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Les soignants et leur téléphone portable à  l'hôpital

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par Frédéric GRIPON
Université de Caen Basse- Normandie - Master 1 des sciences de l'éducation option éducation, mutations, formation 2012
  

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2.8 - Une évolution générationnelle marquée

Les professionnels semblent montrer que la nouvelle génération qui est entrée sur le marché du travail ou qui est en cours de formation fait un usage intensif du téléphone mobile à l'hôpital. Nous avons déjà pu le constater par les usages de Chloé et de Carine qui appartiennent à la génération Y et pour qui le téléphone portable est totalement intégré à leur mode de vie tant privé que professionnel. Ces jeunes qui ont connu pour la plupart le téléphone depuis toujours dans leur environnement ne semblent pas voir de limite à leur usage, y compris dans le cadre de leur formation ou de leur travail. A ce titre le témoignage de Flore est particulièrement symptomatique :

« Ce qui me surprend aussi, c'est les stagiaires ! Alors les stagiaires, ce n'est carrément pas... (Silence) Limite dans le couloir quoi ! C'est "open" [...] Les stagiaires des écoles d'infirmières hein ! Là j'ai une "tripotée" de stagiaires, d'élèves euh... récemment là, du coup on voyait qu'eux, ils étaient 9 là pendant une même période de stage... Et puis nous on a quand même un petit service hein y'a deux unités, euh, ben ils sont tous avec leurs portables f..]. Moi je trouve qu'ils sont quand même pas mal dans leur truc, bon après ce n'est pas tous hein, mais euh, une majorité ouais »

Elle relate ensuite un dialogue assez surréaliste avec une élève dont elle souhaitait qu'elle arrête d'utiliser son téléphone pendant le stage, sans réussir à obtenir gain de cause. Elle s'en est alors émue auprès du professeur qui s'est rendu dans le service mais celui-ci lui aurait fait pour seule réponse :

« Ah ben vous savez-maintenant, ils sont comme ça hein. »

Cette situation semble illustrer un fait social inéluctable que rien ne peut désormais freiner ni modifier. Les acteurs s'émeuvent d'une évolution qui leur échappe alors même qu'ils sont partis prenantes et décisionnaires. Ces élèves sont en apprentissage d'une fonction sociale professionnelle et leur habitus culturel dans l'usage du portable semble échapper à toute discipline, même de la part de leurs apprenants. Est-ce une démission de la part de ceux qui sont censés les accompagner dans la réalisation de leur projet professionnel ? Certes nous avons compris le rôle d'objet transitionnel incarné par le téléphone portable et son rôle identitaire très prononcé pour les adolescents, mais ce phénomène de connexion permanente de la jeunesse, serait-il en passe de s'imposer

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en tous lieux sans pouvoir être régulé par une quelconque autorité ? Car cette observation n'est pas dénoncée uniquement par cette cadre de santé. Les soignants eux aussi s'interrogent sur cette relation à l'objet dans la sphère publique. Ainsi Laurent nous explique :

« Mais par contre il y a une différence intéressante par rapport au... Euh dans les gens de ma génération ou un petit peu plus vieux, si ils ont un message ou quelque chose sur leur téléphone, ils vont pas répondre aussitôt ou alors ils vont faire attention à ce que fait l'autre alors que les jeunes, euh, les élèves qu'on a ben arrivé en salle de pause, ils consultent leur téléphone et ils répondent aux messages aussitôt, même si on prend le petit déjeuner ensemble [...] et ça j'ai remarqué que les jeunes le font beaucoup, et de plus en plus même. Euh, je pense que c'est générationnel [...] Après... euh... j'ai l'impression que nous on maitrise quand même davantage le fil à la patte qu'on a depuis qu'on a le téléphone portable que eux, la coupure se fait de moins en moins quoi [...] j'ai même vu à la pause à deux, l'élève et moi euh, et donc là moi avec mon café et l'élève qui n'a fait que pianoter sur son portable. Alors je ne sais pas après, je ne sais pas si c'est une question de correction ou d'éducation, ou de conflit de génération parce que pour moi c'est une pratique qui me choque mais quand on est à table, ben voilà on ne tape pas un SMS à table quoi. »

