CHAPITRE DEUXIEME : LA MOBILISATION DE LA DEMARCHE
JUDICIAIRE INTERNATIONALE : LE TRIBUNAL PENAL INTERNATIONAL POUR LE
RWANDA
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
SECTION I : LA JUSTICE TRANSITIONNELLE AU RWANDA A
TRAVERS LE RECOURS A LA JUSTICE INTERNATIONALE
Paragraphe I : Le Tribunal Pénal International pour
le Rwanda : reconnaissance du génocide de 1994 et justice
rétributive
La justice internationale fait partie intégrante d'un
plus large processus de construction de la paix ; elle contribue à la
lutte contre l'impunité et à la réconciliation. Les
sorties de guerre sont toujours difficiles ; non seulement la paix repose sur
un équilibre précaire entre les parties, mais les anciennes
institutions demandent à être révisées de fond en
comble, voire à être entièrement remplacées. En
fait, après un conflit, les instituions juridiques et pénales
sont généralement trop instables pour assurer une
véritable justice. De manière historique, très peu de
crimes de nature systémique ont été poursuivis au niveau
national, le plus souvent parce que au sortir d'un conflit, ces pays se
caractérisent par un fort besoin de justice, alors même que leurs
capacités de rendre justice sont au plus bas : faiblesse des moyens
financiers, de l'administration, obstacles juridiques, ampleur du nombre de
victimes et responsables mais aussi, parfois les autorités de l'Etat
elles-mêmes ont parfois été impliquées dans la
commission de ces crimes.
Les procès de Nuremberg152 ont marqué
la légitimation de la justice internationale, renforcée dans les
années 1990 par la mise en place par le Conseil de
Sécurité des Nations Unies des tribunaux ad hoc. Sous
l'égide du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, le Conseil de
sécurité a crée des instruments de justice internationale
tel que la Cour Internationale de Justice, les tribunaux pénaux et les
tribunaux hybrides. La compétence des tribunaux pénaux
internationaux et spéciaux peut être retenue, en fonction de leur
mandat, lorsque les tribunaux nationaux ne présentent pas de garanties
suffisantes d'impartialité et d'indépendance ou lorsqu'ils sont
dans l'impossibilité matérielle de mener des enquêtes ou
des poursuites efficaces ou n'en ont pas la volonté. C'est à
cette fin que le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) de
même que le Tribunal Pénal International pour l'ExYougoslavie
(TPIY) ont été mis en place.
152 A Nuremberg, du 20 novembre 1945 au 15 octobre 1946, pour
la première fois dans l'histoire, des responsables politiques, des chefs
militaires ou policiers furent jugés par un Tribunal Militaire
International, à la suite d'un accord signé à Londres le 8
août 1945 par les Alliés. En effet, par l'accord de Londres, les
vainqueurs décidèrent d'organiser le châtiment des
criminels nazis, d'où la création du Tribunal de Nuremberg. A la
suite de Nuremberg, le Tribunal de Tokyo a été mis en place pour
juger les criminels japonais.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
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le cas du Rwanda.
A. Le tribunal ad hoc et la reconnaissance du
génocide de 1994
Derrière l'apparente nécessité
judiciaire, la raison principale qui poussa à la création
relativement rapide du TPIR, fut sans doute, la volonté de l'ONU,
particulièrement celle des Etats-Unis d'Amérique
d'atténuer le choc des Rwandais et de camoufler ainsi leur
passivité dans la perpétration du génocide qu'ils
n'avaient pas voulu prévenir ni arrêter malgré la
connaissance de sa préparation et de son exécution :
Le génocide et les crimes contre l'humanité
commis au Rwanda en 1994- qui figurent parmi les plus graves violations du
droit international humanitaire connues à ce jour- n'étaient ni
imprévisibles, ni inévitables et ne constituaient sûrement
pas ce que certains ont qualifié à l'époque de violences
tribales spontanées et incontrôlables. Pour l'ONU, la
création du Tribunal pénal international pour le Rwanda devait
répondre aux multiples hésitations, tergiversations et
manquements de la communauté internationale face aux pires violations du
droit international humanitaire à l'encontre du peuple rwandais :
incapacité à prévenir et à stopper l'horreur, voire
au tout début, incapacité d'admettre, de reconnaitre l'existence
même du génocide et de le dénoncer. Dans ce contexte, on
comprend aisément le scepticisme et une certaine hostilité que
devait surmonter le TPIR de la part de beaucoup de Rwandais (et d'autres
Africains) qui n'y voyaient qu'une tentative de la communauté
internationale de se donner bonne conscience après les avoir
abandonnés au moment où ils en avaient le plus
besoin153.
