2.6 - Une problématique pour les cadres
Ainsi, Marie se trouve confrontée à un usage
qu'elle juge « abusif » de la part d'une infirmière
anesthésiste de son service et se dit agacée par cette pratique
:
« Ben moi j'ai une IADE163 qui m'agace
prodigieusement parce qu'elle l'a constamment sur elle donc non seulement elle
s'en sert pendant les anesthésies [...] »
Le terme d'agacement est ici probablement amplifié par
les sollicitations qu'elle subit de l'équipe médicale pour
résoudre ce comportement :
« C'est parce que je l'ai vue et qu'en plus les
médecins anesthésistes me l'ont dit "ouais, elle est tout le
temps avec son portable." »
Parallèlement elle reconnait ne pas savoir quel usage
font les autres personnels de leur téléphone portable, mais dans
ce cas précis, alertée par les médecins, elle focalise
toute son attention sur cet agent :
162 Bourret P. , Les cadres de santé à
l'hôpital, un travail de lien invisible, Paris : Séli Arslam,
2006, pp.216-217.
163 Infirmière Anesthésiste Diplômée
d'Etat.
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« Par contre c'est vrai que dans le bloc, il y en a
d'autres qui ont des portables effectivement perso mais qu'en ont pas
apparemment un usage apparemment abusif, maintenant je saurais pas dire
vraiment parce que je suis pas derrière tout le monde moi non plus.
»
Cette notion de méconnaissance de la
réalité de l'usage par les soignants dont les cadres ont la
responsabilité semble identique pour Flore :
« Je pose des limites pour ne pas qu'il y ait de
débordement, mais je ne vais pas aller non plus heu... (Silence) [...]
mais je ne sais pas comment c'est respecté hein, je ne sais ce qu'il se
passe quand je suis partie le soir ou la nuit euh, j'en sais rien, mais
personne ne le sait hein. »
Il semble que l'absence de règle formelle occasionne
des prises de position des cadres de santé au coup par coup, en fonction
des problèmes aigus que les usages observés ou
dénoncés apparaissent, comme nous l'exprime Flore :
« Moi au sein de l'équipe j'ai des gens qui
ont leur téléphone, mais je leur demande de l'utiliser sur leur
temps de pause [...] Bon y'en a une je sais que dès que je m'en vais
elle va passer un petit coup de fil à la maison, euh, c'est une
mère de famille , ses enfants rentrent à pied, euh bon, je sais
très bien qu'elle va dans la petite pièce du fond se planquer
euh, 3 minutes pour passer son coup de fil, après je ne vais pas non
plus euh... Ce n'est pas mon rôle euh, je ne suis pas là pour
euh... Je leur demande d'être vigilant, de pas utiliser ça dans
les couloirs, après euh...je comprends quand elle est
d'après-midi, ses enfants rentrent de l'école tout seuls, bon, je
ne vais pas faire ma vieille "rabajoise" [...] Moi je suis intervenue,
c'était principalement euh, ben la fameuse maman qui passe son petit
coup de fil euh, bon voilà, je pose des limites pour ne pas qu'il y ait
de débordement.»
Eviter les débordements parait effectivement la
problématique première pour cette cadre. Mais l'absence de
volonté institutionnelle de faire respecter la circulaire de 1995 et la
description des pratiques qui est faite par Flore sur la véritable
déferlante du mobile dans l'hôpital ne l'aide pas à
affirmer son positionnement :
« Aujourd'hui, c'est infernal hein... (L'air
désabusée) euh, entre les ambulanciers qui ont leur casque ou
leur téléphone greffé, euh, qui sont dans le couloir, euh,
les médecins pareil, le personnel qui commence aussi à avoir euh
... Tiens, ce midi
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je pensais à vous parce que je descendais m'acheter
un sandwich vite fait dans le hall pour déjeuner et il y avait deux
stagiaires, élèves planquées derrière euh... en
train de téléphoner, en tenue dans le hall. Alors super l'image
euh... pft ! je pense qu'on peut quand même euh...euh, être sur son
lieu de travail et ne pas être en permanence relié avec
l'extérieur, enfin... (Semble agacée, un peu
dépitée)... (Long silence, je ne relance pas
volontairement...) C'est mon avis... Surtout qu'on est quand même
tous joignables euh relativement facilement quoi.»
