CHAPITRE QUATRIEME : LA DEMARCHE JUDICIAIRE DANS LE
PROCESSUS DE JUSTICE TRANSITIONNELLE : UNE CONTRIBUTION INSUFISANTE A LA
DYNAMIQUE DE RETOUR A LA PAIX
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
SECTION I : LES OBSTACLES QUI ENTRAVENT LA BONNE
REALISATION DE LA JUSTICE TRANSITIONNELLE AU RWANDA
Paragraphe I : Les limites des Juridictions Gacaca
De façon globale, le système Gacaca a
souffert de multiples lacunes et échecs : des violations fondamentales
du droit à un procès équitable et des limitations de la
capacité des accusés à se défendre efficacement ;
des prises de décision pouvant être biaisées (souvent
causées par les liens des juges avec les parties dans une affaire ou par
des vues préconçues de ce qui s'est passé pendant le
génocide) conduisant à des allégations d'erreurs
judiciaires ; des affaires fondées sur ce qui s'est avéré
de fausses accusations, liées, dans certains cas, au désir du
gouvernement de faire taire les critiques (journalistes, militants des droits
humains et agents de l'État) ou à des différends entre
voisins et même entre membres de famille ; l'intimidation par les juges
ou les autorités de témoins à décharge ; les
tentatives de corruption visant certains juges pour obtenir le verdict
désiré ; ainsi que d'autres graves irrégularités de
procédure. L'une des graves lacunes du processus Gacaca a
été son incapacité à assurer une justice
égale pour toutes les victimes de crimes graves commis en 1994. Entre
avril et août 1994, des militaires du Front patriotique rwandais (FPR),
qui a mis fin au génocide en juillet 1994 et a formé ensuite le
gouvernement actuel, ont tué des dizaines de milliers de personnes. Ils
ont également commis d'autres meurtres plus tard dans l'année,
après que le FPR ait obtenu le contrôle total du pays. Les
tribunaux Gacaca n'ont pas poursuivi les crimes du FPR. Initialement,
en 2001, les tribunaux Gacaca avaient compétence sur les crimes
contre l'humanité et les crimes de guerre, en plus du génocide.
Mais l'année suivante, alors que les tribunaux Gacaca
commençaient leur travail, le président Paul Kagamé a
mis en garde contre la confusion entre les crimes commis par les militaires du
FPR et le génocide et a expliqué que les crimes du FPR
étaient simplement des incidents isolés de vengeance,
malgré les preuves du contraire. Des modifications apportées aux
lois Gacaca en 2004 ont retiré aux tribunaux leur
compétence sur les crimes de guerre et une campagne nationale du
gouvernement a suivi pour s'assurer que ces crimes ne soient pas abordés
dans les Gacaca231.
231 En effet, on peut souligner que la décision du
gouvernement de retirer les crimes commis par le FPR en 1994 de la
compétence des tribunaux Gacaca - ce qui signifiait que
certaines victimes n'obtiendraient jamais justice par le biais des tribunaux
communautaires ou ne seraient même pas reconnues en tant que victimes - a
également limité le potentiel du système Gacaca
de favoriser la réconciliation à long terme.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
Dix-huit ans après le génocide, les Rwandais qui
ont souffert ou ont perdu des membres de famille aux mains du FPR sont toujours
en attente de justice.
A. Gacaca et les éléments qui
compromettent le retour à la paix
Dans les Gacaca, on y note la non-participation
effective de la population qui prive les tribunaux de certains
témoignages substantiels de la part des gens qui étaient
physiquement présent aux lieux des crimes en 1994232. Le gros
des éléments de preuve provient des aveux des accusés. Or,
au regard des conditions dramatiques de détentions dans les prisons
rwandaises, la plupart des aveux ne sont pas sincères. Les
détenus recourent à la procédure de plaidoyer de
culpabilité dans le but d'obtenir une réduction substantielle de
leur peine. On procédait souvent au recours à la coercition pour
contraindre la population à participer aux audiences, alors que cela
devrait normalement être facile. Ainsi, selon les autorités
locales des associations des victimes à Munyaga, commune Rwamagana
(province de l'Est) :
Certains survivants du génocide qui allaient
témoigner devant un tribunal Gacaca avaient été soumis
à des actes d'intimidation, de harcèlement et de violence.
