SECTION II : LE TRIBUNAL PENAL INTERNATIONAL POUR LE
RWANDA ET LA VERITE JUDICIAIRE
L'urgence de la création du TPIR résultait au
premier chef du souci de combattre l'impunité au Rwanda et à ce
titre, d'utiliser l'instrument judiciaire au service de la
réconciliation afin de contribuer au rétablissement et au
maintien de la paix ainsi qu'à la réconciliation. De ce fait, le
gouvernement rwandais collabore avec le TPIR dans la période initiale
pour prouver la réalité du génocide face aux thèses
négationnistes et à ceux qui doutaient. Une fois cet objectif
rempli et lorsqu'il voit que certaines personnalités du régime
sont menacées d'inculpation pour les crimes qu'elles auraient commis, il
mène une politique d'obstruction active envers le TPIR. Cette politique
réussit : plus de dix ans après la création du TPIR,
celui-ci n'a pas émis un seul acte d'accusation pour les crimes commis
en représailles au génocide. Autrement dit, les criminels de
guerre et autres criminels contre l'humanité d'origine ethnique tutsie
restent impunis ; le TPIR n'a presque jamais poursuivi un Tutsi malgré
l'existence d'éléments des preuves qui auraient fondé ce
genre de poursuites188. Or, pour effectivement lutter contre
l'impunité au Rwanda, le Tribunal avait jugé nécessaire
d'ouvrir des poursuites contre le Front patriotique rwandais, pour les crimes
de guerre ou contre l'humanité commis lors de son avancée vers
Kigali en 1994 ; seulement, sous pression du gouvernement rwandais, la
diplomatie a ralentit l'action du TPIR pour des crimes du FPR. Cette situation
crée des ressentiments envers les victimes non reconnues ; elle
présente potentiellement un risque pour la paix, la
réconciliation et la stabilité de la société.
188 Rapport sur la situation des droits de l'homme au Rwanda
soumis par M. René Degni-Ségui, Rapporteur spécial de la
Commission des droits de l'homme, en application du paragraphe 20 de la
résolution S-3/1 du 25 mai 1994, Doc. NU E/CN.4/1996/68, 29 janvier 1996
: Tumba-De-Mukose, « Génocide rwandais : pourquoi Carla Del Ponte
été jetée du TPIR par l'ONU ? », Afrique Education,
Bimensuel International Indépendant, n°195-196 du 1er au
30 janvier 2006 ; voir en ligne : Bimensuel International Indépendant
http://www.afriqueeducation.com/archive/sommaire/article.php?=298&version=195-196
.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
Paragraphe I : Le Tribunal Pénal International pour
le Rwanda et les crimes du FPR
A. L'obligation d'établir la
vérité sur les crimes du FPR
Le 13 décembre 2000 la procureur du TPIR, Carla del
Ponte, avait annoncé publiquement, au cours d'une conférence de
presse, son intention d'inculper des gens proches du régime ; des
dossiers d'enquête avaient été constitués contre des
membres du FPR189. Quelques jours avant la déclaration
publique du procureur général, les autorités rwandaises
définissaient ainsi leur position : « Quelle est la mission du
TPIR ? Si cela tombe dans sa mission, il doit poursuivre. Si Carla del Ponte le
demande, nous collaborerons »190, soulignait le ministre
de la Justice. Le procureur général du Rwanda, dont les services
avaient déjà été mis au courant des poursuites
à venir, affirmait : « Le FPR a commis des violations des
droits de l'homme. Des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité,
mais pas de génocide. La cour internationale devrait traiter des gens se
trouvant à l'extérieur. On ne peut pas poursuivre tout le
monde »191.
