B. Les perceptions des Juridictions Gacaca dans la
société rwandaise
La question de la neutralité ethnique est au centre des
Juridictions Gacaca et à ce propos, nos interlocuteurs se sont
exprimés avec des mots forts, sans trop de réserve. Pour
commencer, les mots `Hutu' et `Tutsi' bien que désormais rayés
des cartes d'identités143, - l'une des premières
décisions du nouveau gouvernement fut d'abolir le système des
cartes d'identité ethniques, qui avaient été le passeport
pour la mort de tant de Tutsi pendant le génocide quand bien même
que sans ces papiers, tout le monde savait qui étaient ses voisins-,
139 La compétence des juges, leur impartialité,
leur capacité à comprendre et appliquer les principes directeurs
régissant les juridictions Gacaca, leur indépendance
vis-à-vis du politique et de toute autorité, leur
représentativité apparaissent comme des facteurs important pour
la crédibilité du système, sans laquelle les
représentations des Juridictions Gacaca sont
fragilisées.
140 Les Juridictions Gacaca ont été
présentées comme une alternative aux juridictions classiques,
plus proches du citoyen, plus rapides et plus efficaces. Le bon
déroulement des séances, la présence de tout le monde, le
respect des échéances qui en découle seront
déterminants pour la vraisemblance du système,
l'expérience de leur localité aura un impact direct sur la
représentation des acteurs.
141 Le bon déroulement du témoignage, la prise
en compte des traumatismes et des blessures des témoins, leur
sécurité avant, pendant et après les témoignages,
la capacité d'identifier et punir les faux témoignages
apparaissent aussi comme des facteurs importants.
142 Le bon déroulement des aveux, la dignité du
traitement des prévenus, leur sécurité avant, pendant et
après les aveux, la capacité d'identifier et punir les aveux
partiels ou complètement mensongers semblent également être
des facteurs importants nous permettons de répondre à notre
question).
143 L'inscription de l'appartenance ethnique sur les cartes
d'identité avait été rendue obligatoire lors de la
colonisation belge.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
remplacés par le mot `Rwandais' dans les écoles,
ces mots font un peu figure de tabou dans le Rwanda de l'après
génocide. A ce propos, cité par un rapport de recherche sur la
Gacaca, Ervin Staub, spécialiste en psychologie du
génocide souligne :
Les facteurs qui ont contribué à
l'émergence du génocide n'ont pas disparu. Travailler sur les
changements psychologiques constitue un besoin urgent, au moment où la
notion problématique d'unité nie l'existence de Hutu et de Tutsi.
Mon hypothèse est que cela n'aide pas (...). Le problème avec
cette notion du `Tous Rwandais', c'est qu'elle étouffe
l'expression144.
En effet, l'argument, aussi important soit-il, selon lequel il
faut combattre les idées divisionnistes au profit d'une politique
d'unité et de réconciliation, risque de conduire, de
manière générale, et plus particulièrement dans le
processus Gacaca, à prohiber toute discussion sur la
façon dont la population perçoit la question de l'identité
ethnique. Or, un tel environnement est susceptible de créer un frein
à la mise en oeuvre d'une justice participative qui suppose une
reconnaissance de la liberté d'expression. Bien que la variable ethnique
soit occultée dans le processus des Juridictions Gacaca, notre
expérience sur le terrain, nous a permis d'intégrer celle-ci dans
notre analyse pour appréhender et comprendre les craintes, les besoins,
intérêts, espoirs, etc. des différents rwandais. Ce qui est
vrai c'est que la réalité sociale rwandaise est encore
aujourd'hui tributaire de son histoire et par conséquent, d'un
vécu relatif à ce clivage Hutu/Tutsi. L'association Hutu
égal criminel potentiel reste dans certains esprits. Une rescapée
du génocide nous souligne :
Parmi mes enfants, il y en a qui connaissent la
vérité, je ne leur cache pas ce que ces gens-là ont fait.
