Section 2 : Les fondements spécifiques de la
fratrie
65. L'existence de règles propres à la fratrie
ne suffit pas à en faire une institution autonome. En effet, ce
régime pourrait simplement résulter de la mise en oeuvre de
fonctions communes à la parenté ou au couple, tel que la
solidarité familiale ; à l'inverse, il pourrait traduire des
fonctions inédites. L'autonomie de la fratrie dépend donc
également de la finalité propre des règles qui lui sont
attachées. Or, si la fonction d'éclatement de la fratrie lui
est spécifique (§1), la solidarité qui lie
ses membres revêt un régime singulièrement différent
des rapports de parenté ou d'alliance (§2),
attestant de l'existence d'une réelle institution fraternelle.
§1. La fonction d'éclatement de la fratrie
66. La fonction d'éclatement de la fratrie n'a pas
d'équivalent dans les autres rapports familiaux. Paradoxalement, c'est
la vocation de la fratrie à disparaître qui permet le mieux de la
définir. Cet éclatement résulte, avant tout, de l'exogamie
imposée aux frères et soeurs à travers la prohibition de
l'inceste, mais également de divers mécanismes favorisant
l'indépendance et l'autonomie de chaque frère et soeur (A) qui
traduisent une fonction propre à la fratrie (B).
A/ L'organisation de l'éclatement de la
fratrie
67. La vocation à se séparer -
L'éclatement de la fratrie apparaît, historiquement, comme sa
fonction première (cf. supra n° 27). A travers le tabou
universel de l'inceste, les interdits entre frères et soeurs ont pour
but de favoriser l'échange entre les familles. En effet, les relations
sociales impliquent le développement d'échanges de biens, mais
aussi de personnes. La famille, « lieu le plus usuel des sensations
à prédominance agréable », protectrice,
refermée, retiendrait les frères et soeurs « dans la
persévérance de l'être »116 et serait
un frein au développement de relations exogames. Le droit a donc la
114 Sur la primauté de l'intérêt de la
fratrie sur celui des parents : CA Nancy, ch. civ. 3, 16 août 2005, RG
n° 05/01854, Juris-Data : 2005-303745 ; rappr. ; CA Toulouse, 28
mars 2006, RG n° 05/01556, JurisData : 2006-304845
115 Caroline SIFFREIN-BLANC, La parenté en droit civil
français, op. cit., p. 524, n° 659
116 Jean CARBONNIER, Flexible droit, op. cit., p. 255
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La Fratrie
charge d'obliger les membres de la fratrie à se
séparer117. Ces interdits interviennent, tout naturellement,
s'agissant de l'inceste. Ignoré en droit pénal, ce tabou n'est
interdit qu'en matière civile, à travers des empêchements
dirimants au mariage (C.civ., art. 162) ou au PACS (C.civ., art. 515-2) et
l'impossibilité de faire apparaître un double lien de filiation
incestueux (C.civ., art. 310-2).
68. Unis contre leur gré en raison de leur
parenté commune, retenus par la sécurité et l'affection
inhérentes aux liens familiaux, les frères et soeurs ont
l'obligation de se séparer pour fonder une famille, une entreprise
indépendante, un projet de vie autonome. Si, en revanche, les
frères et soeurs décident de s'associer dans une activité
commune, le droit encadre les conséquences de leur mésentente sur
la poursuite de l'activité commune et favorise alors leur
séparation. Le juge peut « retenir comme justes motifs
permettant d'autoriser le retrait d'un associé, des
éléments touchant à [sa] situation personnelle
», tel que le conflit qui l'oppose à ses
collatéraux118. La collaboration des frères et soeurs
est donc une situation jugée exceptionnelle et contingente qui, par
conséquent, ne saurait être irréversible.
69. L'encadrement de la séparation -
Par ailleurs, la séparation de la fratrie n'est pas anarchique, mais au
contraire strictement encadrée. Cette fonction d'éclatement est
complétée par la mise en place d'une concurrence loyale entre les
frères et soeurs, afin qu'ils puissent s'émanciper avec une
égalité de moyens, sans assumer la charge de leurs
collatéraux. « Le naturel de la fraternité est la
concurrence »119 : il appartient au droit de l'encadrer,
de la réguler. Cette mise en concurrence s'exprime notamment par la
stricte égalité en droit et en devoir entre les membres de la
fratrie (cf. supra n° 45). Le mécanisme de
réduction des libéralités excessives (C.civ., art. 918 s.)
permet alors de rétablir, a posteriori, une allocation
égalitaire des ressources de la famille entre les frères et
soeurs120.
70. Le droit organise également une série de
mécanismes permettant de remédier à la charge qui pourrait
peser sur un des frères et soeurs et rompre en fait
l'égalité de chances et de moyens devant bénéficier
à chacun d'eux. Ainsi, la jurisprudence a-t-elle admis l'allocation de
dommages-intérêts pour compenser la naissance d'un frère
handicapé, en dépit de l'entrée en vigueur de la Loi du 4
mars 2002 (CSP, art. L.114-5). Les juges ont pu condamner le médecin
fautif à réparer les dommages subis par la fratrie tenant au
bouleversement occasionné par l'arrivée au foyer du cadet en
situation de handicap121.
C'est ainsi admettre que la survenance d'un enfant
handicapé dans la fratrie est susceptible de nuire à
l'égalité des chances de ses membres, les autres enfants risquant
de se voir priver d'une attention certaine de la part de leurs parents,
concentrés sur l'enfant souffrant du handicap, voire de devoir
assumer
117 Claude LEVI-STRAUSS, Les structures
élémentaires de la parenté, op. cit. ;
Anthropologie structurale, Agora, 1985, 478 p.
118 Civ. 1re, 27 févr. 1985, Rev.
Soc., 1985, p. 620, note M. JEANTIN
119 Gérard CORNU, « La fraternité. Des
frères et soeurs par le sang dans la loi civile », art.
cit.
120 Christian JUBAULT, Droit civil, les successions, les
libéralités, Domat, 2e éd., 2012, n°
539, p. 391
121 Isabelle CORPART, « Responsabilité
médicale pour la naissance d'une enfant trisomique », obs. sur TGI
Reims, 19 juil. 2005, RG n°05/00894, Journal des accidents et des
catastrophes, n° 59, 12 déc. 2005
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eux-mêmes une part de la charge de ce dernier. La libre
concurrence dans les rapports fraternels, postulant une stricte
égalité de moyens, se trouverait là faussée : il
appartient dès lors au droit de rétablir cette
égalité, au moyen de l'allocation de
dommages-intérêts.
71. A travers ces différents mécanismes, le
droit prévoit la séparation des frères et soeurs, tout en
organisant l'allocation de moyens égaux une fois l'éclatement de
la fratrie réalisé. Cette fonction spécifique confirme
l'autonomie de l'institution fraternelle au sein de la famille.
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