2.3.2 - Smartphone et téléphone portable,
des usages distincts
A l'instar de ce que nous avons pu développer dans
notre cadre conceptuel, les utilisateurs de Smartphone témoignent
très bien d'une différence d'usage du portable par les mobinautes
vis-à-vis de leurs collègues équipés de
téléphones basiques. Par exemple Samia explique :
« J'ai des collègues qui l'utilisent juste pour
téléphoner, donc vraiment très peu. » - «
Et eux, ils ont quel type d'appareil ? »
« Des téléphones très simples,
heu... Des téléphones quoi ! (rires) Et puis il y a ceux qui ont
un Smartphone genre BlackBerry , Iphone, Samsung ou autre et là
effectivement tout le monde échange et regarde les mêmes choses.
Euh, les réseaux sociaux, youtube heu. »
Chloé donne la même explication au fait que
d'autres soignants n'ont pas la même utilisation qu'elle de leur appareil
mobile :
« Dans l'équipe personne n'a d'IPhone, enfin
si il y a X (un autre JADE) qui l'utilise comme moi et lui il est
à fond applications, il a plein de truc aussi lui [...] Je pense surtout
que c'est parce qu'ils n'ont pas de Smartphone, c'est juste un
téléphone. »
Il nous semble donc que la fréquence d'utilisation et
de manipulation soit avant tout en lien avec les capacités offertes par
l'appareil. L'intégration de ses fonctionnalités par l'usager en
font bien plus qu'un téléphone dont la fonction voix n'est plus
qu'une infime partie de l'usage. Le terme « d'ordiphone »
développé dans notre cadre conceptuel prend alors tout son sens :
bien plus qu'un téléphone, c'est un véritable outil
multimédia qui est entré à l'hôpital et modifie
considérablement l'espace-temps au travail. C'est encore Chloé
qui exprime le plus clairement cette révolution quand nous lui demandons
quel avantage elle trouve à avoir son téléphone mobile au
travail, elle nous répond :
81
« Ce sont les applications, la possibilité
d'être ouverte sur le monde alors que t'es dans ta salle avec ton
patient, vous voyez quoi, pour moi c'est ça l'avantage surtout.
».
Etre connecté, partout, tout le temps avec le monde est
une évolution technologique et sociétale devenue toute naturelle
pour ces utilisateurs. Le lieu de travail semble n'être devenu qu'un
espace comme un autre pour exploiter cette capacité à s'extraire
d'une présence physique vers un ailleurs ludique, utile ou social durant
les "temps faibles" de l'activité de soin.
Le téléphone portable dans ces usages fait
écho à l'analyse de F. Jauréguiberry sur la densification
du temps et l'optimisation des temps morts de la vie. En 1996 L'auteur
écrivait ainsi : « Le temps physique "doublé" est en
général vacant, interstitiel ou "mal utilisé" selon une
logique rentabiliste. Il s'agit par exemple du temps contraint des trajets
physiques durant lesquels "on est bloqué à ne rien faire", de
celui des attentes dues à une affluence, à un retard ou à
un contrordre, mais aussi de celui qui s'avère non conforme, en
utilité ou en intensité, à ce que l'on avait
projeté. Le téléphone portatif permet de s'extraire de ces
temps contraints, « presque morts ». Ou, plus exactement, il offre la
possibilité de leur superposer un second temps médiatique, plus
utile et donc rentable, sans pour autant "assassiner" totalement (pour rester
dans la métaphore) les premiers [...] Il ne s'agit donc plus simplement
de remplacer une occupation par une autre ou d'accélérer leur
succession, mais de les superposer simultanément155. »
Ainsi durant le travail, temps contraint par excellence, les soignants peuvent
remplir les "vides" d'activité par l'intermédiaire de leurs
Smartphone en lien avec leur vie privée, comme le raconte Chloé
:
« Des fois comme hier par exemple je pars à
Malte samedi matin, je regardais mon trajet pour aller jusqu'à
l'aéroport enfin, de St Lazare à Orly quoi, bon voilà je
regardais mon truc, tu regardes ton scope, hop tout va bien, tu te
lèves, tu fais le tour du champ [...] »
Tout en surveillant l'anesthésie d'un patient, cette
infirmière anesthésiste profite d'un temps « calme » de
son activité pour repérer sur son ordiphone le trajet routier de
son prochain week-end. Nous verrons plus loin les répercussions
identifiées sur la sécurité
155 Jauréguiberry F. , « Les téléphones
portables, outils du dédoublement et de la densification du temps : un
diagnostic confirmé », tic&société, Vol. 1,
n°1, 2007, pp. 82-83.
82
des soins, mais dans ce chapitre nous souhaitions que cette
illustration par le propos nous éclaire sur ces superpositions des temps
physiques et la densification des moments de la vie que permettent les
Smartphone durant l'activité de travail.
|