Paragraphe 2 : Une protection menacée par les
intérêts et besoins du marché
intérieur
Si l'essor des droits intellectuels est la marque d'une
efficience économique incontestable, ces droits ne sont pas sans poser
de problème. A vrai dire, il peut exister une contradiction apparente
entre les principes du droit communautaire de la concurrence avec ceux de la
propriété intellectuelle. C'est ici que se pose la question de la
compatibilité, non de l'existence, mais de l'exercice de ces droits eu
égard aux fondements de la libre circulation des marchandises (A) et de
la libre concurrence (B). Dans les deux cas, cet exercice se trouve
suffisamment limité285.
A. L'exercice des droits de propriété
intellectuelle limité par la libre circulation des
marchandises
La libre circulation des marchandises suppose que chaque Etat
de la Communauté s'engage à ne pas créer de nouvelles
restrictions, directes ou indirectes, aux échanges intracommunautaires.
Celarequiert également que les agents économiques, autres que les
Etats, ne causent pas non plus de revers, directement ou indirectement,
à cette liberté par leur comportement. C'est l'idée
projetée par la Convention de l'U.E.A.C. d'où il ressort que les
restrictions ou interdictions sur le fondement de la propriété
industrielle et commerciale ne doivent constituer ni un moyen de discrimination
arbitraire, ni une restriction déguisée au commerce entre les
Etats membres286. La mesure limitative nationale ne doit
excéder le strict nécessaire pour atteindre l'objectif de
protection. La question reste donc de savoir dans quelle mesure la libre
circulation des marchandises peut porter atteinte à l'exercice des
droits de propriété intellectuelle ?
285 V. en ce sens TERCINET (A.), Droit européen de
la concurrence (opportunités et menaces) op. cit. pp. 256300 ;
POLLAUD-DULIAN (F.), Droit de la propriété industrielle,
op. cit. pp. 35-44 et 232-251.
286 Article 16 paragraphe 2 de la Convention de l'U.E.A.C. c'est
pratiquement le sens de l'article 36 du TFUE.
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La jurisprudence287 est donc intervenue en
reprécisant la notion d'objet spécifique et en créant la
théorie de l'épuisement du droit288. En effet, si
l'objet spécifique est notamment d'assurer au titulaire
l'exclusivité et la récompense, ne fait pas partie de cet objet,
le droit de s'opposer à l'importation ou à la commercialisation
dans un Etat membre, d'un produit écoulé licitement sur le
marché d'un autre Etat par le titulaire lui-même, ou avec son
consentement. Dans ce cas, on dira qu'il a épuisé son droit.
L'épuisement du droit ne concerne que la circulation ou la
première commercialisation de produits couverts par le droit de
propriété intellectuelle, pas leur fabrication289.
Le monopole légal du titulaire s'amenuise lorsque
celui-ci a délibérément consenti à la
commercialisation de son produit dans d'autres Etats, ce qui l'oblige à
consentir des licences obligatoires. Le juge conclut dès lors que :
« L'exercice, par le titulaire d'un brevet, du droit que lui
confère la législation d'un Etat membre d'interdire la
commercialisation, dans cet Etat, d'un produit protégé par le
brevet et mis dans le commerce dans un autre Etat membre, par ce titulaire ou
avec son consentement, serait incompatible avec les règles du
Traité relatives à la libre circulation des marchandises à
l'intérieur du Marché commun »290.
Quid de la limitation par la libre concurrence ?
B. L'exercice des droits de propriété
intellectuelle limité par la libre
concurrence
Le caractère exclusif des droits de
propriété intellectuelle et la conclusion de licences souvent
elles mêmes exclusives posent le problème de la
compatibilité de ces droits et accords avec le principe de la libre
concurrence, tel qu'il s'exprime dans les prohibitions des ententes illicites
et abus de position dominante. Le caractère peu
287 Affaire Centrafarmc BV c/ Sterling Drug
précitée.
288 La théorie de l `épuisement du droit a
été initialement élaborée en droit de la
propriété intellectuelle par la doctrine allemande et
spécialement KOHLER (« Handbuch des deutschen Patentrechts in
rechtvergleichender Darstllung », Mannheim, 1900). Elle a
ultérieurement inspiré la jurisprudence.
289 CJCE, 5 octobre 1988, Maxicar c/ Renault, Aff.
53/82, Rec. P. 6039, Att. 11.
290 Point 15, arrêt Centrafarm.
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contestable d'un marché où opèrent les
détenteurs de technologie favorise le développement des
comportements anticoncurrentiels ou abusifs tels que les « buissons de
brevet » ou encore l'effet de réseau destinés uniquement
à empêcher l'émergence de la concurrence.
Depuis l'affaire « semences de mais »291,
la jurisprudence a jugé de l'incompatibilité des licences
exclusives fermées comportant une protection territoriale absolue,
c'est-à-dire celle par laquelle les parties s'entendent pour
éliminer toute concurrence de la part des tiers.
En ce qui concerne les abus de position dominante, ce serait
détruire tout l'édifice de la propriété
intellectuelle si l'obtention d'un droit exclusif était
considérée comme abusive292. En revanche, l'exercice
abusif du droit peut être interdit s'il est de nature à affecter
le commerce intracommunautaire. En outre, en raison de la nature
particulière du monopole conféré par les droits de
propriété intellectuelle, la jurisprudence a
développé une approche en se fondant sur les circonstances
exceptionnelles293 pour obliger le titulaire du droit de consentir
une licence. Au nom de la libre concurrence voire la protection des
consommateurs, des droits seront concédés aux tiers s'il apparait
une demande nouvelle, un refus injustifié du titulaire d'accorder des
licences aux rivaux et l'intention d'exclure toute concurrence sur le
marché dérivé. Dans le même sens, en cas de non
exploitation ou d'exploitation insuffisante du droit intellectuel, avec pour
intention d'exclure la compétition, le titulaire pourra être
contraint d'octroyer des licences obligatoires.
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* *
291 CJCE, 8 juin 1982, LC Nungesser et K. Eisele c/
Commission, Aff. 258/78 : Rec. p. 2015.
292 C'est en fait le sens le l'arrêt Maxicar c/
Renault.
293 Proches de la « théorie des facilités
essentielles».
Les droits de propriété intellectuelle apportent
des restrictions considérables au principe de la liberté du
commerce et de l'industrie ; la liberté d'action des autres agents
s'arrête où commence le droit exclusif294. Le
législateur et la jurisprudence sont donc intervenus pour définir
les contours et les frontières de ces droits car le domaine des abus
possibles commence là où s'arrête l'exercice des
prérogatives comprises dans les limites de l'objet spécifique
d'un droit de propriété industrielle.
Dès lors, bien que conférant un monopole
légal d'exploitation qui constitue un avantage concurrentiel, une
distinction doit être opérée entre l'existence même
d'un droit de propriété intellectuelle qui laisse
indifférent, et son exercice, qui tombe sous le regard
attentionné du droit communautaire de la concurrence.
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294 POLLAUD-DULIAN (F.), op. cit. p. 21.
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