Nous notons que certes, il y a la difficulté
d'évoquer en même temps et le génocide et les crimes de
guerre ; car on serait tenté de dire qu'il n'y a pas eu de
génocide, ou qu'il y a eu un double génocide. Notre position est
qu'il faut tout de même oser parler des actes qu'il y a eu en
représailles du génocide, tout en précisant qu'il n'y a
bien eu qu'un génocide. Ces actes de représailles doivent
être jugés, ceux qui les ont subis doivent pouvoir parler et ils
sont certes à différencier de tous les génocidaires. C'est
ainsi qu'on avancera dans le processus de justice et de réconciliation.
Le procureur général du Rwanda à l'époque semble
ignorer que le TPIR a également compétence à juger des
crimes de guerre et crimes contre l'humanité en plus du génocide.
L'enquête sur les crimes du FPR s'est annoncée
particulièrement difficile de même que sur l'attentat contre
l'avion présidentiel d'Habyarimana. Par la suite, le gouvernement de
Kigali avait cherché la démission de la procureur, et avait fini
par l'obtenir même si les formes diplomatiques du départ de Carla
del Ponte étaient respectées. De fait, les relations entre le
TPIR et le gouvernement rwandais ont été difficiles,
essentiellement en raison du fait que le Tribunal pouvait également
enquêter sur les crimes de guerre commis par les soldats du FPR et leurs
chefs. On peut souligner en fin de compte que le gouvernement rwandais a un
intérêt inévitablement ambigu dans le Tribunal et tout
particulièrement dans le
189 Dès octobre 2000, le procureur général
avait déjà discrètement déposé ses demandes
d'enquêtes auprès de la justice rwandaise.
190 Entretien mené par International Crisis Group avec
Jean de Dieu Mucyo à Kigali le 2 décembre 2000, ICG, op.
cit., p. 10.
191 Entretien entre International Crisis Group et Gérald
Gahima le 5 décembre 2000, ICG, op. cit., p. 10.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
parquet. Car, en même temps que le TPIR lui sert
politiquement en réduisant les anciens dirigeants hutu rwandais à
des criminels poursuivis pour génocide, il représente une menace,
du fait des mises en accusation qu'il peut et devra émettre contre des
militaires du Front patriotique rwandais, désormais au pouvoir. L'actuel
régime rwandais porte d'ailleurs l'incontestable
légitimité d'avoir arrêté la poursuite des massacres
à grande échelle au Rwanda et d'avoir secouru les quelques
dizaines de milliers de Tutsi menacés de mort en avril 1994. Plus de
deux ans plus tard192, la même armée a mené au
Kivu des offensives contre les camps de réfugiés parmi lesquels
se trouvaient des milliers de hutus rwandais exécuteurs du
génocide et qui menaçaient d'envahir le Rwanda et de le
reconquérir193. Les succès de cette offensive ont
permis le rapatriement de centaines de milliers d'hutu civils et militaires,
entraînant aussi l'arrestation de nombreux suspects de génocide.
Une enquête sérieuse sur les responsabilités de hauts
officiers du FPR dans les massacres de populations qui ont accompagné sa
campagne militaire en 1994 pourrait entacher l'image du régime de
manière significative. De même, la portée des crimes
présumés du FPR a été atténuée avant
même qu'ils soient précisément identifiés. Les
massacres des populations civiles perpétrés en 1994 par le FPR
sont présentés par les autorités de Kigali comme relevant
de bavures militaires mais en aucun cas comme ayant été commis de
façon délibérée et systématique. Il est donc
peu probable qu'un gouvernement en exercice acceptera de lever
l'impunité de ses officiers supérieurs. Il est clair que le
gouvernement du Rwanda cherchera par tous les moyens à diminuer l'impact
d'une telle annonce sur sa propre base politique, le FPR, mais surtout
l'armée. La capacité d'obstruction de la justice internationale
par le gouvernement du Rwanda a fonctionné d'autant mieux que les graves
dysfonctionnements qui ont entaché les premières années du
TPIR avaient affecté sa crédibilité. Dans cette optique,
la vérité produite ne peut satisfaire l'objectif de
réconciliation nationale en ce sens que seule une partie des crimes
internationaux a fait l'objet de poursuites judiciaires.
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