Cet aide-soignant âgé seulement de 31 ans ressent déjà une nette différence culturelle avec la génération montante. Il est vrai que pour des professionnels de santé, dont les valeurs humanistes sont généralement centrées sur la relation à l'autre, il n'est pas étonnant de constater que cette perturbation « de l'être ensemble » heurte sa sensibilité. Cela le pousse même à s'interroger sur l'origine du trouble que cela lui procure : manque de correction ? D'éducation ? Conflit de génération ? Nous sentons chez lui un questionnement important qui s'amplifie lorsqu'il nous décrit un cas singulier de pause à deux où l'élève ne fait que pianoter sur son portable pendant qu'ils boivent le café :

« Dans ce cas particulier y'a pas d'échange du tout, là c'est clair y'a pas d'échange puisque déjà on ne voudrait pas déranger (ton ironique) parce que la personne est en train de taper son message et puis euh, ben, ça brise tout échange, la personne n'est pas réceptive. L'émetteur/récepteur, la fameuse euh, le schéma de communication, la personne n'est pas réceptive là donc voilà. Entre collègues euh ça

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va, mais c'est marrant mais c'est quand même vachement les étudiants quand même qui font ça. »

Cette situation est aussi décrite par Carine, pourtant de la génération Y, qui relate un cas similaire entre une infirmière de 50 ans et sa collègue de 25 ans :

« J'ai même vue une collègue euh envoyer balader une autre collègue à table parce que justement elle écrivait un message et ça énervait justement ma collègue qui disait ça se fait pas euh f...] voilà, je crois que c'était plus un problème de génération en fait (rires).»

Ces témoignages viennent mettre à mal la théorie de Serge Tisseron166 qui expliquait qu' : « Avec le portable, au contraire, il devient plus facile de se mettre à l'écart sans encourir aucune réprobation sociale : celui qui s'écarte du groupe n'est pas suspecté de mépriser sa société, quand tout le monde comprend qu'il se consacre à des relations lointaines et certainement très importantes pour lui. Le téléphone portable modifie donc la représentation de l'existence de chacun dans un groupe, en lui permettant d'affirmer son droit à être physiquement présent et psychiquement absent. » Mais accrédite plutôt la thèse de Francis Jauréguiberry167 : « pour qui le fait de téléphoner en présence de l'autre laisse entendre que ceux qui l'entourent sont moins importants que ceux qu'il peut contacter « ailleurs ». Il considère là que : « le branché168, par sa prise de distance ostentatoire, déchire le fragile tissu de sociabilité qui unissait physiquement les présents malgré leur silence et qui habillait leur sentiment d'exister ensemble dans leurs différences. C'est toute une forme de civilité qui menace alors de tomber en lambeaux. »

Les normes culturelles d'usage du téléphone mobile des jeunes professionnels paraissent revêtir une forme d'incivilité pour leurs ainés. Elles viennent heurter leur vision de la relation d'équipe. Mais en ce qui concerne les stagiaires, ces comportements ne sont-ils pas également une forme de mise en retrait liée à leur sentiment d'intégration à l'équipe ? En effet nous pouvons nous interroger sur l'aspect rassurant procuré par leur téléphone pour échanger avec leurs amis durant les temps morts de leur activité plutôt que de s'investir dans une relation avec une équipe dans laquelle ils ne font que transiter pour la durée d'un stage. Il serait intéressant de

166 Tisseron S. , L'intimité surexposée, Paris : Ramsay, 2001, P 59-60.

167 In: Réseaux, « Lieux publics, téléphone mobile et civilité » 1998, volume 16 n°90, pp. 71-84.

168 Ibid. p 75.

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connaitre la nature de ces messages. Peut-être échangent-ils des impressions, des ressentis sur l'expérience qu'ils vivent sur le terrain avec des camarades de promotions qui sont eux même sur un autre lieu de stage ? Peut-être s'organisent-ils pour se retrouver pour le déjeuner ? Notre expérience d'ancien étudiant infirmier nous rappelle que nous aurions nous-mêmes pu nous coordonner avec nos collègues de formation pour échanger nos impressions, de pouvoir prendre des nouvelles au décours d'une rencontre dans un couloir sur le déroulement du stage, de confronter nos expériences. Après tout, si à l'époque la technologie avait existé, il est probable que nous en aurions usé également si aucune limite n'avait été posée.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon