Paragraphe 2 : Vers une perte probable de
l'efficacité des services publics
La gestion étatiste a parfois été peu
satisfaisante, toujours est il qu'il n'est pas raisonnable de nos jours, sur la
base des « contraintes nouvelles », de confier uniquement à
certaines entreprises la gestion du service public. Face à des usagers
de plus en plus exigeants et de la collectivité toute entière, il
est pratiquement impensable que les monopoles pourront à eux seuls
satisfaire à tous les besoins. En effet, l'institution des monopoles
publics chargés de gérer totalement l'offre ou la demande de
certains produits a, sur le commerce intracommunautaire, des
répercutions restrictives qu'il conviendrait assurément
d'éliminer. L'urgence est donc de concilier les contraintes du service
public et la liberté d'entreprendre, voire le marché avec
l'intérêt général car l' « ouverture
maîtrisée et la concurrence sont nécessaires pour stimuler
l'investissement productif ».
228 JACQUEMIN (A.), « Compétitivité et
intérêt général » in l'Europe à
l'épreuve de l'intérêt général (sous la
direction de STOFFAES C.) Collection ISUPE, éd. ASPE Europe, 1994, p.
321.
229 BERTRAND BADIE, Un monde sans souveraineté :
les Etats entre ruse et responsabilité, Paris, Fayard 1999.
72
La possibilité de croire à une cohabitation
entre service public et concurrence n'est en soi interdite. Non seulement on en
tirera des avantages en termes de diversité pour élargir la
consommation, mais aussi des avantages en termes d'efficacité
économique. C'est d'ailleurs en vertu du constat que les monopoles
publics ont un inconvénient majeur notamment l'insuffisante incitation
au gain de productivité. Ils amenuisent les capacités
d'innovation et la réduction des coûts de production.
En réalité, du fait que les règles de la
concurrence sont destinées à orienter et à façonner
profondément les actions des Etats et des entreprises dans le domaine
économique et social, elles auront inéluctablement d'importantes
répercutions particulièrement sur le régime juridique des
services publics, expression privilégiée de l'interventionnisme
économique230. Dans certains secteurs comme la
télécommunication, la rapidité du progrès
technologique, la diversification des techniques et l'augmentation de la
demande ont fortement affaibli les arguments en faveur des monopoles
légaux gestionnaires. Dans de nombreux pays, il a été mis
en évidence que les choix techniques des monopoles existants
étaient devenus très éloignés de
l'efficacité qu'auraient permis les techniques actualisées. La
concurrence a réussi à être ouverte dans ce segment de
marché. En Europe par exemple, la Commission a retenu que
l'achèvement de ce grand marché est impensable sans un
marché intégré de l'énergie car «
l'énergie est une composante essentielle de toutes les
activités économiques ». Se faisant, elle initia des
projets dont les axes principaux étaient la suppression, d'une part, des
droits exclusifs à la production d'électricité, et d'autre
part, des droits exclusifs à la construction de lignes de transmission
électrique ou de gazoducs231.
La libéralisation ne voudrait pas donc dire
dérégulation, mais plutôt une nouvelle façon de
régulation232. On passera ainsi d'un modèle
fondé sur le monopole à un modèle où une certaine
concurrence joue à l'intérieur d'un cadre réglementaire.
On
230 GNIMPIEBA TONNANG (E.) et NDIFFO KEMETIO (M.L.), Les
services publics dans l'étau du droit de la concurrence de la
CEMAC, Annales de la Faculté des Sciences juridiques et Politiques,
Université de Dschang, T. 15, 2011, p. 263.
231 HAMON (F.), Les monopoles des services publics
français face au droit communautaire : le cas d'EDF et GDF, Recueil
Dalloz 1993, Chroniques p. 91.
232 BLUENDIA SIERRA (J.L.), Services
d'intérêt général en Europe et politique
communautaire de concurrence, op. cit., p. 21.
ne renonce pas aux objectifs d'intérêt
général ; de façon simple, il conviendrait de chercher
à les assurer par d'autres moyens qui soient davantage compatibles avec
la concurrence et la libre circulation.
Au clair, il ne faut pas confondre « services
d'intérêt général » et « monopoles
légaux » tant il ressort de toute logique que le monopole n'est pas
l'apanage du service public233. La mise en concurrence permettrait
aux compétiteurs de pouvoir concourir à leur niveau (par exemple
par la délégation de service public), à fournir ces
prestations précieuses et importantes pour la cohésion sociale et
la réduction des inégalités.