En effet, pendant que le génocide suivait son cours au
Rwanda, en Afrique du Sud, Nelson Mandela se faisait élire à la
magistrature suprême. Le monde préférait plus tourner les
yeux vers lui pour célébrer ce moment historique qui marquait la
véritable fin de l'apartheid. Les gouvernements des grandes puissances
savaient que des massacres étaient perpétrés au Rwanda,
mais ils furent lents à réagir et à admettre qu'il
s'agissait d'un génocide. Une force militaire d'intervention de modeste
envergure aurait pourtant pu arrêter les extrémistes et mettre
rapidement fin à leurs plans. Mais, les Nations Unies
rechignèrent à jouer leur rôle. Or, après
l'Holocauste, les Nations Unies ont adopté en 1948 une Convention
sur la Prévention et la Répression du crime de
génocide. L'intention était clairement d'empêcher la
continuation du génocide, mais la convention a été
malheureusement difficile à appliquer ; elle est restée en grande
partie inefficace vu l'échec de la communauté internationale
d'agir d'une façon opportune et efficace au Rwanda et même dans
les Balkans. Le 11 décembre 1946, l'Assemblée
générale des Nations Unies faisait du génocide un crime
selon le droit international. Le 9 décembre 1948, elle allait plus loin
avec la résolution 260A(III),
153 Lemkin, cité par Yves Ternon, L'Etat criminel. Les
génocides au XXème Siècle, Paris, Seuil, 1995, P.
17.
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Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide, qui contraignait les
`contractants' à « entreprendre de prévenir et
réprimer (...) les actes commis dans l'intention de détruire,
totalement ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux
»154. De même que la police nationale s'engage
à prévenir et réprimer le meurtre, de même les
signataires de la convention sur le génocide juraient de faire respecter
l'ordre du nouveau meilleur des mondes. Le Rwanda est peuplé
d'êtres humains, et lorsqu'un génocide s'y déroula, les
grandes puissances mondiales laissèrent presque le pays se
débrouiller tout seul.
Ainsi, la communauté internationale s'est
retrouvée dans l'incapacité de prévenir le génocide
au Rwanda pourtant, le 10 janvier 1994, un informateur dont le nom de code est
Jean Pierre, qui était un ancien membre de la garde
présidentielle, s'était présenté avec une
information. Il raconta au colonel Luc Marchal des Nations Unies que 1700
Interahamwe avaient été entraînés dans les
camps de l'Armée rwandaise à raison de 300 personnes par semaine.
Il informa Marchal que son supérieur politique était Mathieu
Nginempatse, qui était le président du MRND, parti du
président Habyarimana. Il informa que « les Interahamwe
enregistraient tous les Tutsi de Kigali pour un plan d'extermination qui
tuerait 1000 personnes toutes les 20 minutes »155. Jean
Pierre estimait que le président avait perdu le contrôle des
extrémistes. Il était disposé à prévenir des
dangers du pouvoir Hutu et à le déclarer à la presse s'il
pouvait avoir un échange de sa sécurité garantie. La
MINUAR n'a pas été en mesure de garantir sa protection, Jean
Pierre a disparu, son sort reste inconnu.
Le 11 janvier 1994, le Général Roméo
Dallaire, chargé de la Mission des Nations Unies d'Assistance pour le
Rwanda (MINUAR) avait écrit un fax à New York, pour informer le
Conseiller militaire du Secrétaire général et les membres
du Bureau de Maintien de la paix de la présence de l'informateur et de
l'information qu'il avait reçu. Le fax avait causé l'alarme mais,
aucune réaction n'a été prise en réponse au
fax156. Dallaire avait une fois de plus
télégraphié à New York peu après l'accident
de l'avion du président Habyarimana et avait déclaré :
« Donnez-moi les moyens et je peux faire mieux
»157. En effet, Dallaire, commandant de force de l'ONU estimait
qu'il suffisait de 5000 troupes avec pour mandat l'usage de la force pour
assurer la paix et arrêter le génocide. Au lieu de cela, la
Mission de l'ONU a été rappelée. Le personnel diplomatique
et les employés internationaux quittèrent le pays. Beaucoup
abandonnèrent leurs collègues, leurs employés et amis
à la merci des tueurs. Les
154 Voir Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide de 1948.
155 Fresque Gigozi, 2012.
156 Fresque Gigozi, 2012. Voir aussi Philip Gourevitch, Op.
cit. p. 145.
