SECTION 2 : LES CRAINTES INHÉRENTES AUX
RÉSERVES D'INTÉRÊT
GÉNÉRAL
Même si le droit communautaire reconnaît a
priori la spécificité des entreprises titulaires de droits
exclusifs, il ressort de toute évidence qu'a posteriori, la
réalisation du marché intérieur pourrait aboutir à
une remise en cause de la légitimité même des services
publics. Cela passe d'abord par l'attitude des Etats soucieux de
préserver au maximum leurs intérêts avec une petite dose de
mépris à l'égard des intérêts du
marché (paragraphe 1). Aussi, admettre que les entreprises
monopolistiques puissent, par un « lobbying habile » 217 se mettre
à l'abri de toute concurrence ne va pas de paire avec l'idée
d'efficacité recherchée de la part des services publics
(paragraphe 2).
Paragraphe 1 : La résurgence des
intérêts des Etats
Le concept de service d'intérêt
général, qui assure pleinement l'exemption des monopoles
légaux aux règles de la concurrence, a le mérite majeur de
respecter un minimum de souveraineté des Etats. Cette liberté
à eux accordée n'est pas très loin d'aboutir au
libertinage. La persistance des égoïsmes nationaux218
amène à assister à des discriminations en guise de
protection des intérêts domestiques. Il existe donc
malheureusement chez les dirigeants de la sous région une contradiction
entre le désir
217 WAELBROECK (M.) et FRIGNANI (A.), Le droit de la
CE, concurrence (4), Commentaire J. MEGRET, 2e éd, Etudes
européennes, 1997, p.1014.
218 BALLA (M.), La libre circulation des biens en zone
CEMAC, op. cit. p. 78.
69
profond et inavoué du chacun pour soi et la
volonté de s'intégrer, proclamée officiellement du bout
des lettres par les pays membres de la Communauté. En
réalité, la souveraineté conduit immanquablement à
l'irresponsabilité vis-à-vis de l'autre, celui qui est à
l'extérieur et qui ne relève à son tour que de sa
souveraineté219. Pourtant, l'une des raisons fondamentales de
la stagnation et de la paralysie de l'UDEAC résidait dans le
désir exagéré des Etats membres de conserver et d'exercer
jalousement leurs souverainetés, et ce en dépit du processus
d'intégration amorcé220. Quoi qu'il en soit, le
respect de la souveraineté nationale et les principes qui lui sont
liés est l'une des questions essentielles que suscite
l'intégration dans l'espace Afrique centrale221
Face à cette situation, la jurisprudence essaye
cahin caha de s'assurer que la Etats ne versent pas dans l'anarchie et
les excès. Elle a eu à décider que même s'il
appartient à chaque Etat de déterminer les exigences de
moralité publique sur son territoire selon sa propre échelle de
valeur, en revanche, un Etat ne peut l'invoquer pour interdire l'importation de
certaines marchandises lorsque, sa législation ne comporte aucune
interdiction de fabriquer ou de commercialiser ces mêmes marchandises sur
son territoire222. Les prétentions égocentriques des
Etats au mépris des intérêts d'autres opérateurs
économiques sont ainsi passées au crible, en ce sens qu'ils
conservent la possibilité de prendre certaines mesures à
l'encontre des Etats tiers et même à l'encontre des Etats membres.
Le risque de ces mesures nationales est de donner naissance à des flux
artificiels de commerce et donc à des détournements de
trafic223.
Par ailleurs, en l'absence d'harmonisation communautaire des
réglementations respectives, le principe de la reconnaissance mutuelle a
vu le jour dans une célèbre
219 Ibid, p.79.
220 MOYE GODWIN (B.), CEMAC: integration or
coexistence?, op. cit, p. 39.
221 BIPELE KEMFOUEDIO (J.), Droit communautaire d'Afrique
centrale et constitutions des Etats membres : la querelle de la
primauté, Annales de la FSJP, Université de Dschang, T.13,
2009, p. 126.