En retenant comme crédo économique la libre
concurrence, la Communauté ne peut a priori que faire
prévaloir les exigences du marché sur toute autre
considération. C'est la raison pour laquelle, tout laisse à
croire que le service public ne peut avoir qu'une place marginale en droit
communautaire et que le primat de l'intérêt général,
qui le caractérise, ne doit résister à céder le pas
au primat du marché.
73
*
* *
233 On prendra garde de ne pas assimiler service public et
entreprises bénéficiant de droits exclusifs, car si ces deux
notions peuvent se recouper, elles n'en sont pas moins distinctes. Une
entreprise bénéficiant de droits exclusifs n'est pas
nécessairement chargée d'un service public et
réciproquement.
74
La notion de service public tient une place
particulière dans la vie de l'Etat, à tel point qu'elle a pu
être considérée comme source de légitimité
des actions étatiques. Le droit communautaire, quant à lui, s'est
construit sur des fondements essentiellement
économiques234.
La construction communautaire, en effet, est placée
sous le signe de la libre concurrence et les services publics semblent
n'être qu'une préoccupation mineure de la genèse
communautariste. Ainsi, la notion de service public n'est pas largement
envisagée dans l'élaboration du droit communautaire
principalement en raison de l'importance accordée au respect de la libre
concurrence. Celle-ci souffre des attaques de la part des Etats à titre
principal, mais également de l'idée de la reconnaissance, au
profit des personnes privées, de leurs droits de propriété
intellectuelle.
234 ARMBRUSTER Neda, L'impact du droit communautaire sur
les relations entre l'Etat et les entreprises chargées d'un service
d'intérêt économique général : Vers une
contractualisation des obligations de service public ?, op. cit. p. 26.
CHAPITRE 2 : LES RÉSERVES D'INTÉRÊT
PRIVÉ : LA RECONNAISSANCE DES DROITS DE
PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE
75
On appelle propriété intellectuelle l'ensemble
des droits protégeant les créations nouvelles et les signes
distinctifs, à savoir pour l'essentiel les droits d'auteur, les brevets,
les dessins et modèles et les marques. Le TFUE posait déjà
pour principe que le régime de la propriété est de la
compétence des Etats membres : « Les Traités ne
préjugent en rien le régime de la propriété dans
les Etats membres » (article 345). Or, les droits de
propriété intellectuelle sont des droits de
propriété à part entière. Au Cameroun, l'Etat
garantit à toute personne physique ou morale régulièrement
établie ou désireuse de s'établir, la protection des
brevets et autres éléments relevant de la propriété
intellectuelle235. Au même titre, Le législateur
gabonais de 1998 posait déjà que la liberté des
importations et des exportations ne doit porter atteinte à la
propriété industrielle, commerciale ou
intellectuelle236.
Aussi, il ressort clairement de la Charte des investissements
CEMAC que, membres actifs de l'Organisation Africaine de la
Propriété Intellectuelle (OAPI), les Etats garantissent la
protection des brevets, marques, signes distinctifs, labels, noms commerciaux,
indications géographiques, appellation d'origine237. En ce
qui concerne leur nature, l'article 3, alinéa 1 de la Convention de
Bangui dispose que « les droits afférents aux domaines de la
propriété intellectuelle tels que prévus par les Annexes
au présent Accord, sont des droits nationaux indépendants, soumis
à la législation de chacun des Etats membres238 dans
lesquels ils ont effet ». Ces droits sont conférés
aux
235 Articla 10 de la loi n° 2002/004 du 19 avril 2002
portant Charte des investissements en République du Cameroun.
236 Article 6 de la loi n° 14/98 fixant le régime de
la concurrence.
237 La propriété intellectuelle regroupe
plusieurs types de droits. Dans le cadre de ce travail et par mesure de
synthèse, on ne les évoquera pas tous.
238 Tous les pays de la CEMAC sont membres de l'OAPI à
l'exception de la Guinée Equatoriale. Elle est toutefois membre de
l'OMPI et a ratifié les Conventions de Paris et de Berne (26 juin 1997),
le Traité de Nairobi
76
entreprises, étant entendu que le mot
`'entreprise» vise toute personne physique239 ou morale
engagée dans une activité économique ou commerciale
quelconque240.
C'est ainsi que sous réserve des mesures de
rapprochement des législations mises en oeuvre par l'Union Economique,
les Etats membres peuvent interdire ou restreindre l'importation, l'exportation
ou le transit des biens lorsque ces interdictions ou restrictions sont
justifiées par des raisons de protection241 de la
propriété industrielle et commerciale242. Cette
protection est garantie par les Etats mais ce sont les entreprises titulaires
qui en bénéficient.
