B/ Les moyens propres de la fraternité
87. L'existence d'une solidarité propre à la
fratrie souffre de deux critiques. D'une part, sont invoquées l'absence
de juridicité des rapports fraternels et « la
spontanéité qui les caractérise »144
; les sociologues observent que la fratrie est un lien « peu
normé »145. D'autre part, est allégué
le manque de spécificité de cette fonction également
attachée à l'alliance ou à la parenté, voire
à un cercle toujours étendu de proches146. Aucune de
ces critiques ne parvient cependant à faire douter des
spécificités de la fraternité.
140 Elie ALFANDARI, « Droit alimentaires et droits
successoraux », Mélanges René Savatier, Dalloz,
1965, p.1
141 Ass.plén., 30 janv. 1970, D. 1970, somm. p.
221, concl. R. LINDON, note J-J. DUPEYROUX
142 Frédérique DREIFUSS-NETTER, « Les
donneurs vivants ou la protection des personnes en situation de
vulnérabilité », D. 2005, p. 1808
143 Nathalie LEVILLAIN, « La renonciation
anticipée à l'action en réduction », JCP N.,
2006, p. 1349 ; François SAUVAGE, « La renonciation
anticipée à l'action en réduction », AJ
Fam., 2006, p. 35
144 Valérie BOUCHARD, « De la solidarité en
ligne collatérale », art. cit.
145 Jean-Hugues DECHAUX, « La place des frères et
soeurs dans la parenté au cours de la vie adulte », art.
cit..
146 Loi du 5 mars 2007, relative à la protection
des majeurs (C.civ., art. 430) ; loi du 6 août 2004, relative
à la bioéthique, concernant les donc d'organes (CSP, art.
1231-1 s.), etc.
88.
30
Rejet de la thèse du non droit -
L'absence de règle contraignante ne saurait être assimilée
au « non-droit »147. En effet, le droit
présente diverses « textures »148, et le
critère de la contrainte n'est aucunement exclusif de toute
juridicité de la règle en cause. Or, « beaucoup de gens
[..] placent tous leurs espoirs dans le Droit pour la rénovation de la
famille »149 : cette approche de la famille repose sur un
postulat doublement erroné, selon lequel seul le droit pourrait
organiser les rapports familiaux et que ce droit ne pourrait être que
contraignant.
En réalité, il ne fait aucun doute qu'il
existe, entre collatéraux, une obligation naturelle d'assistance et de
secours que le droit reconnaît150. Les dérogations par
ailleurs apportées à des règles d'ordre public -
pénales, fiscales, successorales - ne sont concevables que par
application d'une règle de droit. La question n'est donc « pas
de savoir s'il existe une obligation à la fraternité, mais [..]
si la fraternité est une faculté »151.
Aussi, l'absence de contrainte pesant sur les collatéraux ne
saurait-elle exclure tout rapport juridique entre frères et soeurs.
89. Cependant, certains ont pu souhaiter la création
d'une obligation civile d'aliments entre frères et soeurs152
afin de permettre la défiscalisation de ces versements qui, selon une
jurisprudence constante, sont imposées au titre de l'impôt sur le
revenu du bénéficiaire sans être déductible de celui
du sol-vens153. Une telle évolution ne semble
toutefois pas souhaitable. La création d'une telle obligation aurait
également pour corollaire la faculté pour l'Etat d'exercer une
action récursoire contre les débiteurs d'aliments après
avoir acquitté une dette de nature alimentaire (CASF, art. L132-7 ; CSP,
art. L. 6145-11)154. Le frère pourrait alors être
poursuivi par son collatéral ou l'Etat créancier, ce qui romprait
l'égalité de chance devant exister au sein de la fratrie. Pour
que la fonction de solidarité fraternelle soit compatible avec la mise
en concurrence des frères et soeurs, elle doit rester une simple
faculté155.
90. Subsidiarité de la fraternité
- En dépit de l'extension de ces règles à un
cercle élargi de proches, la solidarité fraternelle conserve une
spécificité certaine résultant de son caractère
subsidiaire, distinct des autres solidarités familiales. En premier
lieu, la fraternité est strictement limitée aux situations de
147 Jean CARBONNIER, Flexible droit, op. cit., p. 25
148 Catherine THIBIERGE, « Le droit souple »,
RTD Civ. 2003, p. 599 ; Antoine JEAMMAUD, « La règle de
droit comme modèle », D. 1990, p. 199
149 Julien BONNECASE, La philosophie du Code Napoléon
appliquée au droit de la famille, op. cit., p.3
150 Vivien ZALEWSKI, Familles, devoirs et
gratuité, op. cit., n° 190, p. 203 ; Pascal BERTHET,
Les obligations alimentaires et les transformations de la famille,
op. cit., p. 83, n° 136
151 Yves GUILLON, « La fraternité dans le droit des
sociétés », Rev. Soc., 1989, p.439
152 Jean DE GAULLE, AN, XIe Lég., 17 janv. 2002,
Proposition n° 3548 ; Caroline SIFFREIN-BLANC, La parenté en
droit civil français, op. cit., p. 533, n° 672 s.