222 CJCE, 11 mars 1989, Conegate, Aff. 121/85 : Rec.
1007. A l'occasion de la saisie par les douanes britanniques d'un lot de
poupées gonflables « à caractère manifestement
sexuel » importées d'Allemagne, la Cour a estimé qu'un
Etat membre ne pouvait pas invoquer l'exception de moralité publique
pour interdire l'importation de certains produits alors que, sur son propre
territoire, la fabrication et la distribution des mêmes produits
n'étaient pas interdites.
223 GAVALDA (C.) et PARLEANI (G.), op. cit. n° 671.
70
affaire « Cassis de Dijon »224. En
l'espèce, l'Allemagne avait interdit l'importation de la liqueur Cassis
de Dijon à un importateur français au motif que la teneur en
alcool était inférieure au taux maximal prescrit par le droit
allemand. La Cour a relevé que puisque cette liqueur était
licitement produite en France, la législation allemande apportait une
restriction à la libre circulation en raison du monopole des alcools de
l'administration fédérale allemande. Cette restriction
n'était pas en l'occurrence justifiée par l'intérêt
général. En effet, une teneur en alcool inférieure
à celle de la loi nationale ne peut nuire à la santé
publique voire à l'intérêt général. Un
équilibre doit donc être trouvé dans l'évaluation
faite par chaque Etat membre, en fonction des circonstances de ce qu'il estime
relever de l'ordre public, qui ne devrait intervenir qu'en cas de «
menace réelle et suffisamment grave, affectant un
intérêt fondamental de la société
»225.
Ces intentions excessives des Etats n'ont autre catalyseur que
le manque de réglementation, au niveau sous régional, des
principes d'intérêt général régissant la
fonction spécifique des monopoles légaux. Elles traduisent dans
un autre sens la disparité culturelle et sociologique qui voudrait que
l'intérêt général soit tout d'abord une affaire
nationale et chaque Etat y va de son intérêt. De façon
générale, même s'il n'est pas un acteur économique,
l'Etat conserve sa responsabilité politique et réglementaire lui
enjoignant de multiplier des actions en vue d'assurer une couverture sociale
adéquate. Ce n'est pas toujours par complaisance que « par une
sorte de dédoublement, l'Etat actionnaire se transforme en Etat
souverain, préoccupé par l'intérêt
général qu'il a pour mission d'incarner »226.
C'est donc pour éviter que cette intervention ne soit
pas source d`abus qu'une doctrine227 entrevoit la
nécessité d'une redéfinition des rôles des services
publics dans la construction communautaire. En effet, si le service public est
considéré sur le plan
224 CJCE, 20 février 1979, Rewe Zentrale c/
Bundesmonopolverqwaltung für Brantwein, Aff. 120/78 : Rec. P. 649.
225 CJCE, 27 octobre 1977, Bouchereau, Aff. 30/77 : Rec.
p. 1997.
226 MBENDANG EBONGUE (J.), Les entreprises d'Etat au
Cameroun, Thèse de doctorat, Paris I, 30 mai 1989, p. 304.
Cité par NJEUFACK TEMGWA (R.), op. cit. p. 115.
227 NDIFFO KEMETIO (M.L.), L'influence du droit
communautaire de la CEMAC sur le droit administratif camerounais,
Mémoire de DEA, Dschang, février 2008, p.28 et s.
71
interne comme vecteur de solidarité,
d'intégration et de maintien du tissu social, le raisonnement est
transposable sur le plan régional : le service public serait ainsi
essentiel pour l'existence d'un consensus social basé sur
l'égalité d'accès, la sécurité et la
solidarité dans la Communauté. Ce serait en quelque sorte
l'émergence des « services publics sans frontières » si
cela peut être réalisable même dans le long terme par le
service universel228. Même si les dirigeants voient toujours
avec réserve l'ouverture des frontières, il est temps pour nos
Etats de s'adapter et de reconnaître comme l'a constaté BERTRAND
BADIE, que nous vivons aujourd'hui dans un « monde sans
souveraineté »229.
Mais, le débat se pose également en termes
d'efficacité des services publics.
|