157 Fresque Gigozi, 2012.
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dignitaires du régime Habyarimana, auteurs du
génocide furent évacués. Le nombre des troupes
étrangères pour l'évacuation aurait été
suffisant pour arrêter le génocide. Le monde se retira et observa
en silence alors que se déroulait le massacre de 800 000 personnes. Pas
un seul soldat supplémentaire pour le maintien de la paix, ni un seul
véhicule blindé de transport de troupes n'arrivèrent au
Rwanda avant la victoire du FPR en juillet 1994. C'est le 17 mai que le Conseil
de sécurité accepta d'établir la MINUAR II avec 5000
hommes et l'autorité d'employer la force. Les Etats-Unis devaient
fournir 50 véhicules blindés de transport de troupes aux nations
africaines volontaires pour soutenir le Rwanda, mais ces véhicules
prirent plus d'un mois pour arriver en Ouganda.
Nous soulignons que les opérations de maintien de la
paix des Nations Unies se déploient sur la base d'un mandat du Conseil
de sécurité des Nations Unies. Ce mandat détaille les
tâches précises qu'une opération de maintien de la paix des
Nations Unies doit accomplir. Les mandats du Conseil de sécurité
varient selon la situation, la nature du conflit et les défis
particuliers qu'il présente. Puisque les opérations de maintien
de la paix des Nations Unies sont déployées, en
général, pour appuyer l'application d'un cessez-le-feu ou d'un
accord de paix à l'instar des Accords de paix d'Arusha au Rwanda, les
mandats du Conseil de sécurité sont influencés par la
nature et le contenu des accords conclus entre les parties. La MINUAR avait un
mandat bien restreint : il lui était interdit de recourir à la
force sauf uniquement pour se défendre. Ce mandat restreint a
forcé les casques bleus à l'impuissance devant les massacres
perpétrés sous leur nez158. Les miliciens avaient vite
compris qu'ils n'avaient rien à craindre de ces soldats
d'opérette et que les pires atrocités peuvent être
158 Depuis le début des années 2000, un nombre
croissant d'opérations de paix ont vu inclure dans leurs mandats des
clauses relatives à la protection des civils en situation de conflit
armé. Dès 2000, le Conseil de sécurité
établissait dans sa résolution 1296 que les pratiques qui
consistent à prendre délibérément pour cible des
civils, à commettre des violations systématiques, flagrantes et
généralisées du droit international humanitaire, ainsi
qu'à refuser au personnel humanitaire l'accès aux civils durant
un conflit armé, pouvaient constituer une menace contre la paix et la
sécurité internationales. Le Conseil de sécurité
affirmait être disposé, le cas échéant, à
prendre les mesures appropriées - et à veiller à ce que
les opérations de maintien de la paix se chargent, si possible, de la
protection des civils en cas de menace imminente contre leur
intégrité physique. Cet engagement a été
honoré à l'occasion de nombreuses opérations de paix et
conformément aux recommandations du rapport Brahimi, la protection
humaine - dimension désormais primordiale du maintien de la paix - s'est
reflétée dans les mandats, les règles d'engagement et dans
les effectifs des missions. La notion de sécurité élargie
ou globale, défendue par de nombreux Etats, est à cet
égard venue appuyer les politiques de sécurité humaine
mises en oeuvre au sein des opérations complexes. Plusieurs
opérations casques bleus ont ainsi été chargées de
protéger des civils - notamment la MONUC, la MINUAD, la FINUL II - tout
comme d'autres, menées par des organisations régionales.