Le statut des cadres, avec leur DECT les rend plus facilement
joignables comme nous l'indiquions en préambule tandis que les agents
dont ils ont la responsabilité doivent se contenter d'utiliser le
téléphone de service en transitant par le standard. Mais
là n'est pas seulement la source d'iniquité que pourrait voir les
personnels soignants, dans une interdiction formelle par le cadre de
santé. Des médecins, des intervenants extérieurs, des
visiteurs et même des stagiaires utilisent leurs téléphones
en tous lieux. Dès lors, cibler l'interdiction sur une catégorie
spécifique de personnel sans règle institutionnelle claire parait
illusoire et peut constituer une prise de risque managériale pour le
cadre qui prendrait une décision ferme de manière isolée.
Cette situation rejoint l'analyse faite par Paule Bourret, concernant le cadre
et la règle dans son chapitre 6. Au travers de l'exemple du port des
bijoux par les soignants, elle y explique que le cadre peut se trouver «
pris dans un dilemme : déstabiliser le collectif des soignants au risque
de ne pas y arriver et de provoquer une coalition contre lui, ou laisser
faire164. » Elle y convoque également une étude
psycho dynamique du travail réalisée auprès des cadres de
l'AP-HP (1998) qui décrit « le débat entre les tenants d'une
position légaliste et les défenseurs d'une approche
pragmatique165. » Il en résulte donc des prises de
position sous forme de conseils, d'injonctions orales suivies ou non d'effets.
Par exemple, Marie a profité de l'entretien annuel de l'agent pour
évoquer l'usage qu'elle considère abusif de son Smartphone :
« On en est resté là sur le fait que la
lecture ou le portable c'était pareil pour elle, mais pas pour moi et
qu'il faudrait éviter de s'en servir en salle. J'attends de voir si
ça va changer avec l'entretien qu'on a eu. [...] C'est vrai que j'ai
fait ça progressivement comme toujours, mamie prudence, mais le
médecin anesthésiste chef de service m'a donné un article
sur les téléphones portables au bloc opératoire qu'il
a
164 Op. Cit. Bourret P. , 2006. pp.194-236.
165 Ibidem.
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eu sur internet et je l'ai placardé en salle de
réveil au tableau d'affichage en pensant très fort à cette
JADE qui m'agace, qui elle ne l'a pas lu évidemment [...] »
L'absence de règle formelle conduit les cadres à
argumenter de façon pédagogique, en faisant appel à la
raison des utilisateurs et en stimulant leur réflexivité sur
leurs pratiques.
Nous évoquions la notion d'exemplarité dans le
chapitre concernant la perturbation de la concentration. Ce problème de
l'exemplarité se trouve à tous les niveaux pour les deux cadres
interrogés. En effet leurs supérieures hiérarchiques
utilisent également leurs téléphones portables personnels
pendant le travail. Marie nous livre ainsi :
« Ma cadre supérieure par exemple, elle l'a
dans sa poche ... Et il sonne ! (rires) Elle tapote plus dessus qu'elle ne
reçoit d'appel, mais bon, je ne suis pas allée vérifier
hein (rires) [...] Je ne sais pas si elle fait des SMS, des emails ou quoi,
mais bon elle pianote pas mal oui. Enfin bon, maintenant ils ont tous leur
agenda dessus alors si vous voulez, ils ont tous une bonne raison de le
regarder comme ça. »
Cette pratique de l'encadrement supérieur est
confirmée par Flore :
« Bah dans nos réunions il y en a 2 et oui,
tous ils en ont tous les deux un. Enfin une en continue et l'autre souvent quoi
il sort de la poche oui [...] Quand c'est eux qui animent ils ne
répondent pas, mais quand ce n'est pas eux qui animent, ils
répondent et là ça peut être des réponses
comme ça dans la réunion du style "oui , · non
, · non , · oui" euh.»
Alors même que les cadres tentent de réguler
l'usage du téléphone personnel des soignants dans les services,
maintenir un discours cohérent auprès des collaborateurs dans ce
contexte devient particulièrement difficile. Certaines catégories
professionnelles comme les médecins, les ambulanciers et même les
stagiaires s'affranchissent de la circulaire de 1995 et à cela s'ajoute
une utilisation du portable personnel par la hiérarchie
paramédicale supérieure. Nous pouvons dès lors
aisément mesurer le jonglage difficile que cela peut entrainer dans le
management des équipes avec une telle
hétérogénéité de pratique.
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