Fréderic Musarira, un rescapé du génocide, aurait
été assassiné en novembre à Rukemberi, dans la
commune de Ngoma (province de l'Est). Le meurtrier serait un homme qui avait
été libéré de prison peu de temps auparavant,
après avoir reconnu sa participation au génocide. Des survivants
du génocide auraient tué au moins huit personnes en
représailles. Tout au long de l'année, des Rwandais ont
tenté d'échapper à la justice Gacaca en se
réfugiant dans les pays voisins. Certains craignaient que ces tribunaux
ne révèlent au grand jour leur rôle dans le
génocide. D'autres redoutaient d'être victimes d'accusations
mensongères233.
Dans la même lancée, l'Agence d'information Grands
Lacs Lamuka souligne que
Le système Gacaca institué en 2002 semble
manquer d'impartialité. Les accusés ne sont pas
autorisés à se défendre que ce soit dans la
procédure
232 La campagne du gouvernement contre le « divisionnisme
» et l'« idéologie génocidaire » a eu un effet
paralysant sur la capacité et la volonté des Rwandais à
s'exprimer. Particulièrement préjudiciable dans le contexte du
système Gacaca, cet effet a parfois empêché les
membres des communautés locales de s'exprimer librement sur ce qu'ils
ont vu en 1994 et leur a fait craindre des répercussions
négatives s'ils témoignaient pour la défense de personnes
accusées de génocide. Les Rwandais se sont rendu compte que toute
déclaration faite dans le cadre des juridictions Gacaca pouvait
avoir des répercussions négatives pour eux, et de nombreuses
personnes en possession d'informations pertinentes ont choisi de garder le
silence. Bien que seulement une poignée d'individus qui ont
témoigné devant les juridictions Gacaca aient ensuite
été formellement inculpés d'« idéologie
génocidaire », de « divisionnisme » ou de minimisation du
génocide bien d'autres ont été accusés de parjure
ou de complicité dans le génocide à la suite de leur
témoignage - le plus souvent lorsqu'ils ont défendu des personnes
accusées.
233 Cité par Pierre Célestin Bakunda in
« Les mécanismes de résolution de conflits au Rwanda: le cas
de `Gacaca' », Leiden, 2007, p.4.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
d'investigations précédent le procès
ou au cours de celui-ci à proprement parler. La phase initiale de
collecte d'informations est apparemment contrôlée par les
autorités locales (nyumba kumi234) alors qu'au regard de la
loi la responsabilité revient directement aux juges Gacaca. Le manque de
qualification et de formation de ces juges, tout comme la pratique de
corruption constatée dans certaines communes alimentent une
méfiance généralisée à l'égard de ce
système235.
Par ailleurs, on peut aussi noter comme limite le fait que le
système n'a pas été en mesure par exemple de constituer un
fonds d'indemnisation des victimes. Un certain nombre de rescapés du
génocide se sont également plaints que les juridictions
Gacaca n'ont accordé aucune indemnisation financière aux
victimes qui avaient perdu des proches ou qui ont été
elles-mêmes blessées ou violées : seuls les victimes dont
les biens ont été pillés ou détruits ont
reçu des dédommagements. Dans la plupart des cas, les
décisions judiciaires ordonnent aux condamnés de restituer les
biens des victimes, mais dans plusieurs cas, cette restitution est
matériellement impossible. Dans ce genre de situations, le
mécanisme des travaux d'intérêt général est
perçu comme le seul moyen de compensation à défaut d'une
autre forme de réparation possible. Toutefois, ce moyen est
controversé surtout lorsqu'il aboutit à des travaux
exécutés pour le compte de victimes236.
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