2.5 - le portable met en question la qualité et la
sécurité des soins
Dans nos recherches théoriques et l'enquête
exploratoire sur l'usage du portable à l'hôpital, nous avons pu
identifier une inquiétude des professionnels sur la qualité et la
sécurité des soins. Les entretiens menés pour notre
recherche font apparaitre également cette préoccupation tant chez
les cadres que chez les soignants.
2.5.1 - Une atteinte à la concentration sur le
travail
Les cadres identifient l'usage du portable comme pouvant
être une atteinte à la concentration pendant le travail. Ainsi
Marie nous indique :
159 Op. Cit. in Martin C. , 2007, pp. 20-21
86
« Je pense que c'est source de
déconcentration, elle est dans son truc et bon moi je veux bien que ce
soit une fille comme dirait l'autre mais là, qu'elle peut faire
plusieurs choses à la fois... Mais quand même je ne pense pas que
tu as la même concentration quand tu es dans ton téléphone
que quand tu n'y es pas. Même quand tu lis quelque chose, c'est
différent... Une lecture en salle (d'opération) ça
t'occupe moins que... euh de pianoter sur ton truc. [...] Je lui en ai
parlé, c'est là qu'elle m'a dit que non. Elle me dit que "non,
ça joue pas sur la concentration". »
Mais cette altération de la concentration vaut à
ses yeux également pour les DECT des chirurgiens auprès desquels
elle essaie également de faire limiter l'usage du
téléphone pendant qu'ils opèrent :
« Y'a un chirurgien aussi qui a un portable DECT et
même quand il opère, il faut que les panseuses répondent.
Alors elles ont refusé alors maintenant il me l'amène sur mon
bureau. [...] Quand je vois les filles m'amener le téléphone du
chirurgien dans mon bureau, je me dis qu'au moins c'est une bonne chose, comme
ça il n'a pas le stress en salle quand il répond et que ça
ne le déconcentrera pas. Si son téléphone sonne en salle
il est forcément déconcentré, je suis désolé
mais euh... il n'est pas... heu... hein. »
Une prise de conscience apparait donc sur le terrain et nous
faisons le lien avec les articles développés dans notre chapitre
sur « la nécessaire concentration sur la tâche » de la
troisième partie de notre étude. La réflexion
portée par cette cadre se justifie par sa responsabilité quant
à la qualité et la sécurité des soins qui sont
offerts à la personne soignée.
Cette altération de la concentration est relevée
par les soignants eux-mêmes dans les autres témoignages. Y compris
l'infirmière anesthésiste Chloé qui utilise son Smartphone
en salle d'opération :
« Ben après moi, j'ai pas l'impression qu'il y
ait d'influence négative parce que je touche du bois mais j'ai jamais vu
qu'il y avait de préjudice pour moi ou vis-à-vis de la
sécurité du patient, du suivi de l'intervention ou de quoi que ce
soit, donc je pense pas, mais je pense que effectivement il peut y avoir des
dérives et puis ça peut poser des problèmes au niveau
sécurité parce que t'es quand même heu... quand t'es
dedans, t'es dedans quoi tu vois. [...] voilà quoi, ça
peut quand même te sortir de ta concentration
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parce que tu rentres sur autre chose, je parle de quand tu
regardes des trucs perso, là c'était le cas, ce n'était
pas pour le boulot. Voilà quoi. »
Voilà pour le moins une analyse contradictoire
puisqu'elle semble constater que cela peut la déconcentrer, mais elle
poursuit malgré tout cet usage puisque pour l'instant, ça n'a pas
porté « préjudice ». Faut-il attendre que cela
arrive pour que la pratique se trouve modifiée ? En tous cas, la
position de la cadre de santé de bloc opératoire peut être
considérée comme confortée par ce témoignage et
alimente la réflexion engagée par l'article de la revue «
perfusion160 » sur l'utilisation des téléphone
mobiles pendant les procédures de circulation extracorporelle
décrites dans notre cadre théorique.