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le cas du Rwanda.
commises en leur présence, en toute liberté et
sans risque d'interférence. Le 14 avril, une semaine après le
meurtre de ses dix casques bleus, la Belgique se retira de la MINUAR. «
Affligés par la lâcheté de ce massacre et par le
gaspillage de leur mission, les soldats belges déchirèrent leurs
bérets des Nations Unies sur la piste de l'aéroport de Kigali
»159. Une semaine plus tard, le 21 avril, le
général Dallaire, déclarait qu'avec simplement cinq mille
hommes bien équipés et toute liberté de combattre le
Pouvoir hutu, il mettrait fin au génocide. Beaucoup d'analystes ont
confirmé cette allégation. Mais, le même jour, le Conseil
de sécurité de l'ONU adoptait une résolution qui
réduisait de quatre-vingt-dix pour cent les forces de la MINUAR, en ne
laissant sur place que deux cent soixante-dix casques bleus avec un mandat qui
ne leur permettait guère que de regarder les massacres160.
Gourevitch souligne que « la désertion du Rwanda par les forces
des Nations Unies fut la plus grande victoire diplomatique jusqu'alors du
Pouvoir hutu, et on pourrait l'attribuer presque exclusivement aux Etats-Unis
»161. Symboliquement, le retrait de l'ONU est
désastreux car les tueurs comprennent clairement que la
communauté internationale se désintéresse de la situation
et qu'ils peuvent continuer leur oeuvre de mort sans risque d'intervention ni
même de désapprobation. La France, en dépit de la bonne
conscience qu'elle va éprouver plus tard en lançant
l'opération Turquoise, vote, le 21 avril, avec les autres pays de
l'OCDE, la réduction des effectifs de la MINUAR162. Le
souvenir de la débâcle somalienne encore très frais, la
Maison Blanche venait de rédiger un document intitulé Directive
de décision présidentielle n°25 (PDD 25), qui se
résumait à une liste de raisons d'éviter une participation
des Etats-Unis dans les missions de maintien de l'ordre de l'ONU. Peu importait
que les renforts et le mandat élargi que demandait Dallaire n'aient pas
exigé l'envoi de troupes américaines, ou qu'il ne s'agit pas
précisément de maintien de la paix mais de la prévention
du génocide. Le `langage' -ainsi que l'appellent les stratèges de
Washington- de la PDD 25 prévoyait que les Etats-Unis engagent les
autres pays à ne pas entreprendre les missions que les Américains
souhaitaient éviter. En fait, l'ambassadeur de l'administration Clinton
auprès des Nations Unies, Madeleine Albright163, s'opposa au
maintien de la troupe squelettique de deux cent soixantedix casques bleus au
Rwanda ; « elle ferma les yeux et incita les autres pays à en
faire autant,
159 Philip Gourevitch, Op. cit., p. 209.
160 Idem.
161 Philip Gourevitch, Ibid.
162 Ibid.
163 Le 9 février 1993, Madeleine Albright est
nommée ambassadrice américaine aux Nations unies par le
président Bill Clinton (avec rang au Cabinet présidentiel).
À ce poste, il lui est reproché d'avoir tardé à
intervenir lors du génocide au Rwanda en 1994. Autrement dit, Madeleine
Albright sera sujette à de nombreuses critiques, notamment à
cause de son intervention jugée trop tardive au moment du
génocide rwandais en 1994.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
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le cas du Rwanda.
alors que le bilan des massacres passait de quelques
milliers à des dizaines puis à des centaines de milliers
»164.
Une semaine après l'amputation de la MINUAR, lorsque
les ambassadeurs de Tchécoslovaquie, de Nouvelle-Zélande et
d'Espagne, écoeurés par les multiples témoignages du
génocide en cours au Rwanda, commencèrent à
réclamer le retour des casques bleus, les Etats-Unis exigèrent de
prendre la mission en main. Le Conseil de sécurité, où le
Rwanda occupait commodément alors un siège non permanent, ne put
même pas se résoudre à adopter une résolution
contenant le mot `génocide'. Le Sous-secrétaire
général des Nations Unies chargé des opérations de
maintien de la paix, Kofi Annan, avait déploré amèrement
la passivité de l'ONU : « Personne ne devrait avoir la
conscience tranquille dans cette affaire. Si les images de dizaines de milliers
de cadavres pourrissant et dévorés par les animaux... ne nous
font pas sortir de notre apathie, je ne sais ce qui peut le faire
»165. Tout comme Kofi Annan, le Secrétaire
général Boutros-Boutros Ghali, mais dans une autre veine souligne
: « Nous sommes tous responsables de cet échec, non seulement
les grandes puissances, mais aussi les pays africains, les ONG, toute la
communauté internationale. C'est un génocide... J'ai
échoué... C'est un scandale »166. Le FPR
était tout de même enragé de voir des milliers de personnes
massacrées malgré la `présence' de la MINUAR.