153 Frédéric DOUET, « Pension alimentaire
entre frères et soeurs », obs. sur CE, 28 mars 2012,
L'essentiel-Droit de la famille et des personnes, 15 juin 2012, n° 6, p. 7
; rappr. Marc FRANCINA, AN, XII Lég., Qu. n° 59868,
JO, 05 juil. 2005, p. 6627
154 Jean HAUSER, « Une famille
récupérée », dans Mélanges Pierre
Catala, Litec, 2001, p. 327
155 Adeline GOUTTENOIRE-CORNUT, « L'obligation
alimentaire, aspects civils », dans Luc-Henry CHOQUET, Isabelle SAYN
Obligations alimentaires et solidarités familiales. Entre droit
civil, protection sociale et réalités familiales), LGDJ,
200, p. 27 ; Elie ALFANDARI, « Droit alimentaires et droits successoraux
», Mélanges René Savatier, Dalloz, 1965, p.1
31
La Fratrie
besoin dans lesquelles pourrait se trouver un frère ;
elle est donc subsidiaire aux obligations de contribution aux charges entre
époux ou d'éducation des enfants qui dépassent largement
les seuls besoins de leur bénéficiaire156. En second
lieu, la fraternité n'intervient qu'en cas de défaillance des
débiteurs d'aliments. L'assistance du frère reste toujours
secondaire et en proportion moindre que celle des parents ou enfants : elle est
donc subsidiaire aux obligations alimentaires de nature civiles
(Annexe 5).
91. Cette subsidiarité que certains
assimileraient à une inconsistance révèle en
réalité une spécificité de la fraternité,
instituée comme un dernier recours. Elle est la condition-même de
sa compatibilité avec la fonction d'éclatement et de concurrence
de la fratrie, concourant à la cohérence d'une institution
complète.
* *
*
92. Conclusion du chapitre premier - Loin de
constituer un sous-ensemble « dans les bas-côtés de la
parenté »157, la fratrie apparaît comme une
institution autonome, présentant un corps de règles propres et
des finalités spécifiques. Le frère n'est pas «
un tiers, en droit civil » 158.
Caractérisée par une égalité et une unité
particulières, l'institution fraternelle concourt à la
séparation des frères et soeurs tout en organisant une mise en
concurrence loyale et favorisant une solidarité non contraignante. A
travers « une fonction sociale et le statut impératif qui la
régit » 159, la fratrie présente les
attributs d'une institution autonome, d'un « lien devant être
distingué des autres »160.
Or, ces caractéristiques peuvent être
détachées du lien de filiation qui unit chaque frère et
soeur à un parent commun. « Le respect de la fratrie
découle des rapports fraternels et non d'un quelconque rattachement aux
parents »161. Il est donc possible de détacher le
rapport de fraternité de la parenté, et d'apprécier la
fratrie de manière autonome au sein de la famille.
93. Pourtant, le droit ne semble définir le
frère qu'au regard d'une filiation commune. La fratrie est, en droit,
l'ensemble des « fils [et filles] d'un même père et/ou
d'une même mère »162. Or, dès lors que
l'institution fraternelle est détachée de la parenté, il
convient d'en rechercher la composition, indépendamment du
critère tenant au lien de filiation commun.
156 Emmanuelle CRENNER et alii, « Le lien de
germanité à l'âge adulte », Revue française
de sociologie, 2000, 41-42, p.211
157 Gérard CORNU, « La fraternité. Des
frères et soeurs par le sang dans la loi civile », art.
cit.
158 Véronique TARDY, « Les fraternités
intrafamiliales et le droit », art. cit.
159 Anne-Marie LEROYER, Droit de la famille, op.
cit.,, p. 23
160 Caroline SIFFREIN-BLANC, La parenté en droit civil
français, op. cit., p. 524
161 Véronique TARDY, « Les fraternités
intrafamiliales et le droit », art. cit., p. 7.
162 Gérard CORNU, Vocabulaire juridique, op.
cit., v° « frères »
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