2.8 - Une évolution générationnelle
marquée
Les professionnels semblent montrer que la nouvelle
génération qui est entrée sur le marché du travail
ou qui est en cours de formation fait un usage intensif du
téléphone mobile à l'hôpital. Nous avons
déjà pu le constater par les usages de Chloé et de Carine
qui appartiennent à la génération Y et pour qui le
téléphone portable est totalement intégré à
leur mode de vie tant privé que professionnel. Ces jeunes qui ont connu
pour la plupart le téléphone depuis toujours dans leur
environnement ne semblent pas voir de limite à leur usage, y compris
dans le cadre de leur formation ou de leur travail. A ce titre le
témoignage de Flore est particulièrement symptomatique :
« Ce qui me surprend aussi, c'est les stagiaires !
Alors les stagiaires, ce n'est carrément pas... (Silence) Limite dans le
couloir quoi ! C'est "open" [...] Les stagiaires des écoles
d'infirmières hein ! Là j'ai une "tripotée" de stagiaires,
d'élèves euh... récemment là, du coup on voyait
qu'eux, ils étaient 9 là pendant une même période de
stage... Et puis nous on a quand même un petit service hein y'a deux
unités, euh, ben ils sont tous avec leurs portables f..]. Moi je trouve
qu'ils sont quand même pas mal dans leur truc, bon après ce n'est
pas tous hein, mais euh, une majorité ouais »
Elle relate ensuite un dialogue assez surréaliste avec
une élève dont elle souhaitait qu'elle arrête d'utiliser
son téléphone pendant le stage, sans réussir à
obtenir gain de cause. Elle s'en est alors émue auprès du
professeur qui s'est rendu dans le service mais celui-ci lui aurait fait pour
seule réponse :
« Ah ben vous savez-maintenant, ils sont comme ça
hein. »
Cette situation semble illustrer un fait social
inéluctable que rien ne peut désormais freiner ni modifier. Les
acteurs s'émeuvent d'une évolution qui leur échappe alors
même qu'ils sont partis prenantes et décisionnaires. Ces
élèves sont en apprentissage d'une fonction sociale
professionnelle et leur habitus culturel dans l'usage du portable semble
échapper à toute discipline, même de la part de leurs
apprenants. Est-ce une démission de la part de ceux qui sont
censés les accompagner dans la réalisation de leur projet
professionnel ? Certes nous avons compris le rôle d'objet transitionnel
incarné par le téléphone portable et son rôle
identitaire très prononcé pour les adolescents, mais ce
phénomène de connexion permanente de la jeunesse, serait-il en
passe de s'imposer
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en tous lieux sans pouvoir être régulé par
une quelconque autorité ? Car cette observation n'est pas
dénoncée uniquement par cette cadre de santé. Les
soignants eux aussi s'interrogent sur cette relation à l'objet dans la
sphère publique. Ainsi Laurent nous explique :
« Mais par contre il y a une différence
intéressante par rapport au... Euh dans les gens de ma
génération ou un petit peu plus vieux, si ils ont un message ou
quelque chose sur leur téléphone, ils vont pas répondre
aussitôt ou alors ils vont faire attention à ce que fait l'autre
alors que les jeunes, euh, les élèves qu'on a ben arrivé
en salle de pause, ils consultent leur téléphone et ils
répondent aux messages aussitôt, même si on prend le petit
déjeuner ensemble [...] et ça j'ai remarqué que les jeunes
le font beaucoup, et de plus en plus même. Euh, je pense que c'est
générationnel [...] Après... euh... j'ai l'impression que
nous on maitrise quand même davantage le fil à la patte qu'on a
depuis qu'on a le téléphone portable que eux, la coupure se fait
de moins en moins quoi [...] j'ai même vu à la pause à
deux, l'élève et moi euh, et donc là moi avec mon
café et l'élève qui n'a fait que pianoter sur son
portable. Alors je ne sais pas après, je ne sais pas si c'est une
question de correction ou d'éducation, ou de conflit de
génération parce que pour moi c'est une pratique qui me choque
mais quand on est à table, ben voilà on ne tape pas un SMS
à table quoi. »
Cet aide-soignant âgé seulement de 31 ans ressent
déjà une nette différence culturelle avec la
génération montante. Il est vrai que pour des professionnels de
santé, dont les valeurs humanistes sont généralement
centrées sur la relation à l'autre, il n'est pas étonnant
de constater que cette perturbation « de l'être ensemble »
heurte sa sensibilité. Cela le pousse même à s'interroger
sur l'origine du trouble que cela lui procure : manque de correction ?