Théogène Rudasingwa, membre du FPR demande la démission du
représentant de l'ONU au Rwanda, Jacques-Roger Booh-Booh, pour
incompétence167, et Jacques Bihozangara, représentant
du FPR en Europe, déclare que son mouvement ne veut plus des troupes de
l'ONU, car « elles ont donné à la population un faux
sentiment de sécurité »168. Suite à
cela, le Secrétaire général BoutrosBoutros Ghali lance
l'idée d'une nouvelle intervention armée de l'ONU, et sa
proposition reçoit le soutien des Etats-Unis le 5 mai. Le 6 mai,
après force marchandages, le Conseil de sécurité adopte la
résolution 918 en faveur d'un déploiement de cinq mille cinq
cents hommes sous le Chapitre VII, c'est-à-dire un cran plus haut, en
termes d'utilisation potentielle de la force, que la MINUAR du
général Dallaire. Mais, satisfait de cet accès
d'énergie inhabituelle, le contributeur principal et l'institution se
mettaient au point mort. La nouvelle force internationale ne sera finalement
déployée que trois mois plus tard. Ainsi, juin succéda
à mai. A ce moment là, un groupe de huit nations africaines
excédées avaient proclamé leur intention
164 Fresque de Gigozi, 2012.
165 Le Monde (25 mai 1994). Voir également
à l'annexe, le message de Kofi Annan exprimant son regret sur la
passivité de l'ONU face au génocide.
166 Le Monde (27 mai 1994).
167 Le Soir (30 avril 1994).
168 SWB/Radio France Internationale (30 avril 1994).
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le cas du Rwanda.
de dépêcher une force d'intervention au Rwanda,
à condition que Washington fournît cinquante transports de troupes
blindés. Le gouvernement Clinton accepta, mais au lieu de prêter
les véhicules aux courageux Africains, il décida de les louer
quinze millions de dollars- frais de transport et pièces
détachées compris- l'ONU, à qui les Etats-Unis devaient
pourtant des milliards de dollars en arriérés de contribution.
Au même moment, la France cherchait impatiemment une
occasion de sauvegarder son prestige militaire et politique au Rwanda. Paris et
Kigali maintenaient des relations constantes, cordiales. Les diplomates
français et certains africains adoptaient généralement la
position officielle du gouvernement du génocide rwandais : loin
d'être le fruit d'une décision politique, les massacres de Tutsi
traduisaient la colère du peuple après l'assassinat d'Habyarimana
; la `population' s'était soulevée comme un seul homme pour se
défendre ; le gouvernement et l'armée ne voulaient que
rétablir l'ordre ; les tueries étaient un prolongement de la
guerre contre le FPR ; le FPR avait déclenché le conflit et il en
était le principal coupable. La MINUAR était au Rwanda pendant le
génocide ; avec des armes, des transports de troupes blindés, des
chars, toute sorte d'armement, et des populations se sont fait tuer sous leurs
yeux parce qu'ils servaient sous les ordres de l'ONU et devaient par
conséquent respecter le mandat plutôt que de protéger les
victimes169. A ce sujet, voilà ce qu'a annoncé
169 Suite aux actes de génocide, aux crime contre
l'humanité et aux crimes de guerre commis au Rwanda, dans les Balkans et
ailleurs, l'ancien Secrétaire général Kofi Annan avait
préconisé l'adoption par la communauté internationale de
principes fondés en droit et universels, s'inscrivant dans le cadre du
droit international, afin de protéger les civils des violations massives
et systématiques des droits de l'homme. Vu l'expérience tragique
du Rwanda, plusieurs pays avait soutenu qu'en cas de violations massives des
droits de l'homme et des crimes contre l'humanité, la communauté
internationale avait le devoir d'intervenir. Ainsi, en dernier ressort, les
droits de l'homme pourraient être protégés en toute
légitimité grâce au recours à la force
autorisé par le Conseil de sécurité. Ainsi, en 2005, lors
du plus grand rassemblement de Chefs d'Etats et de gouvernement de l'histoire,
les Etats membres de l'ONU ont adopté un document qui énonce
clairement la " responsabilité de protéger " de la
communauté internationale, en particulier du Conseil de
sécurité, lorsqu'un Etat se montre incapable ou non
désireux de protéger sa population face aux crimes les plus
graves (paragraphes 138 et 139 du document final du Sommet mondial de 2005).