Les autres soignants identifient également ce risque,
ainsi Laurent reconnait que :
« Enfin... euh, si peut-être heu,
peut-être une disponibilité euh... comment dire, une
disponibilité mentale moins, moins euh... moins, moins importante parce
que on est quand même intellectuellement attiré par le pourquoi de
cet appel en fait. Euh, comme en voiture quoi. »
Cette observation est corroborée par Samia,
l'infirmière de salle de réveil qui considère que :
« On est quand même pas concentré pareil
sur ce qu'on fait quoi. »
Le fait d'être attiré par les vibrations du
téléphone semble enclencher un état de veille psychique
qui va réduire alors la concentration du soignant jusqu'à ce
qu'il ait pu vérifier l'origine et la nature du message. Cette forme de
stress ne risque-t-elle pas de le pousser à terminer plus rapidement son
soin afin de se rassurer rapidement en prenant connaissance des informations
reçues sur son téléphone ? Le risque nous parait
élevé et rejoint l'analyse faite sur le rôle d'objet
transitionnel et de réassurance déjà
développé dans le chapitre éponyme ci-dessus.
Flore se plaint également de la déconcentration
occasionnée par la présence des téléphones
portables personnels, qu'il s'agisse de celui des médecins durant la
visite ou de celui de son encadrement supérieur lors des réunions
qui sont déjà « parasitées » par les sonneries
des DECT.
160 « 2010 Survey on cell phone use while performing
cardiopulmonary bypass », Perfusion, vol. 26 n°5 381-382,
September 2011.
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« C'est devenu un peu euh, la grande mode, y'a deux
politiques là. On commence à avoir des cadres qui ont leur
téléphone portable perso qui sonne comme ça, même en
réunion à longueur de temps et puis à côté de
ça, il y a des cadres qui n'ont jamais leur téléphone qui
sonne, qui n'ont jamais leur téléphone sur eux et qui gardent
simplement leur téléphone professionnel, leur outil de travail
quoi. Mais c'est récent ça hein. »
Le caractère récent du phénomène
laisse à penser qu'il s'accélère avec la diffusion massive
des Smartphones et toutes leurs fonctionnalités. Les dernières
études sur le portable au travail rendent compte de ce
phénomène avec 84% des français qui considèrent le
téléphone mobile dans le monde du travail comme une bonne
chose.161
Pour Flore, il semble que la vision de l'entrée du
portable au travail soit en opposition avec le plébiscite
révélé par cette statistique. Elle poursuit en expliquant
sur un ton tout à la fois agacé et désabusé que
l'organisation du travail peut également être perturbée par
ces immiscions de la vie privée :
« mais moi ça "m'agace" d'être en
réunion, on a déjà ceux-là (elle me montre son
DECT) qui sonnent en permanence parce qu'on est appelé par untel qui
cherche des lits enfin bon, faut voir sur une réunion d'1H30 on a
déjà au moins 10 coups de fils qui sonnent (ton très
exclamatif) aller 10, 15, 20 coups de fils, alors si en plus faut tous qu'on
ait notre portable perso enfin euh, bon alors quand on a juste une ou deux
personnes, ça rajoute du parasite, mais on pourrait se dire après
tout, pourquoi tout le monde fait pas ça ? Et là ça
devient de la folie quoi ! Moi je vois bien, le médecin avec qui je
travaille elle a tout le temps son portable perso sur elle, sans rire, sur une
journée de travail, enfin après ça la regarde hein, mais
euh en plus c'est épuisant, ça n'arrête pas toc ça
sonne, toc, c'est ça [...], il faudrait que je chronomètre mais
bon l'autre fois elle me disait « j'ai le temps de rien, j'ai le temps de
rien, euh... » Ça fait partie des choses qui parasitent sur euh,
sur notre organisation quoi. »
Là encore, l'organisation des soins relève de la
fonction du cadre de santé et nous comprenons bien que cette
perturbation permanente du déroulement de la visite du service par des
appels privés rend sa mission difficile. D'une part pour le
déroulement de ce temps fort de l'activité du service qui impacte
le travail du reste de l'équipe si des
161 TNS-SOFRES - AFOM, Observatoire sociétal du
téléphone mobile, 6e édition, octobre 2010, p. 16.
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retards sont accumulés et d'autre part sur
l'exemplarité que cette attitude peut avoir sur l'équipe.
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