D'éducation ? Conflit de génération ? Nous sentons chez
lui un questionnement important qui s'amplifie lorsqu'il nous décrit un
cas singulier de pause à deux où l'élève ne fait
que pianoter sur son portable pendant qu'ils boivent le café :
« Dans ce cas particulier y'a pas d'échange du
tout, là c'est clair y'a pas d'échange puisque déjà
on ne voudrait pas déranger (ton ironique) parce que la personne est en
train de taper son message et puis euh, ben, ça brise tout
échange, la personne n'est pas réceptive.
L'émetteur/récepteur, la fameuse euh, le schéma de
communication, la personne n'est pas réceptive là donc
voilà. Entre collègues euh ça
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va, mais c'est marrant mais c'est quand même
vachement les étudiants quand même qui font ça.
»
Cette situation est aussi décrite par Carine, pourtant
de la génération Y, qui relate un cas similaire entre une
infirmière de 50 ans et sa collègue de 25 ans :
« J'ai même vue une collègue euh envoyer
balader une autre collègue à table parce que justement elle
écrivait un message et ça énervait justement ma
collègue qui disait ça se fait pas euh f...] voilà, je
crois que c'était plus un problème de génération en
fait (rires).»
Ces témoignages viennent mettre à mal la
théorie de Serge Tisseron166 qui expliquait qu' : « Avec
le portable, au contraire, il devient plus facile de se mettre à
l'écart sans encourir aucune réprobation sociale : celui qui
s'écarte du groupe n'est pas suspecté de mépriser sa
société, quand tout le monde comprend qu'il se consacre à
des relations lointaines et certainement très importantes pour lui. Le
téléphone portable modifie donc la représentation de
l'existence de chacun dans un groupe, en lui permettant d'affirmer son droit
à être physiquement présent et psychiquement absent. »
Mais accrédite plutôt la thèse de Francis
Jauréguiberry167 : « pour qui le fait de
téléphoner en présence de l'autre laisse entendre que ceux
qui l'entourent sont moins importants que ceux qu'il peut contacter «
ailleurs ». Il considère là que : « le
branché168, par sa prise de distance ostentatoire,
déchire le fragile tissu de sociabilité qui unissait physiquement
les présents malgré leur silence et qui habillait leur sentiment
d'exister ensemble dans leurs différences. C'est toute une forme de
civilité qui menace alors de tomber en lambeaux. »
Les normes culturelles d'usage du téléphone
mobile des jeunes professionnels paraissent revêtir une forme
d'incivilité pour leurs ainés. Elles viennent heurter leur vision
de la relation d'équipe. Mais en ce qui concerne les stagiaires, ces
comportements ne sont-ils pas également une forme de mise en retrait
liée à leur sentiment d'intégration à
l'équipe ? En effet nous pouvons nous interroger sur l'aspect rassurant
procuré par leur téléphone pour échanger avec leurs
amis durant les temps morts de leur activité plutôt que de
s'investir dans une relation avec une équipe dans laquelle ils ne font
que transiter pour la durée d'un stage. Il serait intéressant
de
166 Tisseron S. , L'intimité surexposée,
Paris : Ramsay, 2001, P 59-60.
167 In: Réseaux, « Lieux publics,
téléphone mobile et civilité » 1998, volume 16
n°90, pp. 71-84.
168 Ibid. p 75.
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connaitre la nature de ces messages. Peut-être
échangent-ils des impressions, des ressentis sur l'expérience
qu'ils vivent sur le terrain avec des camarades de promotions qui sont eux
même sur un autre lieu de stage ? Peut-être s'organisent-ils pour
se retrouver pour le déjeuner ? Notre expérience d'ancien
étudiant infirmier nous rappelle que nous aurions nous-mêmes pu
nous coordonner avec nos collègues de formation pour échanger nos
impressions, de pouvoir prendre des nouvelles au décours d'une rencontre
dans un couloir sur le déroulement du stage, de confronter nos
expériences. Après tout, si à l'époque la
technologie avait existé, il est probable que nous en aurions usé
également si aucune limite n'avait été posée.
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