Les membres de l'ONU ont reconnu que c'est à chaque Etat qu'incombe ce
devoir de protéger sa population contre les cas de génocides,
crimes de guerre, nettoyages ethniques et crimes contre l'humanité ;
mais c'est à la communauté internationale, dans le cadre de
l'ONU, que revient la responsabilité subsidiaire d'assurer la protection
contre ces quatre crimes. La responsabilité de protéger est un
concept large, qui repose sur la responsabilité des Etats en
matière de protection de leurs propres populations, dresse la liste des
actions possibles de la communauté internationale en matière
d'assistance et de renforcement des capacités des Etats, et pose les
principes d'une réaction résolue de la communauté
internationale en cas de crise. La stratégie met l'accent sur la valeur
de la prévention, tout en rappelant que dans les cas les plus graves, la
responsabilité de protéger de la communauté internationale
peut prendre la forme d'une intervention militaire coercitive,
décidée par le Conseil de sécurité, sous chapitre
VII de la Charte des Nations Unies. Nous soulignons que le concept de la
Responsabilité de protéger (« RTP » ou « R2P
» en anglais) est apparu en 2002, dans le sillage du rapport Brahimi sur
les opérations de paix. La Commission internationale de l'intervention
et de la souveraineté des Etats (CIISE), créée à
l'initiative du Canada et d'un groupe de grandes fondations, délivre
alors un rapport sur le principe et les modalités de la
Responsabilité de protéger (rapport Evans-Sahnoun). Les
conclusions de cette réflexion majeure seront reprises, en 2005, par le
rapport du Groupe de Haut Niveau sur les menaces, les défis et le
changement, ainsi que par le Secrétaire général, dans le
contexte de la réforme des Nations Unies - avant
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
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le cas du Rwanda.
Dallaire deux ans après le génocide : «
Le jour où j'ôterai définitivement mon uniforme sera
aussi celui où je répondrai devant mon âme de mes actes, et
des traumatismes (...) en particulier de millions de Rwandais
»170. De plus, en septembre 1997, peu avant que Kofi Annan
lui interdit de témoigner devant le Sénat belge, le
général Dallaire fit cette déclaration solennelle à
la télévision canadienne :
Je suis pleinement responsable de la mort des dix soldats
belges, d'autres morts, des blessures et des maladies de plusieurs de mes
hommes parce que nous nous sommes retrouvés à court de
fournitures médicales, du meurtre de cinquante six membres de la Croix
Rouge, du déplacement de deux millions de personnes qui sont devenues
ainsi des réfugiés, et du massacre d'environ un million de
Rwandais- parce que la mission a échoué et que je m'en juge
profondément coupable171.
Refusant de se `défausser' sur le système des
Nations Unies, Dallaire accusait les Etats membres du Conseil de
sécurité et de l'Assemblée générale de ne
pas avoir pris leurs responsabilités. Si, face à un
génocide, les gouvernements craignent de faire courir un risque à
leurs soldats, alors, dit-il,
N'envoyez pas des soldats mais des boys-scouts... Je n'ai
même pas encore commencé à réellement exorciser
l'apathie et l'absolu détachement de la communauté
internationale, et particulièrement du monde occidental envers
l'épouvantable sort des Rwandais. Parce que, fondamentalement, pour le
dire avec la franchise d'un soldat, tout le monde se fout du
Rwanda172.
Ainsi, se déclarant alarmé par les informations
selon lesquelles des actes de génocide et d'autres violations
flagrantes, généralisées et systématiques du droit
international humanitaire ont été commises au Rwanda, constatant
que cette situation fait peser une menace sur la paix et la
sécurité internationales, résolu à mettre fin
à de tels crimes et à prendre des mesures efficaces pour que les
personnes qui en sont responsables soient traduites en justice, convaincu que,
dans les circonstances particulières qui règnent au Rwanda, des
poursuites contre les personnes présumées responsables d'actes de
génocide ou d'autres violations graves du droit international
humanitaire permettraient d'atteindre cet objectif et contribueraient au
processus de réconciliation nationale ainsi qu'au rétablissement
et au maintien de la paix, le 08 novembre 1994, moins de quatre mois
après la fin du génocide et
d'aboutir à la déclaration finale de
l'Assemblée générale en octobre de la même
année. Par ailleurs, en 2006, la résolution 1674 du 28 avril
concernant la protection des civils en situation de conflit formule la
première référence « historique » du Conseil
à la RTP.