Je leur dis ouvertement qu'ils sont mauvais, qu'ils ont tué les leurs,
qu'il faut faire attention. Je prends tous les groupes de ces gens-là de
malfaiteurs. Nos enfants se mélangent entre groupes, mais se
méfient. A l'extérieur, ça ne se voit pas, mais au fond
des choses, nos enfants grandissent dans un climat de conflit et c'est
inévitable pour moi. C'est la conséquence du génocide. Je
ne sais pas si les générations futures pourront s'entendre comme
dans le passé. Peut être qu'une fois que la
génération qui a connu le génocide sera
dépassée, cela pourra aller avec le temps et les nouveaux
enfants. Mais le problème, c'est que les histoires de vie se
transmettent.145
Cette rescapée met en exergue le premier pilier de la
justice transitionnelle : le droit de savoir. D'après les actes de la
Deuxième conférence sur la justice transitionnelle, La
Justice transitionnelle : une voie vers la réconciliation et la
construction d'une paix durable, le droit de savoir se décline
selon trois axes : le droit inaliénable à la
vérité, le devoir de mémoire et le
144 Rapport de recherche sur la Gacaca. Rapport V., sd.,
p. 40.
145 Entretien à Kigali, 27 février 2012.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
droit de savoir des victimes. Les propos de la rescapée
s'inscrivent plus sur le droit inaliénable à la
vérité qui traduit le droit pour chaque peuple ou personne de
connaitre la vérité sur les événements
passés relatifs à la perpétration des crimes odieux. C'est
aussi le droit de connaître la vérité sur les circonstances
et les raisons qui ont conduit à la perpétration de ces
crimes.
De plus, lorsqu'on aborde la question des Juridictions
Gacaca, il est clair que, dans l'esprit général, ces
juridictions sont destinées principalement aux crimes commis en 1994.
Elles sont liées a priori aux crimes des Hutus contre les
Tutsis. Dès lors, les Juridictions Gacaca ne sont elles pas
perçues par les Tutsis comme un instrument de revanche et par les Hutus
comme un instrument de vengeance à leur égard ? Le statut
d'instrument neutre et impartial est-il vraiment exact ? Pour répondre
à ces interrogations, nous soulignons tout d'abord que les Juridictions
Gacaca sont compétentes pour juger uniquement les crimes de
génocide dont la minorité tutsie et des opposants hutus ont
été la cible. Les crimes de guerre commis par les soldats tutsis
du Front Patriotique Rwandais (FPR) et les actes de vengeance, relèvent
des tribunaux militaires ou des juridictions classiques. Force est de constater
cependant que si les autorités reconnaissent les violations du FPR et
les actes de vengeance, elles ne se donnent cependant pas les moyens de les
juger. Parmi les victimes du génocide figurent des centaines de milliers
de Tutsis mais aussi des Hutus qui ont voulu se démarquer des
génocidaires. Ces derniers, comme nous venons de le préciser,
sont destinés à être défendus par les Juridictions
Gacaca au même titre que les premiers. En d'autres termes,
même s'il n'y a pas de mention explicite sur le fait que les poursuites
et les jugements des crimes se feront au bénéfice de toutes les
victimes, indépendamment de leur appartenance ethnique, la
neutralité et l'impartialité des Juridictions Gacaca
concernant les victimes du génocide sont implicitement
instituées.
Toutefois, certaines rescapées mettent leur espoir dans
les Gacaca. Pour elles, ces juridictions sont un vecteur de paix et de
réconciliation. Une rescapée souligne : « Aux
réunions, j'ai pu connaître à travers les
témoignages des prisonniers, les lieux où on a mis les membres de
ma famille. J'ai pu en ré-enterrer quatre au mémorial de Gigosi.
C'est peu mais grâce aux aveux, je sais quand même pour quatre
»146.
Mais, bien de nos entretiens avec la population rwandaise
fondent plus d'espoir sur les Juridictions Gacaca comme instrument de
réconciliation entre les Hutus et les Tutsis. Bien
146 Entretien à Kigali, 22 février 2012.
La mobilisation de la démarche judiciaire dans le
processus de justice transitionnelle en sociétés post-conflit :
le cas du Rwanda.
que de façon générale, les Hutu
perçoivent les Juridictions Gacaca soit comme un instrument de
vengeance à leur égard, soit comme une opportunité de se
faire pardonner, la libération de prisonniers innocentés semble
être perçue comme une démonstration de rigueur et
d'équité. Un prisonnier bien âgé souligne avec
émotion : « Après ces événements
horribles, c'était nécessaire qu'on puisse entreprendre quelque
chose comme Gacaca pour juger. J'ai été innocenté
grâce à la Gacaca et c'est pour cette raison que je pense que
Gacaca est importante car cela peut rendre justice. Gacaca favorise la justice
et pourra aider les gens à vivre ensemble »147. De
plus, les Gacaca sont fortement orientés vers les principes de
vérité, de pardon et de réconciliation.
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