A la question de savoir comment est ce que la
propriété intellectuelle peut constituer un obstacle au
développement des échanges communautaires ou à la libre
concurrence, on dira tout simplement qu'elle confère des droits
exclusifs à son détenteur (section 1). Or, il ne faut pas perdre
de vue que les relations entre le droit de la concurrence et le droit de la
propriété intellectuelle ressemblent à un « mariage
forcé » dont l'équilibre doit être maintenu. C'est que
les logiques qui sous-tendent ces deux branches du droit sont a priori
incompatibles. Ces considérations ne passent pas sans laisser le
régime de protection indifférent (section 2).
(25 septembre 1982) et le Traité de Washington (17
juillet 2001), auxquels adhérent les autres Etats de la CEMAC.
239 Ainsi, un inventeur personne physique, qui a
concédé une licence de ses brevets « a commercialisé
son invention » et doit être considéré comme une
entreprise : Déc. du 2 décembre 1975, AOIP-Beyrard : JOCE, L. 6,
13 janvier 1976.
240 C'est précisément le sens donné par la
Directive européenne n° 85/200/CEE du 7 mars 1985.
241 Cette protection était déjà
envisagée par l'article 7 de l'Accord sur les aspects des droits de
propriété intellectuelle qui touchent au commerce, Annexe 1C du
Traité de l'OMC.
242 Article 16 paragraphe 1 de Convention de l'U.E.A.C.
77
SECTION 1 : LES DROITS EXCLUSIFS INHÉRENTS AUX
DROITS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE
La primauté subsistante des droits
nationaux243 en matière de propriété
industrielle et commerciale, explique que le titulaire des droits y
afférents puisse invoquer la législation de son Etat pour
s'opposer à l'importation de produits en provenance d'un autre Etat,
membre ou non de la Communauté. Il en découle l'idée
capitale que tout droit de propriété intellectuelle est
constitutif d'un monopole légal d'exploitation (paragraphe 1)
attaché au territoire national de délivrance. Dès lors, il
constitue per se un frein au commerce intracommunautaire244
et doté d'un intérêt concurrentiel particulier (paragraphe
2).
Paragraphe 1 : La consistance du monopole légal
d'exploitation du droit de propriété
intellectuelle
Le monopole d'exploitation désigne le droit exclusif,
pour l'auteur d'une oeuvre ou le titulaire d'une marque, de procéder ou
faire procéder à l'exploitation de celle-ci, et d'en tirer un
profit pécuniaire. Cet usage à titre privé ou personnel
attaché au monopole d'innovation doit respecter l'objet
spécifique (A). Ce qui est interdit aux tiers constitue donc les actes
qui rentrent dans le champ du monopole du titulaire (B).
A. L'objet spécifique
Le but de la sauvegarde des droits exclusifs, qui constituent
par essence une dérogation au principe de la libre concurrence pour des
raisons de protection des droits de propriété intellectuelle, se
révèle par l'objet spécifique de cette
propriété. En matière de brevet, l'objet spécifique
est d'assurer au titulaire, afin de récompenser l'effort créateur
de l'inventeur, le droit exclusif d'utiliser l'invention en vue de la
243 GAVALDA (C.) et PARLEANI (G.), op ; cit. p. 423.
244 TERCINET (A.), ouv. préc., p. 255.
78
fabrication et de la première mise en circulation de
produits industriels, soit directement, soit par l'octroi de licences à
des tiers, ainsi que le droit de s'opposer à toute
contrefaçon245. En substance, il s'agit, à travers le
monopole d'exploitation, de permettre l'exclusivité de la
première mise en circulation du produit afin que l'inventeur puisse
obtenir les bénéfices escomptés.
Dans une affaire Centrafarm246, la
jurisprudence a défini l'objet spécifique de la marque en
déclarant qu'il est notamment d'assurer au titulaire le droit exclusif
d'utiliser la marque, pour la première mise en circulation du produit et
de se protéger ainsi contre les concurrents qui voudraient abuser de la
position, et de la réputation de la marque en vendant des produits
indûment pourvus de celle-ci . Le concept particulier du droit des
marques est surtout de protéger leurs titulaires contre les risques de
confusion247.