170 Philip Gourevitch, Op. cit., p. 224.
171 Philip Gourevitch, Op. cit., p. 235.
172 Idem.
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des massacres qui ont coûté la vie à
environ un million de Rwandais en à peine cent jours, le Conseil de
sécurité des Nations Unies crée le TPIR, dont le
siège est ultérieurement fixé à Arusha en Tanzanie.
Partageant la même chambre d'appel et le même procureur
général que le Tribunal pénal international pour
l'ex-Yougoslavie (TPIY) créé un an et demi plus tôt et
basé à la Haye, le TPIR reçoit comme mandat de
Juger les personnes présumées responsables
d'actes de génocide ou d'autres violations graves du droit international
humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais
présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le
territoire d'Etats voisins entre le 1er janvier et le 31 décembre
1994173.
La compétence du TPIR est donc restreinte dans le temps
à la différence de celles du TPIY, dont la juridiction n'a pas de
date limite.
Dans la résolution 955 établissant le Tribunal,
le Conseil de sécurité précise notamment que les
poursuites ainsi entamées « contribueraient au processus de
réconciliation nationale ainsi qu'au rétablissement et au
maintien de la paix » et contribueraient aussi à «
faire cesser » les crimes « et à en
réparer dûment les effets ». Il souligne
Qu'une coopération internationale est
nécessaire pour renforcer les tribunaux et l'appareil judiciaire
rwandais » et décide « que tous les Etats apporteront leur
pleine coopération au Tribunal international et à ses organes,
(...) y compris l'obligation faite aux Etats de donner suite aux demandes
d'assistance ou aux ordonnances émanant d'une Chambre de première
instance174.
Toutefois, notons que c'est à la demande du Front
patriotique rwandais (FPR) et tenant compte du TPIY, que le Conseil de
sécurité créait en novembre 1994, une seconde juridiction
spécifique (TPIR) qui a primauté sur les instances locales,
composée de juges internationaux et appelée à fonctionner
selon les règles de droit international pénal175. Le
TPIR émane ainsi, à l'origine, d'une demande rwandaise mais,
plusieurs des conditions ont été imposées par le Conseil
de sécurité : refus de la peine de mort, siège hors du
Rwanda, juges et procureurs étrangers, mandat excluant l'avant 1994,
procureur commun au TPIY, etc.
173 Statut du TPIR annexé à la résolution
955 du Conseil de sécurité portant création du
Tribunal.
174 Résolution 955 du Conseil de sécurité
des Nations Unies.
175 A la différence des tribunaux spéciaux pour
l'ex- Yougoslavie et le Rwanda, la CPI ne prime pas sur les systèmes
nationaux. Elle n'a pas vocation à se substituer aux tribunaux
nationaux, mais bien a agir lorsque les structures et les instances judiciaires
nationales n'ont pas la volonté ou la capacité de mener des
enquêtes et des poursuites. La CPI assume dès lors un rôle
complémentaire à celui des systèmes nationaux.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
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le cas du Rwanda.
La création du TPIR par la Résolution 955 du 8
novembre 1994 du Conseil de Sécurité constitue une
consécration internationale importante du désastre de 1994. Cette
Résolution, fit directement entrer le génocide commis contre les
Tutsi dans l'arène des génocides reconnus sur le plan
international à la fois juridique et politique. Il s'agit pour l'heure
du génocide perpétré contre les juifs entre 1939 et 1945,
du génocide perpétré contre les musulmans serbes en Bosnie
entre 1991 et 1993 et du génocide perpétré contre les
Tutsi176 au Rwanda en 1994. Sachant qu'une pareille reconnaissance
ne s'acquiert pas aisément177, la venue du TPIR doit
être saluée pour son rôle symbolique et historique pour
l'avenir de la lutte contre l'impunité.
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