B. Gacaca : outil qui divise au lieu d'unir
De plus, la réconciliation entre les Hutus et les
Tutsis n'est pas vraiment très perceptible. La plupart des Hutus
perçoivent les Gacaca comme un instrument d'injustice et
d'oppression. Pour certains rwandais, la façon de fonctionner des
mécanismes judiciaires traditionnels est très critique pour leur
légitimité ainsi que leur crédibilité. En effet, si
les citoyens-juges exercent un large pouvoir discrétionnaire à la
manière d'un procureur international en opérant une distinction
nette entre le groupe des victimes et le groupe d'auteurs alors que les
suspects criminels et les victimes se comptent de part et d'autre, cela risque
de perpétuer le conflit et la violence tandis que les procédures
ont pour but d'y mettre fin. Au Rwanda, les juridictions jugent uniquement les
suspects `génocidaires'. Ceux-ci s'identifient clairement aux membres du
groupe ethnique hutu tandis que les victimes
234 Responsable de quartier dont le pouvoir se limite à 10
familles.
235 Agence d'Information Grands Lacs Lamuka, Règlement
de compte judiciaire au Rwanda, Droits de l'Homme au Rwanda, Kigali,
AGIIL, 2007.
236 Pour Lars Waldorf «such a policy could exacerbate
ethnic tensions as it could be seen as a return to the colonial-era forced
labor system under which Hutu clients worked for Tutsi patrons», «
Mass Justice for Mass Atrocity : Rethinking Local Justice as Transitional
Justice » in Temp, 2006, 79: 1, p. 59.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
s'identifient au groupe ethnique tutsi. Cette justice
sélective porte alors un coup dur à la légitimité
du mécanisme puisqu'on observe un niveau élevé de
stigmatisation ethnique hutu relativement aux crimes commis en 1994 qui fait
songer à une sorte de « collective hutu guilt ».
Pour Pierre Célestin Bakunda dans « Les
mécanismes de résolution de conflits au Rwanda : le cas de
Gacaca », « le recours à Gacaca par les
autorités rwandaises semble un subterfuge afin de juger une population
initialement acquise à la cause du gouvernement
déchu237 ». Il poursuit en soulignant que «
cette dynamique doit humilier non seulement les présumés
génocidaires mais contribue aussi à perpétuer une haine
inter-ethnique. On passe de la phase d'emprisonnements sans dossier à
charge à celle de l'aveu où l'accusé reconnaissant ses
torts à la promesse de bénéficier d'une réduction
de la peine238 ».
Pour emprunter à Pierre Célestin Bakunda, la
population n'était pas préparée à l'introduction de
la Juridiction Gacaca comme solution ultime pour juger les hommes et
les femmes incarcérés sans trace de charge. Voici comment cela a
été vécu par un citoyen rwandais souligne Bakunda :
Depuis mai 2002 nous avons entendu les autorités
rwandaises sensibiliser la population au sujet des tribunaux Gacaca. A cette
époque, puisqu'on parlait de l'éligibilité des anciens
réfugiés de 1959 rapatriés comme juges Gacaca, il
était très difficile pour le citoyen de s'imaginer quel serait le
jugement ou le témoignage de la part d'une personne qui n'était
pas au Rwanda en 1994. Le moment est venu, et les élections des juges
Gacaca ont eu lieu. La première phase de ses élections consistait
à choisir au moins une trentaine de personnes intègres
élues par la population : ces 30 personnes intègres ou plus
devaient élire parmi elles celles qui travailleront au niveau communal
(district), au niveau du secteur et au niveau de la cellule. Pour
l'élection de ces personnes intègres, l'on croyait qu'il
s'agissait d'élire vraiment des personnes intègres ; ce qui veut
dire : une personne qui défend la vérité, qui refuse toute
malhonnêteté239.
A la lumière de l'analyse de Pierre Célestin
Bakunda, ce qui est ressorti de ces élections c'est que ce ne sont pas
vraiment les personnes intègres qui y ont été élues
comme cela avait été prévu. Ces élections ont
été à plusieurs endroits supervisées par les
conseillers et
237 Pierre Célestin Bakunda, op. cit., p.7.
238 Idem.
239 Ibid.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
les responsables des cellules. Bakunda souligne que continuant
son témoignage, le citoyen déclare qu':
Il était prévu que c'étaient les
citoyens qui fourniraient les candidats, mais nous avons vu le conseiller de
secteur donner des injonctions à quelqu'un en disant : `toi tu peux
passer devant, n'estu pas intègre' ? Selon leur arrangement, le
conseiller s'adressait à la population en soulignant : `Telle personne
est intègre et nous devons l'élire'. Il est compréhensible
que personne ne pouvait risquer de contredire le conseiller. (...) Pour chaque
candidat, la population était invitée à apprécier
et à émettre des critiques afin que le candidat puisse être
qualifié d'intègre ou non. Ici le constat est que ni
l'appréciation ni les critiques n'ont été tenues en
considération, parce que seul le candidat favori des autorités
locales était applaudi malgré les critiques de la population qui
étaient ignorées.
Par ailleurs, le gouvernement n'a pas fourni aux juges
Gacaca une formation et des conseils juridiques suffisants, en
dépit de la complexité des concepts pénaux auxquels ils
allaient être confrontés. Il ne les a pas non plus payés
pour leur travail. Avec des juges élus par leurs communautés
locales, il était éminemment prévisible qu'il serait
difficile, voire impossible, pour nombre d'entre eux d'empêcher leur
propre point de vue sur le génocide, leurs relations avec les membres de
la communauté et leurs propres intérêts économiques
d'interférer avec leur prise de décisions. Un cadre juridique
plus solide et plus robuste était nécessaire pour assurer
l'impartialité des juges et pour insister sur des jugements
motivés et basés sur des faits.
Selon les propos recueillis auprès d'un chauffeur de
taxi au Rwanda, « Gacaca est un outil qui divise au lieu d'unir les
Rwandais »240. De plus, au Rwanda, les tribunaux ont
garanti l'anonymat des témoins victimes. Malheureusement, certaines
d'entre elles, ont vu leur identité dévoilée et ont subies
des menaces de mort sur eux-mêmes et leur famille, les contraignant
parfois à la fuite. Cette mise en danger affecte la dimension
thérapeutique, car elle participe à déstabiliser le
témoin et le replonge dans sa souffrance passée.
Dans cette optique, il nous est difficile de conclure que les
Juridictions Gacaca ont bien atteint leurs objectifs ; qu'elles ont
été une vraie réussite en ce sens que la manière de
faire des juridictions présente un risque pour la paix, la
réconciliation et la stabilité de la
240 Entretien avec un chauffeur de taxi, Kigali, 25
février 2012.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
société241. Le système
Gacaca peut avoir placé les Rwandais sur la voie de la
réconciliation, au moins superficiellement, en leur permettant de vivre
ensemble dans une paix relative et de se saluer les uns les autres ou
d'échanger quelques mots, mais on constate que 18 ans
après le génocide il existe encore de la
méfiance au sein des communautés entre les deux principaux
groupes ethniques. Toutefois, les Gacaca ont joué un rôle
prépondérant qu'il faut reconnaitre dans la société
rwandaise. A juste titre, à l'occasion de la cérémonie de
clôture des juridictions Gacaca, le 18 juin 2012, le
Président Kagamé a reconnu la valeur, sur le long terme, du
processus, le rétablissement de l'unité et de la confiance parmi
les rwandais et la capacité du Rwanda à trouver ses propres
réponses à des questions apparemment insolubles. En comparaison
avec le TPIR, il a rappelé que le TPIR n'a jugé que 60
procès dont le coût a été exorbitant alors que les
Gacaca ont au total jugé près de deux millions de
personnes pour un taux de condamnation de 85%242.
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