Sans se limiter à la marque et au brevet, on dira que
l'objet spécifique justifie réellement le monopole d'exploitation
en ce sens qu'il permet au titulaire du droit de s'en prévaloir et d'en
tirer profit, pendant l'intervalle de temps requis, à l'encontre des
tiers. Il délimite le statut légal et détermine aussi le
facteur concurrentiel lié à tout droit de propriété
intellectuelle. Il y en a autant que de droits.
La notion d' « objet spécifique » est
complétée par celle de « fonction essentielle ».
Celle-ci se réfère à la finalité du droit et permet
d'affiner en quelque sorte la détermination de l'objet spécifique
en donnant la mesure de la justification de l'existence des droits de
propriété intellectuelle248. La fonction essentielle
de chacun des droits n'est pas identique à celle des autres. Pour le
droit de brevet, la jurisprudence met en avant la récompense de l'effort
créateur de l'inventeur249 et pour le droit de marque, il
s'agit de garantir au consommateur l'identité d'origine du produit
245 CJCE, 31 octobre 1974, Centrafarm BV c/ Sterling
Drug, Aff. 15/74; Rec. 1974, p. 1147.
246 CJCE, 31 octobre 1974, Centrafarm BV c/
Winthrop, Aff. 16/74 : Rec. P. 1183.
247 CJCE, 17 octobre 1990, Hag II, Aff. 10/89 : RJDA
1/91, n° 77, Rec. I- 3711.
248 POLLAUD-DULIAN (F.), Droit de la propriété
industrielle, Montchrestien, E.J.A., Paris, 1999, p 38.
249 CJCE, 31 octobre 1974, Centrafarm c/ Sterling
Drug préc.
79
marqué250. En ce qui concerne le droit
d'auteur et les droits voisins, c'est la préservation du droit moral et
de la récompense de l'effort créateur251.
Mais, le droit exclusif ne se justifie que si le titulaire met
en oeuvre son invention et ne la laisse pas « en jachère », en
se prévalant naturellement de certains actes.
B. Les actes compris dans le champ du
monopole252
Le breveté est maître des utilités
économiques de l'invention ; puisqu'il s'agit d'un droit de
propriété, il est absolu et opposable à tous. La
portée du monopole légal d'exploitation se justifie par la teneur
des revendications et la précision des éléments pour
lesquels le titulaire a voulu obtenir la protection.
Il s'agit d'abord de la revendication de produit. Le droit
exclusif couvre la fabrication, l'offre, la mise dans le commerce,
l'utilisation, l'importation ou la détention à de telles fins. La
revendication de produit couvre sa commercialisation quelque soit le moyen
utilisé pour obtenir le produit et quelque soit ses applications.
Ensuite, il peut être question de revendication de procédé,
c'est-à-dire l'exclusivité de son utilisation. Normalement, la
protection du droit devrait concerner uniquement la mise en oeuvre du
procédé, mais elle s'étend également aux produits
obtenus directement par le procédé, objet du droit intellectuel.
Cela signifie que le procédé inclut le produit, raison pour
laquelle, il est exigé que le produit soit obtenu directement par le
procédé. C'est donc au défendeur du procès en
contrefaçon d'apporter la preuve que le procédé
utilisé pour obtenir un produit identique est différent du
procédé breveté.
Dans le même ordre d'idées, l'exclusivité
traduit aussi la revendication d'application nouvelle et de combinaison
nouvelle de moyens connus sachant que dans ce dernier cas, le titulaire a le
droit sur l'exploitation de la combinaison revendiquée,
250 CJCE, 22 juin 1976, Terrapin Overseas c/ Terranova
Industrie et Kapferer, Aff. 119/75 : Rec. P. 1039.
251 CJCE, 20 octobre 1993, Phil Collins, D. 1995, p. 133
; obs. B. Edelman.
252 Nous nous sommes inspirés du Pr.
Frédéric POLLAUD-DULIAN, op. cit. pp. 505-520
80
mais pas sur celle des moyens qui la composent, pris
séparément ou dans une combinaison distincte. Néanmoins,
sont exclus du champ du monopole d'exploitation les actes accomplis dans un
cadre privé à des fins non commerciales et à titre
expérimental.
En somme, le droit intellectuel assure à son titulaire
que les concurrents déloyaux ne pourront pas s'approprier indûment
des fruits de sa création, de son innovation ou des signes de ralliement
qu'il utilise vis-à-vis de sa clientèle. En défendant son
droit exclusif, on lui garantit le respect de sa position concurrentielle qu'il
a conquise grâce à ses inventions, ses dessins ou modèles
et ses marques, afin d'encourager les tiers d'en faire autant.
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