la
filiation commune n'apparaît pas comme un élément
déterminant de la qualification de frères ou soeurs. D'autres
critères sont à prendre en compte, voire à substituer
à celui de la parenté.
95. Aussi, le décalage entre les
éléments de définition et l'existence d'un régime
propre à la fratrie conduit-il à des traitements inégaux
parfois injustifiés selon les différentes situations dans
lesquelles peuvent se trouver des frères et soeur.
L'analyse des règles propres à la fratrie
révèle la nature et l'origine des liens entre collatéraux
(Section 1) et permet d'en déterminer l'étendue
exacte, parfois en contradiction avec la définition que retient
actuellement le droit positif (Section 2).
Section 1 : La nature des liens fraternels
96. Les normes et finalités attachées au
rapport de germanité s'expliquent par la particularité des liens
existant entre frères. Corrélativement, le corps de
règles régissant la fratrie permet d'en déterminer
l`étendue sans recourir à la seule référence
à un parent commun. Le régime de la fratrie s'explique par
le caractère imposé et vécu de ces liens
(§1) et suppose d'accorder à la filiation commune
des frères et soeurs une place moins déterminante dans la
définition de cette institution (§2).
33
La Fratrie
§1. Les caractères des liens fraternels
97. La fraternité est une situation subie. A
l'opposé de l'alliance et de la filiation qui sont régies dans le
but d'organiser volontairement l'avenir, la fratrie est ordonnée
à partir d'une situation imposée (A) et tournée vers le
passé (B).
A/ Des liens imposés
98. La fratrie se définit avant tout par son
caractère imposé, ce qui la distingue d'autres institutions
familiales que sont la filiation ou le mariage. « Fonder une famille
est un acte de volonté »163 : les époux
consentent à leur union, les parents désirent leur enfant.
Lorsque cette volonté cesse, un divorce peut être demandé
(C.civ., art. 229), un accouchement anonyme autorisé (C.civ., art. 326),
une adoption prononcée avec le consentement des parents (C.civ., art.
348).
99. Un état subi - De toute autre
nature, la fraternité est un état subi. La composition de la
fratrie dépend de la volonté exclusive des parents, et il est
impossible pour l'un de ses membres de la quitter. La fratrie impose «
une forme irréductible de permanence »164.
La CEDH semble avoir fait de ce caractère un
critère de distinction objectif justifiant une différence de
traitement entre la fratrie et le concubinage165. Selon la Cour,
concubinage et fratrie ne se différencient pas selon « la
durée ou le caractère solidaire de la relation », mais
en fonction de « l'existence d'un engagement public, qui va de pair
avec un ensemble de droits et d'obligations d'ordre contractuel ». Ce
critère est vivement critiqué, car l'absence d'engagement entre
frère et soeur résulte justement de l'interdiction qui leur est
faite de s'unir par le mariage ou toute autre forme de
conjugalité166 : « l'origine des liens [serait] sans
intérêt »167.
100. Il semble, bien au contraire, que l'origine des liens
qui unissent les frères et soeurs importe. En effet, une chose est de
vouloir s'assurer réciproquement une aide mutuelle ; une autre est
d'avoir été unis par une filiation commune sans le souhaiter. La
fratrie peut, dans ses effets, se rapprocher d'un concubinage mais, dans sa
formation, elle s'en distingue par l'absence de choix du frère avec qui
ces liens seront organisés.
101. Un régime justifié par son
caractère subi - Ce caractère imposé confirme et
explique la spécificité des règles applicables aux
relations fraternelles. D'une part, la fonction d'éclatement de la
fratrie répond au fait que les frères et soeurs n'ont pas
décidé de leur union : le caractère subi de la fratrie
im-
163 Jean CARBONNIER, Flexible droit, LGDJ,
10e éd., 2007, p. 292
164 Annette LANGEVIN, « Frères et soeurs, les
négligés du roman familial », dans La fratrie
méconnue : liens du sang, liens du coeur (Brigitte CAMDESSUS), ESF
Editeur, 1998, p. 19
165 CEDH, 29 avr. 2008, n° 13378/05, Burden c. RU
; JDW, 2007, chron. 5 p. 683 ; RTDH, 2009, p. 513, obs.
J-P. MARGUE-NAUD ; JCP G., 2008, I. 167, chron. F. SUDRE ; RTD
Civ., 2008, p. 459, obs. J. HAUSER
166 Jean-Pierre MARGUENAUD, « L'affaire Burden ou
l'humiliation de la fratrie », art. cit.
167 Jean HAUSER, « Pacs et concubinage : liberté,
égalité, mais pas de fraternité ! », art.
cit.
34
plique une unité imposée168,
perpétuelle, et l'impossibilité de rompre le lien fraternel par
un acte de volonté. Cette fonction n'a de raison d'être que si les
membres de la fratrie sont unis contre leur gré et ne peuvent
accéder à l'autonomie qu'en dépassant les liens
indéfectibles qui les retiennent entre eux.
D'autre part, la subsidiarité de la fonction de
solidarité s'impose également en raison du caractère subi
de la fratrie. N'existant aucun acte de volonté à l'origine des
liens fraternels ni devoir de reconnaissance entre collatéraux, il ne
saurait exister d'obligation contraignante à la charge des frères
et soeurs. Si, à l'inverse, l'union est choisie, la solidarité
devient nécessairement contraignante, car née d'un engagement
volontaire. Il appartient en revanche au législateur de favoriser ou non
la fraternité par des règles exclusivement incitatives (cf.
supra n° 77).
102. Un caractère original - La
fratrie, subie, mais dont les effets ne dépendent que de la
volonté des frères et soeurs, se distingue donc radicalement de
l'alliance ou de la filiation qui naissent d'un choix
délibéré mais d'où découle un statut
impératif. Ainsi, il convient de distinguer : « la
qualité et l'intérêt des liens qui se nouent entre germains
relèvent pour une part, du mode électif. Il n'en demeure pas
moins qu'être frère résulte en premier lieu d'une
contrainte et non d'un libre choix »169.
103. Le caractère imposé de la fratrie explique
donc en partie son régime et la distingue des autres institutions
familiales. La spécificité de l'institution fraternelle
résulte également de son rapport au temps.
|